Ce texte est la synthèse de deux articles parus l’un dans Le Devoir du 26 octobre 2017 et l’autre dans La Presse du 24 octobre 2017.
L’adoption du projet de loi 62 exigeant entre autres de donner et de recevoir des services publics à visage découvert suscite un tollé pour les mauvaises raisons.
Certains avocats s’empresseront de se porter volontaires pour défendre devant les tribunaux la cause des femmes qui se sentiraient lésées par cette décision. Du côté du Canada anglais, qui ne manque pas une occasion de faire du Québec « bashing » dès qu’on ose déroger au sacro-saint principe du multiculturalisme, la condamnation de cette mesure est sans appel. Pour leur part, certains groupes et militants musulmans et autres, alliés objectifs de la mouvance islamiste, s’empresseront de crier à l’islamophobie et au racisme.
Il serait déplorable de voir les médias québécois leur emboîter le pas et leur offrir leurs tribunes sans approfondir les véritables enjeux. Mais plus déplorable encore est l’attitude de certains politiciens et de nombreux progressistes, y compris certaines féministes, qui s’opposent à toute interdiction au nom des droits et liberté des femmes musulmanes.
Deux types d’opposition
Pour y voir plus clair, il faut faire la distinction entre deux types d’opposition. L’une pragmatique, comme celle du maire de Montréal et d’autres municipalités, décriant la difficulté d’application de l’interdiction du voile intégral dans les transports en commun, l’autre de principe, basée sur l’enjeu des droits de la personne. À mon avis, l’opposition basée sur les droits de la personne résulte d’une confusion et d’une incompréhension profonde du phénomène.
Comme le soulignait Ali Rizvi, auteur de The Atheist Muslim, la gauche se trompe au sujet de l’islam et la droite se trompe au sujet des musulmans. Cette remarque judicieuse résume les errements de part et d’autre du spectre politique. Elle renvoie au fait qu’une certaine gauche confond l’islam en tant que croyances religieuses et l’intégrisme qui manipule la religion à des fins politiques, tandis que la droite ne fait pas la distinction entre les musulmans et les intégristes, ce qui l’amène à rejeter les premiers par peur des seconds.
Soyons claire. Se cacher le visage n’est pas un droit fondamental et encore moins une liberté. D’ailleurs, la plupart des musulmans et des musulmanes en sont convaincus.
Il ne s’agit pas de nier « l’agentivité » - concept cher aux féministes post-coloniales – des femmes portant volontairement le niqab ou la burqa. Il ne s’agit pas non plus de légiférer sur les vêtements des femmes. D’ailleurs, on peut difficilement qualifier de vêtement un tissu qui sert à cacher le visage. Comme le soulignent de nombreuses femmes musulmanes qui s’opposent vivement au port du voile intégral, considérant qu’il n’a rien à voir avec leur religion, c’est avant tout, disent-elles, un outil qui vise à invisibiliser les femmes et à nier leur statut social et politique. Par conséquent, il est faux de prétendre que légiférer sur le niqab est une atteinte à la liberté religieuse.
Ceux et celles qui appellent à contester l’interdiction du voile intégral devant les tribunaux, croyant ainsi se porter à la défense des droits et libertés des femmes musulmanes, se fourvoient et jouent un jeu dangereux. De plus, il faut bien réaliser que les accusations mensongères de racisme et d’islamophobie, que d’aucuns attribuent à toute critique de l’islam, ne font que renforcer l’influence croissante des groupes intégristes salafistes qui promeuvent une idéologie liberticide.
Chaque société est en droit d’établir des règles de fonctionnement et des codes sociaux qui doivent être respectées pour favoriser les échanges respectueux entre personnes d’origines et de croyances diverses. C’est pourquoi les occidentaux voyageant dans des pays conservateurs sont incités à s’habiller de façon non provocante et à respecter les codes de conduite prévalent dans le pays visité. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on choisit de vivre dans un pays et qu’on aspire à être traité sur le même pied d’égalité que d’autres citoyens et citoyennes.
Une idéologie sectaire
Rappelons que dès la fin du XIXe siècle, des réformistes musulmans, y compris parmi les autorités religieuses, préconisaient l’abandon du voile porté par les femmes, considérant qu’il n’avait rien de religieux, mais relevait de coutumes patriarcales symbolisant la réclusion des femmes.
Aujourd’hui encore, des chefs religieux de l’Université Al-Azhar du Caire, considérée comme la référence religieuse de la branche sunnite, se sont vivement opposés au port du voile intégral, considérant qu’il ne relève pas du dogme religieux, mais d’un courant politique intégriste.
Contrairement au hidjab, dont la promotion active par certains groupes depuis les années 1970 a réussi à banaliser ce symbole, que plusieurs considèrent à présent comme étant l’expression de leur identité religieuse, le voile intégral cachant le visage des femmes est reconnu comme étant l’emblème des groupes intégristes salafistes qui le prônent activement.
L’interdiction du niqab dans certains pays européens a été entériné par la Cour Européenne des droits de l’homme. De plus, certains pays musulmans, comme l’Égypte, l’Algérie et la Tunisie, ont interdit le port du niqab à l’école et parfois à l’Université. En 2009, la prestigieuse Université Al-Azahar du Caire - une référence mondiale de l’islam sunnite - a annoncé qu’elle comptait interdire le port du voile intégral dans ses établissements, ce qui a suscité un tollé de la part des Frères Musulmans, principale force d’opposition. L’an dernier, le voile intégral était interdit à l’Université du Caire, aux enseignantes et aux étudiantes, et un projet de loi égyptienne était soumis à l’étude, prévoyant son interdiction dans les établissements gouvernementaux, les transports en commun et les hôpitaux publics.
L’interdiction du voile intégral vise à freiner l’influence des groupes intégristes salafistes qui le prônent. Toutefois, ces interdits ont donné lieu partout à des contestations juridiques coûteuses, ce qui en dit long sur l’esprit combatif des militants et militantes salafistes qui mènent ce djihad juridique.
L’objectif poursuivi par les groupes intégristes salafistes, ici comme ailleurs, est la promotion d’une vision idéologique sectaire et suprémaciste, basée sur une lecture extrêmement rigoriste des textes religieux de l’islam. Or, cette idéologie constitue une menace pour le vivre-ensemble, tant dans les pays occidentaux que dans les pays à majorité musulmane. En effet, cette idéologie menace les droits des femmes et des minorités, mais également la sécurité et la liberté de conscience des musulmans et des musulmanes qui refusent d’y adhérer.
On a tort de sous-estimer l’importance de ces groupes, pour l’instant minoritaires au Canada, dont l’influence dépasse le poids numérique. Largement financés par les pétrodollars, ces groupes sont passés maîtres dans la mise en place de stratégies efficaces et adaptées à chaque contexte. Par exemple, dans les pays où les musulmans sont minoritaires, ces groupes réussissent à étendre leur influence à travers l’encadrement religieux offert, ainsi que l’organisation d’activités communautaires répondant aux besoins des fidèles. Ils incitent les fidèles à renchérir sur les revendications religieuses et alimentent les sentiments victimaires, afin de renforcer leur emprise sur eux. Ces stratégies identitaires et sectaires leur permettent d’élargir graduellement leur base populaire, notamment auprès des jeunes et des femmes isolées.
Précisons, enfin, que ces groupes représentent l’extrême droite religieuse musulmane. Or il ne viendrait à l’idée de personne, surtout pas des progressistes et des féministes, de soutenir l’extrême droite religieuse catholique ou protestante, sous prétexte de vouloir défendre la liberté religieuse. Pourquoi alors refuser de faire preuve du même discernement, dès lors qu’il s’agit des citoyennes et des citoyens musulmans ?
Pistes de solution
Compte tenu des enjeux globaux des droits de la personne et de la liberté de conscience, gravement menacés par l’idéologie qui sous-tend le niqab et la burka, il est clair que le supposé « droit » de porter le voile intégral ne fait pas le poids.
Par conséquent, il est contre-productif et irresponsable de contester juridiquement l’interdiction du voile intégral, sous prétexte de protéger les droits de celles qui le portent. En fait, un véritable engagement pour les droits de la personne devrait nous inciter à contrer l’idéologie identitaire et sectaire des groupes qui le promeuvent, au lieu de légitimer leur discours et de renforcer leur influence, sous prétexte de vouloir protéger les droits des minorités.
Comme le soulignait Kofi Annan, ancien Secrétaire général à l’ONU, la politisation de la culture sous forme d’intégrismes religieux constitue l’obstacle majeur à l’avancée des droits des femmes.
Par ailleurs, il faut bien reconnaître que la loi 62 est mal ficelée et insuffisante, comme l’a expliqué l’ex-bâtonnière du Barreau de Montréal dans un article paru dans Le Devoir* récemment. Cette loi laisse la porte ouverte à tous les accommodements religieux et a omis d’inscrire la laïcité comme un principe essentiel, seul garant du respect des droits et de la liberté de conscience de tous et de toutes, y compris pour les minorités musulmanes.
Bien entendu, la voie juridique n’est pas la seule. Cela ne nous empêche pas de réfléchir à ce qui est réalisable et ce qui est politiquement souhaitable. Par exemple, on voit mal comment appliquer concrètement l’interdiction du voile intégral dans les transports publics, sans offrir aux groupes islamistes l’occasion de renchérir autour d’images victimaires et d’accroître ainsi leur influence aux yeux de leurs communautés.
Il nous faut miser davantage sur l’éducation, la lutte contre les discriminations et la responsabilisation de tous les milieux dans la poursuite d’objectifs communs. Des efforts visant à favoriser l’intégration culturelle et pas seulement économique des immigrants, ainsi qu’à lutter ensemble contre les intégrismes religieux de toutes origines s’imposent. Les médias ont un rôle primordial à jouer pour ramener le débat sur les véritables enjeux, au lieu de se contenter de faire écho aux accusations mensongères de racisme qui enveniment le débat.
Il faudrait enfin écouter davantage la voix des musulmanes et des musulmans qui soutiennent véritablement les principes de laïcité et d’égalité, pour les inclure dans la recherche de solutions.
Yolande Geadah est chercheure indépendante et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherche et d’études féministes (IREF) de l’UQAM. Elle a complété sa scolarité de doctorat en Science politique et a été engagée pendant une trentaine d’année dans des organismes de coopération internationale du Québec. Elle a écrit de nombreux ouvrages et essais traitant d’enjeux sociaux complexes qui nous interpellent aujourd’hui. Dans son 1er essai, Femmes voilées, intégrismes démasqués, (VLB, 1996 et 2001), l’auteure traite sans complaisance des conséquences négatives de la montée des intégrismes religieux. Elle a publié également La prostitution, un métier comme autre ? (VLB, 2003). Son dernier essai, Accommodements raisonnables, droit à la différence et non différence des droits (VLB, 2007) lui a valu le prix Condorcet du Mouvement laïque québécois. Elle a aussi réalisé la recherche et la rédaction de trois avis pour le compte du Conseil du statut de la femme portant sur la polygamie (2010), la prostitution (2012) et les crimes d’honneur (2013).