Dans le débat sur la laïcité que le gouvernement Legault vient de rouvrir, Québec solidaire s’est prononcé en faveur du statu quo, notamment pour éviter que des femmes musulmanes qui tiennent à rester voilées en toutes circonstances ne soient écartées de certains postes de la fonction publique.
Progressiste en apparence, cette décision conforte en réalité ce qu’à la suite de nombreuses historiennes et féministes musulmanes l’essayiste Hela Ouardi appelle la « misogynie institutionnalisée » de l’islam. (1)
Femme sous condition
Certaines musulmanes ont l’intime conviction que le voile est une obligation coranique. Leur choix, induit par le milieu familial, éducatif ou religieux, est respectable. Cela dit, des théologiens et théologiennes de l’islam sont formels : le Coran ne contient pas un seul verset qui oblige les femmes à dissimuler leur chevelure. Il enjoint au moyen d’une métaphore à se vêtir décemment.
Le voile est un vêtement plurimillénaire. Il fut imposé en Mésopotamie pour distinguer les femmes « bien » des esclaves et des prostituées. Il n’a pas été inventé par l’islam, né au VIIe siècle de notre ère, et n’a rien de proprement « islamique ».(2) À l’époque moderne, à partir des années 1920, particulièrement en Égypte et au Maghreb mais aussi en Turquie et en Iran, les femmes musulmanes ont commencé à se dévoiler pour une raison précise : se libérer du contrôle patriarcal du corps féminin.
Dans les régimes théocratiques musulmans, comme en Arabie saoudite et en Iran, le port du voile est obligatoire. Partout où elle existe, cette obligation fait partie d’un ensemble de lois régissant la condition féminine, des lois souvent iniques voire cruelles, en flagrante contradiction avec les droits de la personne. En témoigne le rétablissement annoncé de la charia, la loi coranique, dans le sultanat de Brunei. Après les Afghanes engrillagées, nous avons aujourd’hui sous les yeux les spectres noirs et déshumanisés de Daech qui rappellent, en pire, les Saoudiennes n’ayant droit de cité que dissimulées sous l’abaya comme les Iraniennes sous le tchador.
Montréal n’en connaît que la version soft. En plein été, étouffant sous un vêtement sombre qui les couvre de la tête aux pieds, nombreuses sont les musulmanes côtoyant un époux qui, lui, a le droit de se promener tête et bras nus, avec ce que cela entraîne comme autres libertés d’action. À ceci près que cette inégalité de statut dans notre espace public n’est pas du ressort de l’État.
Un vêtement politisé
Au Québec, dans les années 1960 et 1970, les musulmans étaient présents dans la population, mais rares étaient les femmes voilées, qu’on ne voyait pas non plus sur les campus. De cette époque datent les conflits au Moyen-Orient qui ont donné naissance à l’islamisme politique, puis à son déploiement à travers le monde, massivement financé par les pétromonarchies du Golfe, principalement l’Arabie Saoudite et le Qatar. (3)
De cette époque date aussi le surgissement du « vêtement islamique » dans l’espace public. Il accompagne des mouvements comme « Présence musulmane », émanation des Frères musulmans soutenus par le Qatar. Rappelons-nous les passages réguliers au Québec de Tariq Ramadan, qui remplissait les salles. Parmi bien d’autres, son prêche sur le « devoir d’engagement » de la femme, accessible sur Internet, est un modèle d’argumentation que l’intitulé éclaire pleinement. Hypervisible dans les sociétés occidentales, instrumentalisé au même titre que la femme qui « doit » le porter, le voile devient un marqueur territorial, identitaire et politique.
De cette époque date aussi le début des actions en justice pour atteinte aux droits religieux. Tel le droit, pour une musulmane, de prêter le serment de citoyenneté à visage couvert, la (vraie) raison étant que des hommes étrangers à la famille sont dans la salle, dont éventuellement « le » juge (comme si, excités à la vue d’un visage féminin…). En l’occurrence, que défend la Cour suprême ? Un droit religieux ou le faux nez de la misogynie ? La question est posée à Québec solidaire.
Religieux ou misogyne : bien nommer les choses
Le débat sur l’interdiction des signes qualifiés de « religieux » est piégé au départ puisque la religion est, à juste titre, un droit inaliénable. Or, se réclament également du « religieux » les mutilations génitales, la polygamie ou encore le mariage des petites filles – l’âge légal du mariage est de 10 ans en Arabie saoudite ; il fut abaissé à 9 ans par la République islamique d’Iran dont le code pénal autorise aussi le mariage forcé, au même titre que la lapidation et la flagellation.
Nous ne vivons pas non plus dans un pays laïque. La Constitution adoptée en 1982 déclare que « le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu ». Le crucifix surplombant les assemblées législatives et municipales, la prière ouvrant les débats dans les parlements du Canada sont de puissants marqueurs du lien pernicieux entre politique et religion. Pernicieux, car la loi issue de la raison et du débat, et par nature évolutive, peut être suspendue à tout moment au nom d’une loi divine ou déclarée telle. C’est le refuge des fondamentalismes, toutes religions confondues. Y toucher, c’est s’exposer à être débouté par la Cour suprême. Et à donner l’image d’un parti intolérant, à plus forte raison dans le contexte des récentes attaques terroristes contre des mosquées. Pour preuve, les réactions virulentes condamnant la tentative du gouvernement québécois de limiter l’empiètement du religieux.
Il existe des pays où enlever son voile quelques heures dans la journée pour être à l’école ou travailler dans les services publics est désormais considéré comme allant de soi. Ce n’est pas dans la culture nord-américaine. Québec solidaire a fait une bonne analyse : juridique, politique et sociétale, dans le sens du multiculturalisme.
Pour la condition féminine, c’est une autre histoire. Car s’abriter derrière la protection des femmes voilées, c’est-à-dire du voile islamique, au nom d’une pensée généreuse et progressiste revient paradoxalement à conforter une forme institutionnalisée de misogynie, à légitimer son institutionnalisation.
Les tenants de la laïcité ont raison dans un pays qui n’y est pas prêt ni même disposé. En attendant, l’invocation du religieux fait loi. Devant leur institutrice voilée, certaines petites filles comprendront qu’être privées du droit à la piscine, à l’air et au soleil sera pour elles dans l’ordre des choses, certains politiques et défenseurs des droits ayant choisi de veiller aux prérogatives du divin plutôt qu’à l’émancipation du féminin. (5)
– De la même autrice : "Libres d’être inégales ? Le problème n’est pas le voile comme "vêtement", mais ce qu’il représente", 2017.
Notes
1. Entretien d’Hela Ouardi, professeure de littérature à Tunis, avec François Busnel (émission « La grande librairie » (TV 5 Monde, dimanche 31 mars 2019) à l’occasion de la sortie de son nouveau livre, Les califes maudits (Paris, Albin Michel).
2. Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Paris, Flammarion, 2017, coll. Champs essais.
3. Le grand reportage de RDI du 1er avril 2019 sur l’Iran et l’Arabie saoudite rapporte que le régime saoudien a financé, dans le monde entier, la construction de mosquées et d’écoles coraniques à hauteur de 100 milliards de dollars. Sur la naissance et le déploiement de l’islamisme politique, voir Gilles Kepel, Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Paris, Gallimard, 2018.
4. Il y a quelques jours (28 mars 2019) et après des années d’une vive résistance, l’Assemblée nationale du Québec a adopté une motion pour retirer le crucifix que le Premier ministre Maurice Duplessis a fait accrocher en 1936 au-dessus du fauteuil du président. Peu avant, la Ville de Montréal a statué que le crucifix ornant la salle du Conseil municipal ne sera par replacé à l’issue des travaux de rénovation. Ces deux crucifix resteront néanmoins dans les bâtiments et seront mis en valeur à titre patrimonial. Certains parlements provinciaux dont celui du Québec ont remplacé la prière par un moment de recueillement
5. En France, dans certains quartiers à forte population musulmane, de nombreux parents contournent la mixité des cours de natation en obtenant des certificats médicaux attestant que leurs filles sont allergiques au chlore et ne peuvent donc pas accompagner leurs camarades à la piscine. Les filles n’apprendront pas à nager. Curieusement, aucun garçon ne souffre de cette allergie.