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lundi 4 mars 2019

Le monde dormait et Kate Millett l’a réveillé

par Andrea Dworkin, auteure et militante féministe






Écrits d'Élaine Audet



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Ce texte, écrit en 2013, fait partie du livre Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, par Andrea Dworkin, qui sera publié en novembre 2017 par les Éditions du remue-ménage et Syllepse. La traduction est de la collective TRADFEM. 

Le monde dormait et Kate Millett l’a réveillé. Betty Friedan avait écrit au sujet d’un problème qui n’avait pas de nom. Kate Millett a nommé, illustré, exposé et analysé ce problème. En 1970, Kate Millett a publié le livre Sexual Politics (1). Les mots étaient nouveaux. À quoi tenait cette « politique sexuelle » ? Le concept était nouveau. Millett voulait « prouver que le sexe est une catégorie sociale ayant des implications politiques ». Elle a identifié la domination masculine dans les rapports sexuels, y compris dans la pénétration. Contestant le statu quo, elle a soutenu : « Aussi discrète que puisse être actuellement son apparence, la domination sexuelle est sans doute l’idéologie la plus répandue de notre culture et lui fournit son concept de puissance le plus fondamental. »

Trente-trois ans plus tard, il est difficile de se rappeler ou d’imaginer l’impact convulsif qu’a eu cette nouvelle idée. La préséance de l’homme sur la femme avait été considérée comme une fatalité physique, semblable à la force gravitationnelle. Rien de ce qui avait à voir avec le sexe n’était alors envisageable en termes de pouvoir, de domination ou de hiérarchie. L’origine et la détermination des rôles sociaux de sexe découlaient de la biologie ou d’une divinité surnaturelle. Le mâle était la personnification de l’action, et même de l’héroïsme. Lui seul était fait à l’image de Dieu : il régnait dans la religion, le mariage et la politique dans leur acception conventionnelle. Sa place souveraine comme chef de famille était incontestée. Millett a qualifié cet ordre de « patriarcat », qu’elle a décrit ainsi : « L’homme dominera la femme ; parmi les hommes, le plus âgé dominera le plus jeune ».

Millett a décrit le « consentement » de la femme à ce paradigme de la préséance masculine comme un processus de socialisation dans lequel les femmes étaient contraintes d’être passives, ignorantes, reconnues uniquement pour porter des enfants, une fonction partagée avec les animaux ; les hommes eux étaient différenciés par les caractéristiques distinctement humaines. Les femmes étaient socialisées à accepter la supériorité des hommes et leur propre infériorité, ce qui était ensuite justifié par des assertions de la supériorité biologique masculine : les hommes étaient physiquement plus forts. Le patriarcat lui-même était considéré comme découlant immanquablement de la force physique supérieure de l’homme. Millett a ensuite émis l’hypothèse d’une civilisation prépatriarcale ; si cette civilisation a existé, déduisit-elle, la force de l’homme ne pouvait pas être la raison à la base du patriarcat.

Millett a également attaqué le genre en tant que tel. Les phénomènes biologiques associés au fait d’être mâle ou femelle étaient trop variés pour réifier tout déterminisme biologique simpliste. Elle a interprété les éléments constitutifs du genre comme socialement déterminés, idéologiquement renforcés par la domination sexuelle du maître.

Millett a également décrit les aspects économiques de la politique sexuelle : les femmes travaillaient pour rien ou pour moins d’argent. Elle a décrit les façons dont les femmes avaient toujours travaillé, mais sans paiement convenable, ce qui avait aidé à maintenir les femmes sous l’emprise des hommes. Elle a aussi décrit l’utilisation de la force contre les femmes, y compris les phénomènes de la grossesse forcée et du viol. Elle a analysé le rôle de l’État dans le maintien de l’infériorité des femmes, de même que le rôle des systèmes juridiques dans diverses sociétés.

Étonnamment, elle a signalé comment « les allusions à la violence conjugale provoquent invariablement le rire et un peu d’embarras ». Les blagues sur les femmes battues abondaient, alors que la société affirmait que cette brutalité n’existait pas vraiment. Millett a affirmé que l’hostilité envers les femmes s’exprimait par le rire et la « littérature misogyne », qu’elle appelait « principal véhicule de l’hostilité masculine », étant à la fois une « exhortation et un genre comique. De toutes les formes artistiques qui fleurissent au sein du patriarcat, c’est elle qui avoue le plus franchement son rôle de propagande. Son but est de retrancher plus solidement chacune des deux factions dans son propre camp. »

La méthodologie de Millett était nouvelle. Tout en utilisant l’anthropologie, la sociologie, l’économie et l’histoire pour ancrer son argumentaire, c’est dans la littérature qu’elle a trouvé le sens de la politique sexuelle et du pouvoir sexuel. Elle a contourné les écoles antérieures de critique littéraire, qualifiant sa propre critique de « mutation » : « Je suis partie du principe qu’il y avait place pour une critique prenant en compte le contexte culturel dans lequel la littérature est conçue et produite. »

Millett a utilisé la littérature contemporaine pour démontrer son concept de « politique sexuelle ». Alors que d’autres critiques dansaient sur les tombes d’écrivains décédés, Millett a elle-même creusé de nouvelles tombes. Elle a surtout mis l’accent sur les œuvres de D.H. Lawrence (décédé, mais largement lu comme s’il était un contemporain), Henry Miller (vivant à l’époque), Norman Mailer (vivant) et Jean Genet (vivant à l’époque). Après avoir traité de façon générale la littérature antique, médiévale et de la Renaissance, en Occident et en Orient, comme des remparts d’une hiérarchie misogyne, elle a débuté son livre par trois scènes de rapports sexuels, tirées respectivement de Sexus d’Henry Miller, Un rêve américain de Norman Mailer et le Journal d’un voleur de Jean Genet. Elle a explicité la dynamique du pouvoir dans chacune de ces scènes de sexe – Genet étant en contrepoint, car il abordait la « hiérarchie sexuelle à partir d’un angle oblique qui est celui d’un système de domination homosexuelle ». Elle a utilisé Genet parce qu’il traitait de l’oppression sexuelle.

Quand Millett a écrit La politique du mâle, Miller, Mailer et Lawrence étaient les références de la libération sexuelle. Ces écrivains avaient une influence de premier plan sur la génération naissante des années 1960. Il est difficile aujourd’hui d’appréhender l’emprise qu’ils avaient sur l’imagination. Pour la gauche et la contre-culture naissante, ils étaient les écrivains de la subversion. En fait, ils ont contribué à acculturer une génération dans la conviction que la force et la violence étaient des éléments précieux du sexe. L’analyse de Millett a détruit leur autorité.

À mes yeux, personne n’est comparable à Kate Millett pour ce qu’elle a fait, avec ce seul livre. Il reste l’alpha et l’oméga du mouvement des femmes. Tout ce que les féministes ont fait est préfiguré, prédit ou encouragé par La politique du mâle.

*

Kate Millett est née en 1934 à St-Paul, dans le Minnesota et est décédée à Paris le 6 septembre 2017. Diplômée de l’Université du Minnesota en 1956, elle a travaillé comme professeure d’anglais au Barnard College et en tant que sculptrice. Elle a obtenu son doctorat à l’université de Columbia en 1970 et écrit une série de livres féministes radicaux, y compris des traités politiques et culturels et une autobiographie. Elle a réalisé le film Three Lives (1971) et a été active en politique féministe, militant pour l’Equal Rights Amendment aux États-Unis et pour les droits des femmes en Iran. Elle a vendu des arbres de Noël produits dans sa ferme et y a dirigé une résidence d’artistes. Son livre principal a été La politique du mâle (1970). Elle est réapparue sur la scène internationale avec The Politics of Cruelty (1994), une enquête sur l’usage de la torture à travers le monde. Parmi ses œuvres plus personnelles figurent Sita (1977), une histoire d’amour lesbienne, et Mother Millett (2001), le récit des dernières années de sa mère.

1. Version française : La politique du mâle, éd. Stock, coll. Points actuels, 1983. (NDT)

. Original accessible à "Dworkin on Millett".

. Traduction et publication originale : TRADFEM.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 septembre 2017



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Andrea Dworkin, auteure et militante féministe

Andrea Dworkin, écrivaine féministe américaine, est l’auteure de plusieurs livres importants : Scapegoat : The Jews, Israel, and Women’s Liberation ; Intercourse, Pornography : Men Possessing Women. Son dernier livre est Heartbreak : The Political Memoir of a Feminist Militant.


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