Comment des militant.e.s féministes et homosexuel.le.s se réclamant de la gauche, pour qui l’égalité est une valeur fondamentale, peuvent-ils faire cause commune avec des mouvements religieux fondamentalistes proches des islamistes dont l’idéologie sexiste et homophobe n’est plus à démontrer ? La réponse se trouve dans ce mot dont le sens a été dévoyé,intersectionnalité.
L’intersectionnalité est un concept visant à mettre en évidence la multiplicité des formes de discriminations : race, sexe, classe, handicap, âge, etc. Ce terme est apparu sous la plume d’une féministe et juriste afro-américaine, Kimberlé Williams Crenshaw, dans un article paru à la fin des années 1980 (cité en fin d’article*), « Les discours féministes et antiracistes contemporains n’ont pas su repérer les points d’intersection du racisme et du patriarcat ». Face à ces difficultés, cet article propose une approche originale : l’intersectionnalité. « […] la manière dont le positionnement des femmes de couleur, à l’intersection de la race et du genre, rend leur expérience concrète de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier, qualitativement différente de celle des femmes blanches. »
On voit très bien l’intérêt de ce concept dans le cadre juridique américain, où la plaignante devait choisir le motif de la discrimination qu’elle subit, raciste ou sexiste. Les plaintes de femmes noires étaient ainsi rejetées par les juges puisque, si le racisme était invoqué, les hommes noirs ne subissaient pas les mêmes discriminations. De même, si le sexisme était invoqué, elles étaient rejetées dans la mesure où les femmes blanches ne les subissaient pas non plus. Ce concept, qui a permis de faire évoluer le système judiciaire, a aussi une portée bien plus générale car il permet de comprendre et d’analyser la complexité des oppressions subies par les membres de minorités multiples.
Concept récupéré et corrompu
Depuis, ce concept a été totalement récupéré et corrompu — on le retrouve sur des banderoles, comme si un concept qui est un outil d’analyse scientifique pouvait devenir un slogan militant — dans certains milieux « progressistes » et sert de justification à la « convergence des luttes » - qui aboutit bien souvent au mariage de la carpe et du lapin.
On assiste à une hiérarchisation entre sexisme et racisme : « Être intersectionnelle suppose à mon avis d’avoir des priorités : aujourd’hui la lutte contre l’islamophobie. Et donc d’accepter, parfois, d’être en présence de personnes qu’on aurait préféré ne jamais côtoyer. » Nous dit la comédienne Oceanerosemarie.
On réduit le voile, symbole sexiste et patriarcal s’il en est, à un marqueur d’oppression raciste. Ainsi Rokhaya Diallo n’hésite pas a affirmer : « La grande majorité des actes islamophobes concernent des femmes voilées, et sont donc manifestement sexistes. » Cette inférence, liant racisme et sexisme, lui permet ensuite de justifier l’abandon du combat contre le patriarcat religieux au nom du féminisme. Car le seul sexisme auquel ces femmes ont affaire, c’est bien entendu celui des « islamophobes », pas celui des religieux qui renvoient la femme à une condition inférieure.
Ce problème, Kimberlé Williams Crenshaw l’avait déjà mis en évidence dans son article où elle mettait en garde contre la tentation de masquer les oppressions au sein d’un groupe au nom de la solidarité raciale ou de genre.
Les islamistes ont profité de cette confusion à gauche de l’échiquier politique. Ils ont transformé toute critique de l’islamisme en racisme, et ont investi dans le même temps le terrain des luttes sociales au nom de l’antiracisme. Ainsi la lutte contre « l’islamophobie » a été incluse dans la plupart des protestations sociétales. Dans le même temps, ils se sont également associés aux manifestations de la droite conservatrice contre le mariage pour tous, les droits des LGBT et celui des femmes à disposer de leur corps.
On est bien loin de Kimberlé Williams Crenshaw qui s’élevait dans son article contre le communautarisme : « Le problème, avec la politique de l’identité, n’est pas qu’elle échoue à transcender la différence (…) mais plutôt l’inverse : la plupart du temps, elle amalgame ou ignore les différences internes à tel ou tel groupe. » Cette rhétorique contre laquelle elle mettait en garde, on la retrouve aujourd’hui au sein de groupes racialistes qui mettent en avant l’appartenance religieuse avant l’appartenance à la République, comme le Parti des Indigènes de la République.
On ne peut que souhaiter que ces militant.e.s féministes et LGBT, qui défilent avec les islamistes, relisent Kimberlé Williams Crenshaw et comprennent que seul l’universalisme des droits et des devoirs est un facteur d’émancipation, y compris pour les membres de minorités.
* Kimberlé Williams Crenshaw. Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine (Voir PDF ci-dessous). University of Chicago Legal Forum. 1989 ;1989:139–168. Les citations en français sont extraites de : Kimberlé Williams Crenshaw et Oristelle Bonis, Cahiers du Genre, 2005/2 (n°39), p. 51–82.
L’auteur
Bernard Maro, médecin, docteur en sciences, médaille d’argent du CNRS, est un spécialiste de la biologie cellulaire et moléculaire du développement des mammifères. Il a été directeur d’une unité de recherche du CNRS à l’Université Paris 6 - Pierre et Marie Curie et professeur (Sackler Program for Senior Professors by Special Appointment) à l’Université de Tel-Aviv. En outre, il milite depuis de nombreuses années au mouvement "La Paix Maintenant" pour une solution au conflit israélo-palestinien à deux états sur la base des frontières de 1967 ainsi que contre le boycott des universitaires et artistes israéliens.