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dimanche 1er avril 2007

Marie-Claire Blais, l’art au secours de la vie

par Élaine Audet






Écrits d'Élaine Audet



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Photo : Michel Tremblay

Avec Soifs (1) de Marie-Claire Blais, on aborde un monde de profondeur, de compassion, de solidarité humaine et d’une vaste vision des choses en cette fin de siècle pareille à une descente aux enfers, à une toile de Bosch auquel Blais fait d’ailleurs allusion. Cette auteure de Québec évolue au sein d’une élite artistique internationale mais ne perd jamais de vue " le malheur du monde ", sa misère tant affective que matérielle. Jusqu’à ce livre, j’éprouvais plus d’admiration envers " la personne " (jamais devenu un personnage malgré sa renommée) que pour l’oeuvre. J’aimais sa présence vulnérable et sensible au coeur de la tourmente humaine et de l’art dans ce qu’il a de plus proche du cri, entre Munch et Mozart.

L’écriture à son meilleur

Soifs est le trente-deuxième livre en trente-six ans d’écriture de Marie-Claire Blais et le premier d’une trilogie sur le XXe siècle. En une longue phrase de 315 pages, Marie-Claire Blais sait parfaitement, par le rythme souverain, nous tenir en haleine, en communion totale, avec ces damnés du néolibéralisme et de la post-modernité que sont les enfants noirs ghettoïsés et délinquants, les sidéens qui auraient encore tant à aimer, à dire, à vivre, les " boat people " qui survivent amputés de leurs proches engloutis par la mer sur des radeaux de fortune, les artistes vieillissants qui, devant la proximité de la mort, savent le prix de chaque instant de vie et de beauté, l’horreur de la peine de mort qui raye d’un trait l’irremplaçable vie et reproduit le crime qu’elle prétend combattre, le vent nucléaire sur la poitrine innocente d’un enfant et l’impuissance douloureuse de celles et ceux qui ne cessent de dénoncer les holocaustes humains.

Et finalement, les femmes, victimes consentantes ou révoltées de " la veulerie des hommes " qui les immolent encore et toujours sur le bûcher de leur soif de possession et de pouvoir. Des femmes libres mais qui semblent toutes vaincues par cette fatalité dont elles sentent à travers les siècles le souffle rauque sur leur nuque comme celui de ces êtres violents et intolérants qui cachent leur rancoeur et leur coeur rance sous les draps blancs du KKK et sentent que leur heure approche en ces temps de dépossession planétaire. Où les femmes et les enfants sont comme toujours les premières cibles. Les premières innocences piétinées.

C’est sous forme de fugue que Marie-Claire Blais nous glisse à l’oreille et au plus profond du coeur la polyphonie du malheur contemporain, de la passion agonisante de l’humain en chacune et chacun de nous. Un murmure qui, au fil des pages, reprend inlassablement un ton plus haut son incantation dans la spirale insupportable de la haine et de la beauté assassinée, de l’enfance défenestrée. Un oratorio contre l’aveuglement persistant des victimes programmées et l’ombre grandissante des forces de mort qui surplombent nos vies. Une écriture qui chante en soi loin dans le sommeil et qui nous prend par la main au réveil. Un livre de chevet idéal pour réfléchir en beauté sur le sens déchirant de la vie et sur l’urgence de l’amour avant qu’il ne soit trop tard. Un très grand livre que j’ai reçu, tant il était bienvenu, comme s’il avait été écrit pour moi seule.

Les armes de la lumière

Après avoir obtenu, en 1996, le prix de la Gouverneure générale pour Soifs, Marie-Claire Blais a fait paraître, au printemps 2001, le deuxième volet de sa grande fresque sur le XXe siècle, Dans la foudre et la lumière. (2) Elle y poursuit la mise-à-nu de la violence, de l’injustice, de la misère qui affectent l’ensemble de l’humanité mais frappent plus douloureusement les femmes et les jeunes. On y retrouve la plupart des personnages de Soifs auxquels viennent s’ajouter celui de Jessica, la jeune aviatrice sacrifiée à l’ambition de ses parents, et celui de la Vierge aux sacs, mendiante de New York, qui, parmi les prédictions qu’elle lance à la volée, prophétise, avant le 11 septembre 2001, que " s’écrouleraient ses édifices, ses gratte-ciel ".

Le flot de cette longue phrase charrie dans ses eaux tumultueuses l’indignation face à la pauvreté, la peine de mort, la condition des femmes, l’intégrisme, le racisme. " J’aime le mot " indignation ", dit Marie-Claire Blais. C’est l’indignation des autres. L’auteur est caché partout. L’auteur laisse parler les autres. Ce sont les autres qui parlent. L’auteur est indigné, peut-être, mais c’est une indignation de chorus." (3) Le roman évoque le massacre de l’école secondaire de Columbine au Colorado, " ils prirent une étudiante par le cou et la fusillèrent, adieu, Peekaboo, disaient-ils ", rappel inquiétant de la tuerie de Polytechnique à Montréal en 1989, se souvient des cendres jamais retombées d’Hiroshima, parle de la responsabilité des savants, des ravages de la drogue, du sida, de la fascination et de l’aliénation produites par les jeux vidéo. Prophétique aussi cette réflexion de Mère sur " quelque simulacre de croisade où apparaissaient les figures du Bien et du Mal, des Bons et des Méchants, et à cette fin on abêtissait l’enfant jusqu’à lui présenter tous les saints du ciel tels des guerriers refoulant les âmes non croyantes. "

Marie-Claire Blais mène, avec la force de la lucidité et du verbe, le long combat de la conscience contre l’ignorance, de la solidarité contre le cynisme et la soif guerrière de pouvoir et de profits, de la lumière contre la violence mortifère de la foudre. Les armes de la lumière, dans cette lutte à finir, sont l’amour, la compassion et l’art, représenté principalement par la musique, la peinture et la danse. Cette fois-ci, l’auteure évoque Goya, Giotto, Piero de la Francesca, Rouault, Stendhal, Tchaïkovski, Wilhem Friedman Bach et, bien sûr, Mozart, dont Caroline rêve de peindre le portrait " enluminé de l’ensemble des traits de l’âme pure [...] car c’était sous cet ensemble des traits de l’âme que transpirait l’intensité de la musique [...], n’eût-elle pas vécu joyeuse en ne faisant que cela, le profil de Mozart, fût-il dans l’adversité de la création... ".

Une fois de plus, Marie-Claire Blais, avec toute la maturité de son art et le souffle intense de sa révolte, nous donne à voir la " continuelle douleur d’être vivant ", tout comme les éclats de lumière et de beauté, " l’amour irréconciliable de la vie " qui, en chacun et chacune de nous, perpétuent la joie et l’espoir. " La profondeur de chaque être, n’est-ce pas son innocence ? ", demande-t-elle. Oui et l’ennemi véritable est tout conditionnement, stéréotype, préjugé qui vise à la tuer pour nous jeter les uns et les unes contre les autres dans une violence sans fin.

1. Marie-Claire Blais, Soifs, Montréal, Boréal, 1995.
2. Marie-Claire Blais, Dans la foudre et la lumière, Montréal, Boréal, 2001.
3. Caroline Montpetit, « Pulsations modernes », Montréal, Le Devoir, 13 mai 2001.

Mis en ligne sur Sisyphe le 31 juillet 2003



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Élaine Audet

Élaine Audet a publié, au Québec et en Europe, des recueils de poésie et des essais, et elle a collaboré à plusieurs ouvrages collectifs. Depuis 2002, elle est l’une des deux éditrices de Sisyphe.
Ses plus récentes publications sont :
 Prostitution - perspectives féministes, (éditions Sisyphe, 2005).
 La plénitude et la limite, poésie, (éditions Sisyphe, 2006).
 Prostitution, Feminist Perspectives, (éditions Sisyphe, 2009).
 Sel et sang de la mémoire, Polytechnique, 6 décembre 1989, poésie, (éditions Sisyphe, 2009).
 L’épreuve du coeur, poésie, (papier & pdf num., éditions Sisyphe, 2014).
 Au fil de l’impossible, poésie, pdf num., (éditions Sisyphe, 2015).
 Tutoyer l’infini, poésie,pdf num., 2017.
 Le temps suspendu, pdf num., 2019.

On peut lire ce qu’en pensent
les critiques et se procurer les livres d’Élaine Audet
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