La position du maire Coderre qui a refusé d’offrir une tribune à l’imam Hamza Chaoui, désireux d’ouvrir un centre communautaire à Montréal pour propager son discours rigoriste, homophobe et antidémocratique a été accueillie avec soulagement par plusieurs. Si certains ont salué le courage du maire, d’autres voix s’élèvent pour demander qui serait la prochaine victime privée ainsi de sa liberté d’expression. Les grands ténors des droits humains clament déjà sur toutes les tribunes l’inconstitutionnalité du nouveau règlement en cours permettant de justifier la décision du maire. Cela ne manquera pas d’encourager sa contestation juridique. Il est donc fort probable que des fonds publics soient encore une fois détournés à cette fin. Ultimement, le controversé imam bénéficiera de cette crise en se présentant comme victime de l’islamophobie. Mais rien ne permet de croire que notre système démocratique en soit ainsi renforcé.
Il y a quelques mois à peine, la position du maire aurait été impensable, n’eût été des attentats meurtriers commis à Ottawa contre des militaires et à Paris contre Charlie Hebdo. Ces assassinats politiques sous prétexte religieux ont secoué l’opinion publique et soulevé l’indignation à l’échelle mondiale. La condamnation de tels actes est quasi unanime, mais les opinions divergent quant à l’analyse des causes sous-jacentes et aux mesures préconisées pour éviter de tels drames dans le futur. Alors que certains pointent du doigt l’islam, l’immigration ou le racisme, d’autres accusent l’intégrisme ou le multiculturalisme, voire les politiques étrangères désastreuses de l’Occident à l’égard de pays musulmans, de l’époque coloniale jusqu’à nos jours.
En réalité, il est difficile d’attribuer ces assassinats politiques à une seule cause. Pas plus qu’on ne peut nier que le religieux s’y trouve intimement mêlé, du moins dans l’esprit qui anime leurs auteurs. En réalité, plusieurs facteurs à la fois politiques, sociaux, économiques et religieux se conjuguent, à divers degré selon les contextes, et poussent certains à commettre de telles violences, qu’on aurait tort de qualifier d’actes isolés. C’est pourquoi la solution ne peut résider dans un surcroît de mesures répressives, censées accroître notre sécurité.
La peur de la stigmatisation
Par ailleurs, la peur de la stigmatisation ne doit pas conduire à l’aveuglement volontaire et à l’inaction. D’une part, il convient de reconnaître que c’est l’intransigeance d’un petit nombre de fidèles exigeant de mettre en application dans l’espace public leurs pratiques rigoureuses et misogynes, inspirées de l’intégrisme religieux, qui contribue à nourrir les préjugés et la stigmatisation, et non la dénonciation de telles pratiques.
D’autre part, il faudrait cesser de répondre à l’intégrisme par le racisme ou l’anathème à l’égard de l’ensemble des membres d’une communauté, sous prétexte qu’ils partagent la même religion. Il est dans notre intérêt collectif, en tant que citoyens et citoyennes de toutes origines, de trouver ensemble les moyens de faire face aux défis que pose la montée des intégrismes religieux qui menacent toutes les libertés.
Nous sommes confrontés à un défi de taille pour faire face à l’intégrisme, car toute position risque de porter atteinte à des valeurs qui nous sont chères. Dénoncer publiquement le discours intégriste risque d’accroître la stigmatisation des communautés visées, ne pas le faire laisse le champ libre à sa propagation et risque de mener à la radicalisation des jeunes. Vouloir interdire les discours intégristes qui encouragent le repli communautariste, le rejet des valeurs occidentales, de la mixité et de l’égalité des sexes risque de porter atteinte à la liberté d’expression. Mais refuser de le faire risque concrètement de nier les droits et les libertés des membres de ces communautés. Comment peut-on préserver à la fois la liberté d’expression et le principe de l’égalité des sexes, tout en évitant la stigmatisation ? Nous sommes face à un dilemme à la fois moral et social.
L’inaction n’est pas une option viable
Chose certaine, on ne peut ignorer plus longtemps les dangers réels liés à la montée des intégrismes religieux. De plus, on aurait tort de réduire ces dangers à la seule menace « terroriste ». On ne peut considérer inoffensifs les discours religieux qui, sans aller jusqu’à prôner la violence, insistent sur la hiérarchie des sexes, sur l’obéissance aux dogmes religieux les plus intransigeants, sur la condamnation morale des homosexuels, des mécréants et des athées.
Dans le contexte global actuel, de tels discours sont devenus une arme idéologique efficace, qui façonne les rapports sociaux dans le sens du repli identitaire et du contrôle des femmes et des enfants. Cela conduit inévitablement à brimer leurs droits, en niant leur liberté de mouvement, d’autonomie et de choix. De plus, tout écart de conduite justifie aux yeux des fidèles le recours aux violences physiques et psychologiques à l’égard des membres qui refuseraient de se soumettre aux diktats religieux. Concrètement, cela se traduit donc par l’augmentation des violences familiales, des mariages forcés, voire des crimes d’honneur. Faut-il attendre que les actes de violence se produisent avant d’agir, par peur de stigmatiser ou de brimer la liberté d’expression ?
Quelques pistes d’action
Face à cette situation complexe, seule une approche globale, comprenant des mesures à plusieurs volets, serait susceptible de nous sortir de l’impasse. On peut d’ores et déjà identifier quelques pistes d’action prometteuses.
Premièrement, il faut admettre que l’interdiction des discours haineux et de l’incitation à la violence, déjà prévue dans les lois, est clairement insuffisante. Il convient de soumettre la liberté d’expression et de religion à certaines balises, afin d’assurer la paix sociale et le respect des droits de tous les citoyens et citoyennes. Par exemple, une limite raisonnable imposée à la liberté d’expression sur la place publique serait l’obligation de respecter les droits reconnus dans les chartes. Une telle limitation serait amplement justifiée par l’intérêt supérieur de la protection des droits fondamentaux.
Deuxièmement, il faudrait miser davantage sur l’éducation pour prévenir les dérives sectaires. L’État devrait assumer sa responsabilité de veiller à la qualité de l’enseignement des matières académiques au sein des écoles religieuses. Les lacunes observées dans certaines écoles juives portent clairement atteinte aux droits des enfants. De plus, une éducation laïque intégrant l’histoire des religions et les abus commis en leur nom serait bénéfique au niveau de la prévention.
Par ailleurs, pour contrer l’intégrisme islamique, devenu menaçant à l’échelle mondiale, il convient de se doter d’une stratégie concertée visant la promotion active d’une relecture de l’islam qui soit respectueuse des droits fondamentaux. D’ailleurs, des penseurs laïcs musulmans ont déjà lancé un appel en faveur d’une réforme interne de l’islam (1). Rappelons qu’un tel courant de pensée existe déjà dans l’histoire et n’est pas moins authentique que le courant intégriste qui domine actuellement et qui terrorise en premier lieu les populations musulmanes.
Concrètement, il faudrait s’assurer que le contenu de l’enseignement religieux promulgué dans les écoles privées soit basé sur une lecture plus tolérante et non rigide des textes religieux. Cette responsabilité incombe avant tout aux fidèles, pourvu qu’on leur en donne les moyens. En ce sens, il faut saluer ici le courage et le civisme des citoyennes et citoyens musulmans d’Anjou qui ont sonné l’alarme et mis l’imam Chaoui à la porte de leur centre communautaire, conscients du danger de son discours. Miser sur une éducation religieuse éclairée et critique des dérives observées serait un moyen plus efficace que le déni ou l’apologie pour combattre le racisme et les préjugés.
Troisièmement, l’adoption d’une charte de la laïcité s’impose pour renforcer la laïcité au niveau institutionnel. Et l’instauration d’un observatoire des intégrismes religieux, visant à mieux cerner ce phénomène pour agir, semble une bonne idée. Quatrièmement, il est nécessaire de réviser l’approche s’inspirant du multiculturalisme, qui tend à favoriser le repli identitaire. Il faudrait mettre en œuvre des mesures énergiques visant à décourager la ghettoïsation et à faciliter l’intégration économique et culturelle des minorités et des immigrant-es.
Finalement, il est urgent d’exiger l’imputabilité des élues et élus fédéraux concernant la politique étrangère, qui devrait faire l’objet d’un débat démocratique et respecter impérativement le droit international et les Conventions qui nous engagent. Il faut souligner qu’il est irresponsable de poursuivre des politiques qui contribuent à nourrir les conflits à l’étranger, à travers la vente d’armes et l’appui à des régimes répressifs ou à des groupes djihadistes, erronément étiquetés comme des « combattants de la liberté ». De telles politiques nourrissent le ressentiment des populations musulmanes et la radicalisation.
1. Lire à ce sujet « Lettre ouverte au monde musulman » de Abdelnnour Bidar, philosophe dans Marianne et dans Sisyphe. . Une version de cet article a été publié dans Le Devoir du 6 février 2015.