Madame la présidente du MLQ et membres du Conseil d’administration,
Chers anciens lauréats du prix Condorcet-Dessaulles,
Chers parents, amis et collègues qui m’honorez de votre présence,
Je suis touchée de l’honneur que vous me faites aujourd’hui en m’octroyant cette reconnaissance et par les mots généreux de Lucie Jobin et Daniel Baril à mon endroit.
La laïcité : du bon côté de l’Histoire
Je suis émue par la présence ici de tous ceux qui comptent dans cet inlassable combat pour édifier une laïcité digne de ce nom au Québec. En défendant la laïcité, nous sommes du bon côté de l’Histoire, mais du mauvais côté de l’idéologie ambiante du politiquement correct. Nous le savons tous dans ce que ce combat nous coûte au plan personnel : on ne reçoit pas beaucoup de médailles ! L’autoritarisme idéologique revêt encore les habits d’un paternalisme moralisateur qui imprègne de plus en plus la discussion publique.
On cite maintenant en exemple les signataires de Refus global et les précurseurs de la Révolution tranquille, en oubliant de dire qu’ils étaient souvent mis au ban de leur société bien-pensante. La quête de laïcité est difficile, mais elle vise à faire avancer les humains, ensemble, dans une citoyenneté partagée.
Nous sommes du bon côté de l’Histoire, mais il n’y a pas de pourpre, ni d’apparat ou de bourses philanthropiques pour appuyer notre quête, mue par la seule richesse de nos âmes, de nos convictions pour le Juste et de nos cœurs réunis autour de la défense bénévole de la dignité et de la liberté de ce qui fait l’humain.
Les sociétés démocratiques modernes ne sont plus là pour promettre le salut mais bien l’égalité, ni pour prêcher des vérités mais bien la liberté, et c’est ce que reflète la laïcité qui permet la liberté de conscience, l’égalité citoyenne et la possibilité d’émancipation.
Je tiens donc au premier chef à partager cet honneur avec vous, les lauréats précédents de ce prix qui avez contribué à faire avancer cette quête, ainsi qu’avec tous les membres du Conseil du Mouvement laïque québécois : la plus grande noblesse de ce combat, c’est vous qui l’incarnez par votre constance à défendre haut et fort le flambeau de la laïcité et de la liberté de conscience au Québec.
Dans les dossiers où intervient le MLQ, il est souvent seul face à nombre de coalitions religieuses qui sont quant à elles dotées de moyens financiers significatifs, sans compter leur effet concerté. Je tiens à souligner le talent et l’engagement indéfectible de Me Luc Alarie qui a tenu à bout de bras nombre de causes phares initiées par le Mouvement laïque québécois, dont l’affaire de la prière au Conseil municipal de Ville Saguenay. Dans son jugement unanime rendu en 2015 dans cette affaire très médiatisée, la Cour suprême du Canada a déclaré que « l’obligation de neutralité religieuse de l’État relève d’un impératif démocratique » et a posé les jalons d’un État clairement incarné dans ses représentants et a insisté sur ce que véhicule l’apparence, pavant la voie à une législation digne de ce nom.
2019 adoption de la Loi sur la laïcité ; le Québec entre pleinement dans son Histoire
Comme avocate engagée pour la laïcité depuis près de 15 ans, je suis d’autant plus touchée de me voir attribuer le prix Condorcet-Dessaulles en cette année où, dans un geste historique, le législateur québécois affirme et encadre la laïcité de l’État québécois de façon explicite dans une Loi fondamentale. Adoptée le 16 juin dernier, la Loi no 21 définit également les principes constitutifs de cette laïcité et l’incarne dans les institutions et les représentants de l’État exerçant l’autorité au sens large. Il s’agit d’une loi mesurée, le reflet d’une société mature, capable de se projeter dans l’avenir.
La loi no 21 fait œuvre utile et matérialise l’important consensus social et politique qui se dégage autour de cet enjeu. Il s’agissait du septième projet de loi sur cette question présenté à l’Assemblée nationale depuis 2008. Face à un tel constat, on peut se demander sur quelle planète vivent ceux qui allèguent que le projet de loi no 21 aurait été adopté avec trop de précipitation.
Créer un Conseil de la laïcité
Le socle de la laïcité est enfin posé et l’aménagement de ce principe dans la société québécoise pourra continuer d’évoluer. Malheureusement, la partie ne sera pas facile, avec les contestations judiciaires qui ont suivi l’adoption du projet de loi, malgré le recours préventif aux clauses dérogatoires, qui s’avère légitime en l’instance au terme d’une décision démocratique. Les résistances idéologiques, fondées sur les droits individuels tous azimuts, de même que l’incompréhension face au rôle sociétal de la laïcité, demeurent significatives.
Il faut noter que le principe de laïcité de l’État en lui-même ne suscite guère de résistance ; c’est plutôt son corollaire, le volet de la prohibition du port de signes religieux pour certains représentants de l’État en autorité, qui soulève les passions. Il va de soi que l’absence de balises législatives depuis 15 ans, sous le vocable de de la « laïcité ouverte », a entraîné l’érosion d’un espace civique authentiquement neutre. D’où les réticences actuelles compte tenu de la permissivité qui était le lot du vide juridique en cause.
Pour cette raison, afin de donner pleinement effet à la loi no 21, il m’apparaît que l’État québécois devrait créer un Conseil de la laïcité, comme il en existe dans diverses nations européennes. Ce Conseil pourrait faire œuvre d’information et d’éducation en faisant mieux faire connaître la laïcité sur le terrain, réunir des données pour éclairer les pouvoirs publics et proposer au gouvernement des mesures visant au respect du principe de laïcité.
La laïcité est la condition essentielle du pluralisme religieux et spirituel, elle protège de ce fait les droits des minorités religieuses, mais on essaie de lui faire dire le contraire. De plus, elle n’est pas la cause mais bien le symptôme des tensions sociales et des forces extérieures agissantes sur la société qu’elle vise à réfréner.
La laïcité marque une ouverture de l’État au pluralisme et du religieux à l’altérité. Le terme « Laïcité » provient du mot grec laikos qui signifie : « qui appartient au peuple ». C’est le peuple qui forge ses institutions publiques à l’abri de pouvoirs tiers, et qui se reconnaît dans cet espace public qu’est sa nation. C’est l’affirmation qu’aucune loi de nature extérieure ne peut prévaloir sur celle établie démocratiquement par la société civile. La laïcité se bâtit ; tous doivent y contribuer.
Contrairement au sens commun libéral, la liberté ne s’affirme pas toujours contre l’État ; c’est au contraire grâce à l’État et à la notion de souveraineté populaire que la prééminence de la nation politique sur les Églises a pu prendre corps et faire en sorte que la liberté de croire et de ne pas croire soit enfin reconnue et, avec elle, l’égalité de tous les citoyens et citoyennes, sans distinction d’origine ou de conviction spirituelle.
À titre d’illustration, le Québec célèbre cette année les 50 ans de l’avènement du mariage civil, ce qui est révélateur de la longue quête des non-croyants pour un statut égal à celui des croyants. Thérèse Casgrain a porté le flambeau de cette cause, en défendant du même souffle une législation civile sur le divorce.
On craignait jadis la destruction nucléaire, et je ne prétends pas que ce péril soit effacé, mais il s’en ajoute un nouveau dans les démocraties libérales : l’atomisation de la société, où l’individu omniscient, qui ne se rapporte qu’à lui-même, érode tout espoir de vie commune et sape les bases de la démocratie. Pour citer Marcel Gauchet, « la consécration des droits de chacun débouche sur la dépossession de tous ».
Le droit à la différence devient bien souvent le paravent du conformisme. Traiter le religieux comme une simple coquetterie ou affirmation individuelle, dénuée de tout rapport de pouvoir, témoigne d’une dangereuse amnésie de la conduite des affaires humaines. Et si le Canada prêche tant pour la diversité, on peut penser qu’il devrait accepter celle du Québec, dans la poursuite d’un intérêt social majeur.
Genèse de mon engagement et gratitude envers ceux qui ont compté
Mon intérêt pour le principe de laïcité fut le prolongement naturel de mon engagement pour l’avancement des droits humains des femmes, car ces deux causes sont intrinsèquement liées et rejoignent le bien commun. En voici rapidement les moments marquants pour moi.
Comme bâtonnière du Barreau de Montréal, en 2006-2007, j’ai fait de ces deux enjeux une priorité lors de ma Rentrée judiciaire. J’ai décerné le 7 septembre 2006 la médaille du Barreau de Montréal à titre posthume à Annie Macdonald Langstaff, la première femme diplômée en droit au Québec en 1914 qui n’a jamais pu accéder au barreau, et j’ai invité le bâtonnier de Paris, Yves Repiquet, à prononcer une conférence sur la laïcité et l’État de droit en France, devant un parterre de plus de 500 membres du barreau. Cette réflexion comparatiste m’apparaissait importante à la lumière des arrêts Amselem et Multani, respectivement rendus par la Cour suprême du Canada en 2004 et 2006.
En 2009, j’ai traité des aspects juridiques de la laïcité dans le cadre de deux conférences sur le thème « Laïcité et égalité : quel projet pour le Québec prononcées aux côtés de Christiane Pelchat, présidente du Conseil du statut de la femme, Djemila Benhabib, alors jeune essayiste, et de Diane Guilbault. Nous allions nous croiser plusieurs fois par la suite dans des échanges toujours fructueux. Les éditions Sisyphe avaient organisé la première et j’ai tenu la seconde sous l’égide du Forum des femmes juristes de l’Association du Barreau canadien-division Québec, que je co-présidais.
Au début de l’année 2010, je me souviens d’une rencontre mémorable pour la rédaction de la Déclaration des Intellectuels pour la laïcité (IPL) « Pour un Québec laïque et pluraliste », qui fut ensuite publiée dans Le Devoir du 16 mars 2010. Cette rencontre de travail, tenue dans un petit restaurant de l’avenue Côte-des-neiges, près de l’Université de Montréal, regroupait un quatuor singulier : M. Guy Rocher, sociologue du droit et de l’État, Yvan Lamonde historien des idées, Daniel Baril anthropologue, et moi comme juriste. Cette complémentarité de nos regards a contribué à enrichir ma réflexion au fil du temps. Nous avons récidivé l’année suivante pour la présentation conjointe en commission parlementaire du Mémoire des IPL sur le PL no 94 et cette collaboration a mené à des colloques et à la rédaction de l’ouvrage collectif Pour une reconnaissance de la laïcité au Québec, publié en 2013.
M. Rocher, votre présence aujourd’hui me touche particulièrement car vous savez l’importance que vous revêtez à mes yeux. Tout votre engagement converge vers la contribution au bien commun ; là où je vous rejoins et dans la recherche de l’universel. Dans mes interventions, j’ai appris de vous à être imagée, à présenter les idées complexes avec simplicité, une mise en récit impressionniste qui rejoindra tous les citoyens et citoyennes. À plusieurs reprises, par l’exemple de votre combativité, et par vos encouragements, vous m’avez donné la force et le courage de continuer, malgré l’adversité et le temps consacré.
Même s’il y a une grande densité de passé en lui, Guy Rocher est toujours le plus jeune où qu’il soit, par son absence d’a priori et sa faculté d’être dans le mouvement. M. Rocher, vous êtes pour moi un phare.
J’ai créé en 2013 le collectif Les Juristes pour la laïcité et la neutralité religieuse de l’État et nous sommes intervenus en commission parlementaire dans tous les projets de lois en cette matière. Je remercie les juristes qui m’ont suivie dans cette démarche, en particulier le constitutionnaliste Henri Brun pour sa confiance.
Un autre souvenir marquant : mon défunt beau-père Me Philippe Casgrain que j’ai converti à 80 ans aux vertus de la laïcité et qui assistait avec empressement à toutes mes conférences et qui se liait avec mes amies féministes !
Mots de reconnaissance
À Louise Mailloux, Andrée Yanacopoulo, Yolande Geadah, Andréa Richard et Nadia El-Mabrouk : votre contribution au débat public est significative.
Quelques mots pour ma famille et mes amis dont le support et les encouragements me sont précieux et avec qui les échanges d’idées sont fructueux :
À mon amie Janine Carreau, artiste-peintre, qui défend l’intégrité de l’héritage de Refus global avec un courage qui force l’admiration ;
À Gilbert Turp, écrivain et dramaturge, pour le plaisir de nos échanges sporadiques, ainsi qu’avec le professeur de droit Daniel Turp ;
À Me Guylaine Henri et à Sylvie Louis, pour leur amitié indéfectible ;
Merci à ma famille d’accepter les piles de jurisprudence et d’ouvrages sur la laïcité qui m’accompagnent un peu partout et d’être les cobayes de mes arguments ;
À mes grands frères Pierre et Claude Latour et à sœur Louise qui incarnent avec chaleur la fraternité ;
À ma fille Alix, mon inspiration au quotidien, maintenant une jeune femme de 20 ans, étudiante en seconde année de droit, qui sait penser par elle-même et dont la présence sur terre embellit l’humanité.
Conclusion
Je me suis impliquée dans la défense de la laïcité mue par la même quête de sens qu’exprime Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe : ce rocher, que l’humain porte inlassablement vers le sommet pour le voir dévaler incarne la temporalité humaine et la possibilité pour l’être humain d’inventer sa vie, et d’en créer lui-même le sens. Puisque la défense de la laïcité est toujours à recommencer, il va de soi qu’il s’agit d’un mythe utile !
Le poète et diplomate Saint-John Perse, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature en 1960, parlait quant à lui de la « fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau (…) ».
L’Iliade et l’Odyssée, ces grands récits homériques, nous montrent l’invariabilité de la nature humaine et de ses passions, ce qui explique que la laïcité soit un combat sans cesse renouvelé. Dans son bel ouvrage Un été avec Homère Sylvain Tesson écrit :
« Seule la constance mène au but. (…) la longueur de vue, la fidélité constituent les plus hautes vertus. Elles finissent par remporter le combat (…). Ne pas déroger, seul honneur de la vie. »
C’est ce que je nous souhaite.
Je vous remercie de votre attention.
2019. Tous droits réservés, Julie Latour
Vidéo de la cérémonie de remise du Prix Condorcet-Dessaulles 2019 par la présidente du Mouvement Laïque québécois à Me Julie Latour. Trois discours : par Mme Lucie Jobin, présidente du MLQ, par M. Daniel Baril, vice-president du MLQ et par Me Julie Latour