Finalement, la ministre Stéphanie Vallée a dû se rendre à l’évidence et retirer la partie du projet de loi 59 concernant les discours haineux*. Les atteintes potentielles à la liberté d’expression ont en effet été dénoncées par l’ensemble de la société civile et l’ensemble des éditorialistes, du Devoir à La Presse en passant par The Gazette. La ministre doit maintenant faire porter ses efforts sur le renforcement de la partie du PL 59 concernant les mariages forcés et les crimes commis au nom de l’honneur.
On se rappellera que le projet de loi 59 avait été présenté comme un des outils de la lutte à la radicalisation dans le cadre du plan de lutte à la radicalisation du gouvernement du Québec (1). Or, un autre projet de loi faisait partie de l’arsenal, le projet de loi 62 Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements religieux dans certains organismes. Selon nous, ce projet de loi sera tout aussi inefficace pour lutter contre la radicalisation et pourrait même l’encourager.
En effet, le projet de loi 62 propose d’encadrer les demandes d’accommodements religieux. Mais devrait-on enchâsser dans une loi ces accommodements religieux en l’absence de recherches solides qui fassent le point objectivement sur leurs effets, notamment sur l’intégration des nouveaux arrivants, l’intégrisme religieux et la radicalisation ?
D’abord, précisons ce que nous entendons par accommodement religieux : c’est une dérogation aux lois, aux règles et aux règlements civils ou aux programmes scolaires au nom du respect d’« obligations religieuses » qu’aurait un-e croyant-e. Par exemple, le port d’un poignard à l’école par un élève sikh, le refus du casque de sécurité par un ouvrier sikh sur un chantier ou sur une moto, le refus de passer un examen avec une personne de l’autre sexe pour certaines personnes de religion juive ou musulmane, le refus d’entendre de la musique à l’école primaire par une élève musulmane, le refus de travailler le vendredi soir par une chauffeuse d’autobus évangéliste, l’exigence de prier pendant les heures de travail pour des musulman-es, le refus que des enfants apprennent la théorie de l’évolution pour la remplacer par le créationnisme chez des évangélistes. Etc… La notion d’accommodement est entrée dans notre jurisprudence en 1985 quand la Cour suprême a statué qu’un grand magasin devait autoriser une de ses employées, convertie récemment à l’Église adventiste du 7e jour, à ne pas travailler le vendredi soir et le samedi. Les conditions édictées alors concernaient les milieux de travail : pour accepter une demande d’accommodement, il ne doit pas y avoir de contrainte excessive comme
• une dépense difficile à absorber pour une entreprise ;
• une entrave indue au bon fonctionnement d’une organisation ;
• une atteinte importante à la sécurité ou aux droits d’autrui.
En dehors de la présence de ces contraintes, les organisations sont « obligées » d’accorder l’accommodement. Malheureusement, les tribunaux n’ont pas revu ces normes pour les demandes de dérogation qui concernent des lois adoptées pour le bien commun comme la Loi sur la Santé et sécurité au travail ou tout simplement la Charte des droits et libertés de la personne qui protège l’égalité entre les hommes et les femmes….
Les accommodements religieux favoriseraient l’intégration des nouveaux arrivants
Il s’agit là d’une croyance, car le gouvernement n’a pas d’études qui confirment cet effet. Ce qu’on sait par contre, c’est d’une part, qu’il est faux d’affirmer que ce sont essentiellement des nouveaux arrivants qui demandent de tels accommodements et, d’autre part, que tous les nouveaux arrivants pratiquent leur religion de façon stricte. Il faudrait donc vérifier dans quelle mesure cette intégration est favorisée par ces accommodements alors que plusieurs d’entre eux affirment plutôt qu’ils sont néfastes et qu’ils ont des effets négatifs sur l’emploi des nouveaux arrivants. En effet, dans plusieurs milieux de travail, l’idée d’avoir à gérer des demandes de congés, des menus spéciaux, des traitements particuliers pour certains employé-es au nom de leur religion, rend de nombreux employeurs réfractaires à embaucher des personnes qui viennent des pays musulmans notamment. Plusieurs citoyennes et citoyens originaires du Maghreb ont d’ailleurs témoigné en ce sens lors de la commission parlementaire sur le projet de Charte de la laïcité. Les démocrates qui viennent de ces pays sont les premiers perdants du laxisme de nos institutions face aux exigences religieuses des croyant-es qui ont une pratique intégriste de leur religion.
Par ailleurs, les accommodements religieux ont aussi comme effet d’isoler les personnes au lieu de les intégrer. Ainsi, cette petite fille qui ne peut écouter de musique, selon l’interprétation que ses parents ont de leur religion, se trouve mise à part, traitée différemment. On a aussi l’exemple des « accommodements » conclus avec certains groupes juifs ultraorthodoxes pour ne pas qu’ils aient à respecter le curriculum scolaire, un arrangement qui n’a rien à voir avec l’intégration. La poursuite entamée par d’ex-membres de ces groupes contre le gouvernement du Québec parce qu’ils ont été privés d’une scolarisation adéquate en est un bel exemple.
Au-delà des impressions et avant de continuer à psalmodier que les accommodements religieux sont bénéfiques à l’intégration et de les enchâsser dans une loi, il faut vérifier leurs effets sur l’intégration et cela, avec des données, de façon scientifique et par des chercheurs crédibles.
Les demandes d’accommodements religieux : un signal d’intégrisme religieux
Pourquoi des gens demandent-ils des accommodements religieux ? Parce qu’ils font une interprétation stricte, voire intégriste pour certains, de ce que seraient leurs « obligations religieuses ». Cette interprétation est en contradiction avec les valeurs et les lois démocratiques votées par nos sociétés : par exemple refuser de serrer la main des personnes de l’autre sexe, porter une arme à l’école, appliquer la ségrégation sexuelle. Les personnes qui ne veulent pas adapter leur pratique religieuse à la société dans laquelle elles vivent font ainsi preuve d’intégrisme. Le Premier ministre Couillard, on s’en souvient, a déjà dit que l’intégrisme est un choix personnel(2). C’est vrai. Mais alors, il faut assumer ses choix jusqu’au bout et faire les sacrifices qu’il faut pour être en accord avec ses convictions. Ce n’est pas à la société de s’ajuster à des choix personnels, notamment quand cela est contraire aux lois et aux valeurs fondamentales auxquelles adhère une société.
Ces dérogations se trouvent à bafouer nos lois, dont celle de l’égalité entre les hommes et les femmes, au nom de la liberté religieuse. On doit se demander comment il se fait que l’interprétation personnelle d’un citoyen ou d’une citoyenne peut lui permettre de ne pas respecter la loi. Permettrait-on à un libertarien ou à une libertarienne, au nom de leur liberté de conscience, de ne pas payer d’impôts ?
Par ailleurs, les accommodements religieux peuvent encourager les personnes appartenant à des communautés religieuses orthodoxes ou intégristes à vivre en circuit fermé, dans une sorte de repli identitaire, et à favoriser ainsi la domination de l’idéologie fondamentaliste patriarcale discriminatoire à l’égard des femmes, ce qui entraîne de graves conséquences sur la société, comme l’a démontré le Conseil du statut de la femme (3). Au moment où le gouvernement dit vouloir lutter contre les mariages forcés et les crimes commis au nom de l’honneur, il serait un non-sens de faciliter ces accommodements religieux.
Enfin, dernier élément : selon Gérard Bouchard, « Il y a manifestement un lien entre intégrisme et terrorisme » (4). Même si l’un ne conduit pas nécessairement à l’autre, on ne peut faire fi du fait que les terroristes islamistes ont un discours intégriste dans le sens qu’ils commettent leurs actes au nom d’une lecture fondamentaliste des écrits religieux musulmans.
Il faut dont donc éviter de favoriser le développement de l’intégrisme religieux en banalisant les accommodements religieux et ainsi encourager des manifestations sérieuses d’intégrisme.
Les accommodements religieux pour enrayer la radicalisation ?
Comme le projet de loi 62 a lui aussi été présenté comme un outil de lutte à la radicalisation, on présume que le gouvernement croit que les accommodements religieux sont un outil contre la radicalisation. À sa face même, c’est difficile de le croire et il revient, en conséquence, à ce même gouvernement de faire la preuve que ces accommodements religieux peuvent prévenir la radicalisation. Par ailleurs, étant donné la présence d’intégristes (qui refusent notamment de serrer la main des personnes de l’autre sexe) parmi les personnes que Philippe Couillard et Kathleen Weil ont choisies pour les conseiller en matière de lutte à la radicalisation, on est en droit de s’interroger sur l’objectivité de ces personnes et la pertinence de leurs conseils.
Si on veut vraiment travailler à prévenir la radicalisation, il faut des études sérieuses et elles devront être déposées avant d’entériner les accommodements religieux jusque dans la loi.
En regardant ailleurs ce qui s’est fait, notamment à Moleenbeck (Belgique) où les autorités ont fait de nombreux compromis avec des islamistes - des accommodements sans le nom -, on constate que la paix sociale ne s’achète pas. Il faut plutôt des règles claires, bien expliquées qui doivent être respectées par tous les citoyens et toutes les citoyennes, peu importe leur origine ou leur appartenance religieuse. Si des règles ou des lois s’avèrent véritablement discriminatoires, le processus démocratique permet de les changer, au bénéfice de tous et de toutes, au contraire des accommodements qui sont devenus dans certains cas des privilèges pour des gens appartenant à des groupes religieux au nom de « leur croyance sincère ».
Il faudra bien qu’un jour la Cour suprême se penche sur l’interprétation extrêmement laxiste qu’elle fait de la liberté religieuse, considérée comme une caractéristique personnelle, comme la couleur de la peau ou le sexe qui ne sont pas des choix personnels comme l’adhésion à une religion. Rappelons que la Cour suprême a statué que la sincérité de la croyance, même si celle- ci n’est appuyée sur rien, suffit à garantir la protection d’une pratique soi-disant religieuse. Qui plus est, cette interprétation pave la voie aux intégristes dont la pratique religieuse devient la norme, par la grâce des tribunaux.
C’est d’ailleurs ce que nous rappelle l’ex-juge à la Cour suprême, Claire L’heureux Dubé :
« Dans un pays où l’égalité des sexes a été conquise après une lutte acharnée depuis plus d’un siècle, lutte qui a abouti à l’enchâssement de l’article 15 de la Charte [canadienne], et dans un monde où la Déclaration universelle [des droits de l’homme] en fait la pierre d’assise comme partie intégrante de la dignité humaine, je ne crois pas qu’un droit fondamental (la liberté religieuse) puisse être raisonnable s’il n’est pas compatible avec la notion d’égalité. … De la liberté religieuse à l’extrémisme, il n’y a parfois qu’un pas. Doit-on, sous prétexte d’accommodement raisonnable, encourager ce dernier ? » (5)