Monsieur Pierre Tourangeau
Ombudsman des Services français
Radio-Canada, bureau 2315
C.P. 6000, succ. centre-ville
Montréal (Québec) Canada H3C 3A8 pierre.tourangeau@radio-canada.ca
Objet : plainte au sujet de l’émission « Enquête » du 27 novembre 2014
Monsieur,
Enquête est une émission phare au Québec. Elle est une référence et on a pu voir, avec la Commission Charbonneau, comment des enquêtes journalistiques bien faites pouvaient bénéficier à la démocratie.
C’est à la lumière de cette excellente réputation que nous avons regardé l’émission du 27 novembre dernier : « Montée de l’intégrisme : lever le voile ».
Or, la déception est à la hauteur des attentes. Ce reportage ne mérite certainement pas le titre d’enquête et jette une ombre de suspicion sur la qualité du travail journalistique de toute l’équipe, car les faiblesses de ce reportage sont trop nombreuses.
Mentionnons d’abord que le titre « Existe-t-il des groupes intégristes musulmans à Montréal ? » (1), du texte accompagnateur est trompeur. Il annonce une enquête sur les « groupes intégristes musulmans à Montréal » mais on constate un glissement dès le premier paragraphe :
« Les deux attentats terroristes à St-Jean-sur-Richelieu et à Ottawa en octobre dernier ont été commis au nom d’Allah par deux convertis à l’islam. Ces dérives peuvent nourrir l’islamophobie. S’ajoute le débat houleux autour de la Charte des valeurs, où des Québécois ont dit se sentir menacés par les intégristes, envahis par les femmes voilées. »
Confusion dans les notions et mauvais lieux d’enquête
Les intégristes sont présentés comme « des gens pieux, conservateurs qui ne veulent pas vraiment s’intégrer à la population du Québec ». Après la visite de quatre mosquées et des entrevues avec quelques personnes ressources, la journaliste Johanne Faucher conclut :
« Après des mois d’enquête, nous n’avons pas trouvé de groupes intégristes organisés qui auraient comme objectif secret de détruire la démocratie et ses valeurs. »
Comme on n’a pas jugé bon de définir le terme intégriste (2), cette conclusion apparaît pour le moins incongrue. On semble faire une équivalence entre intégrisme et islamisme, deux concepts pourtant différents. Si tous les intégristes ne sont pas islamistes, on peut aisément soutenir que l’islamisme, qui est une doctrine reposant sur l’islam comme guide d’action politique, repose en fait sur une vision intégriste de l’islam. Que cherchait la journaliste alors ? Des intégristes ou des islamistes ?
Par ailleurs, deux des intervenants interviewés dans l’émission, Ray Boisvert, ancien agent du SCRS, et le sociologue Frédéric Castel soulignent que ce n’est pas dans les mosquées que se font les appels à la violence, appels dont ils ne nient pas l’existence. M. Castel insiste sur le fait qu’il est évident que les imams savent qu’ils sont surveillés. Assister à un sermon d’imam pieux n’est donc pas une bonne méthode d’enquête si ce sont les appels à la violence que l’on veut débusquer. Et si ce sont de tels actes qui sont recherchés, la notion d’intégrisme ne convient plus.
La journaliste a également ignoré le travail d’enquête que ses collègues de La Presse, Fabrice de Pierrebourg et Vincent Larouche, ont mené sur le sujet et qui a fait l’objet de nombreux articles et même d’un volume, Montréalistan. Enquête sur la mouvance islamiste. Pas question non plus du rapport du SCRS de 2012 « Venues of sunni islamist radicalization in Canada ». Ce rapport, qui met en garde contre la propagation d’un islam violent dans les centres religieux, les prisons et les milieux familiaux, a pourtant fait l’objet de nombreux reportages dans les médias. Même oubli du travail du journaliste Mohamed Sifaoui qui constatait des choses inquiétantes en 2006 lors d’un reportage de Radio-Canada sur les mosquées (3).
On peut également douter de la qualité d’un Vox Pop radiophonique comme outil d’enquête. Quel hasard qu’une caméra se soit retrouvée dans le taxi d’un auditeur justement le soir de ce Vox pop… Enquête est-elle une émission qui recoure souvent à ce procédé de mise en scène ?
Conclusion de l’enquête : Tout va bien, pas d’intégristes, donc pas d’islamistes au Québec.
Des informations pertinentes qui auraient dû faire partie d’une véritable enquête
Mais alors comment expliquer que, quelques jours après la diffusion de cette « enquête », on apprenne par La Presse que le SPVM (4) avait ouvert plus de 100 dossiers liés au terrorisme (1er décembre 2014) ? Et l’autre information concernant une filière très active des dons en faveur du Hamas (29 novembre 2014) (5) ?
Cette vision rose pourrait-elle être due au fait que l’équipe d’enquête a omis de mentionner de multiples informations importantes dans le contexte ?
Par exemple : pourquoi n’a-t-il pas été question des femmes maghrébines qui ont été victimes d’intimidation l’hiver dernier pour avoir appuyé la Charte de la laïcité ?
Pourquoi ne pas avoir référé à une autre émission de Radio-Canada, Désautels le dimanche (9 novembre 2014), dans laquelle des femmes musulmanes confirmaient la montée de l’intégrisme dans plusieurs mosquées du Québec ? Dans cette même émission, Tarek Fatah, lui-même musulman, déplorait cette influence intégriste dans les mosquées et ajoutait qu’aucun imam dans les mosquées ne dénonce les positions des islamistes sur les femmes, les gais et lesbiennes.
L’enquête ne nous dit rien de ce qu’il est advenu des propagateurs des tribunaux basés sur la charia qui ont suscité un vote unanime de l’Assemblée nationale en 2005 contre ces tribunaux islamiques. Pas un mot, pas un rappel dans le reportage. Également, pas un mot non plus sur la mosquée de Brossard où l’imam Foudil Selmoune, invité du Téléjournal (6), explique et appuie l’application de la charia, y compris l’amputation des mains et la lapidation, ce qui nous semble un discours pour le moins intégriste. Pas un mot non plus sur ces associations musulmanes qui invitent des prédicateurs extrémistes (7) comme Abdur Raheem Green et d’Hamza Tzortzis qui, selon La Presse, « font la promotion de propos homophobes, antisémites et misogynes » (8) .
Outre ces lacunes incroyables dans une émission telle que Enquête, nous déplorons également les insinuations qui sont difficiles à accepter, telles que celles à l’endroit de Mme Houda-Pepin, à propos de laquelle M. Frédéric Castel laisse entendre qu’elle n’a aucune preuve de ce qu’elle avance lorsqu’elle parle de la présence des groupes intégristes au Québec et au Canada.
Laïcité et islamophobie : une équation malhonnête
Enfin, l’association récurrente entre partisans de la laïcité et islamophobie. Pourquoi ne pas avoir donné la parole à des partisans de la laïcité ? Malheureusement, les seules références qui sont faites à ces personnes dans le reportage, laissent entendre qu’elles sont des intolérantes et des islamophobes :
« Si des Québécois croient que musulman égale intégriste ou islamiste, s’ils voient dans chaque foulard une femme soumise, c’est en grande partie à cause de la propagande de gens qui pataugent dans l’intolérance. Ces propos risquent de stigmatiser la communauté musulmane et de la rendre plus vulnérable aux discours radicaux. »
Cette conclusion que rien ne soutient dans le reportage semble en fait le point de départ de cette « enquête ». Quels Québécois croient que musulman égale intégriste ou islamiste ? Et de quelle propagande parle-t-on ? Rien dans le reportage ne vient appuyer cette affirmation. À l’opposé des intégristes religieux dont une des caractéristiques est de vouloir privilégier les règles de leur religion, les partisans de la laïcité croient qu’il faut donner toute la place aux règles civiles dans les institutions publiques. Mais au lieu de chercher à clarifier les amalgames douteux entre laïcité et islamophobie, l’émission laisse l’auditoire sur un commentaire laissant entendre que c’est la conclusion à laquelle en sont arrivés « les enquêteurs ».
Ce reportage est donc entaché de mauvaises méthodes d’enquête, de confusion dans les notions abordées, de glissements dans le contenu, de manque de discernement et d’analyse critique et de conclusions non appuyées.
Nous vous demandons de faire enquête afin de déterminer si l’émission en question respecte les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada, notamment en ce qui concerne les valeurs d’exactitude, d’équité, d’équilibre, d’impartialité, et d’intégrité dont doivent faire preuve les émissions.
Plainte co-signée par :
Association humaniste du Québec, Association québécoise des nord-africains pour la laïcité (AQNAL), Coalition Laïcité Québec, Génération nationale, Laïcité citoyenne de la capitale nationale, Les intellectuels pour la laïcité, LGBT pour la laïcité, Libres penseurs athées/Atheist Freethinkers, Mouvement laïque québécois, Pour les droits des femmes du Québec (PDF Québec), Sisyphe – éditions et site, Vigilance laïque, membres du Rassemblement pour la laïcité.
Pour information : Diane Guilbault
CC. : Paule Beaugrand-Champagne, présidente, Conseil de presse du Québec
Pierre Craig, président, Fédération professionnelle des journalistes du Québec
Le Devoir
Sisyphe
Si vous n’êtes pas satisfaite de cette réponse, que vous devriez recevoir dans les 20 jours ouvrables, vous pourrez de nouveau faire appel à moi. Le bureau de l’ombudsman est une instance d’appel indépendante.
Cordialement,
Pierre Tourangeau
Ombudsman des Services français
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