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dimanche 7 septembre 2003 Le Cœur pensant Courtepointe de l’amitié entre femmes
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Il n’est pas vraiment passé inaperçu, car il a fait l’objet de plusieurs critiques dans les journaux du Québec. Il n’a toutefois pas reçu, à sa parution, toute l’audience qu’il méritait, notamment auprès des milieux féministes. Pourtant, c’est l’un des premiers essais à aborder ce sujet passionnant, réconfortant et peut-être un peu subversif en ces temps troubles d’antiféminisme. Je veux parler du très beau livre d’Élaine Audet, Le coeur pensant. Courtepointe de l’amitié entre femmes. Le titre est un poème en soi. C’est un livre écrit dans cette langue poétique et enveloppante à laquelle l’auteure nous a habitué-es. Pour finir un été chaud, au sens propre comme au sens figuré, et amorcé un bel automne, Sisyphe vous propose des extraits du « Cœur pensant », petit clin d’oeil à l’amitié et à l’histoire des femmes. Histoire de donner le goût à toutes de s’envelopper dans cette chaleureuse « courtepointe », « art éminemment féminin, [qui] s’est imposé parce qu’il me semblait refléter le mieux la façon fragmentée qu’ont les femmes de vivre leur vie et leurs amitiés, en ne perdant jamais de vue la perspective d’ensemble. » Bonne lecture !
Virginia Woolf a raconté dans Une Chambre à soi (1) la difficulté qu’elle a éprouvée à trouver dans la littérature une tradition d’amitié entre femmes. Pourtant, les femmes sont amies depuis des millénaires. Elles ont été l’une pour l’autre la meilleure amie, la parente, la compagne de vie, la pourvoyeuse économique et affective ou l’amante incomparable. S’il n’en avait pas été ainsi, elles n’auraient pu survivre dans un monde où elles ont été si dévalorisées. Mais il n’existe à peu près pas de documentation sur ce sujet (2). Pourquoi l’amitié entre hommes (ex. : Montaigne et La Boétie, Oreste et Pylade, Shams et Roumi dans la culture persane) est-elle, d’Aristote à nos jours, invariablement qualifiée de noble et d’exemplaire, alors que l’amitié entre femmes ne serait qu’un lien banal et dépourvu de toute grandeur ? Les hommes semblent incapables de percevoir les femmes sans eux. Sans hommes, des femmes ensemble dans un lieu public ne seraient que des femmes « seules ». Si amitié il y a, ce ne pourrait être qu’en attendant l’arrivée d’un homme qui donnera un sens à leur vie ! Les rares théoriciennes qui ont traité du thème de l’amitié entre femmes admettent qu’il y a plusieurs manières de la vivre. Elles reconnaissent la différence entre les liens d’amitié et le lesbianisme qui est le choix fait par certaines femmes de partager exclusivement avec des femmes tous les aspects de leur être et de leur vie. En amitié, la quête de fusion importe moins que la reconnaissance lucide de la singularité de l’autre et de son autonomie, alors que la passion amoureuse est surtout marquée par l’exclusivité et un désir plus ou moins aveugle. Personnellement, je crois que l’amitié dépasse toute tentative de catégorisation, sexuelle ou autre, et qu’elle naît simplement, pour paraphraser Montaigne, parce que c’est toi, parce que c’est moi. La passion de l’amitié chez les femmes J’ai choisi de parler ici de la passion de l’amitié chez les femmes, indépendamment de leurs relations amoureuses ou, lorsque c’est le cas, en tant qu’une des composantes essentielles de cet amour. Je suis d’accord avec la définition d’Adrienne Rich qui a l’avantage de n’exclure aucun aspect de l’amitié en embrassant : « ... les multiples formes de rapports intenses et privilégiés entre femmes, qui comprennent aussi bien la capacité de partager sa vie intérieure que celle de faire front contre la tyrannie masculine et que celle de donner et de recevoir un soutien pratique et politique » (3). On ne peut analyser l’amitié entre femmes en utilisant les mêmes critères que pour analyser l’amitié entre hommes, notamment en raison des différences de culture et de sensualité qui amènent les femmes à vivre et à manifester autrement leurs sentiments. Différence qui ne vient pas d’une essence biologique féminine, mais de la culture des femmes fondée sur « l’expérience d’être femme dans un monde d’hommes » (4). Quant à la sensualité féminine, Luce Irigaray la décrit bien dans son commentaire d’un film de Jacques Rivette : « les deux amies se touchent sans arrêt, tendrement, joyeusement. [...] Le sexuel est là continûment. Sans tension vers un acte précis, sans focalisation de l’espace-temps vers un but exclusif, sans avant ni après coup » (5). C’est cette sensualité féminine diffuse et omniprésente qui rend si difficile une démarcation nette du sentiment amoureux et amical. Il m’a donc semblé que pour mener à bien ma recherche, le meilleur choix serait de reconstituer l’histoire souterraine de l’amitié entre femmes en ne tenant pas compte de l’orientation sexuelle, le sentiment d’amitié reposant plus essentiellement sur l’individualité de l’amie que sur son sexe. Les amiEs sont semblables aux artistes qui, en créant, ne sont ni hommes ni femmes, mais les deux à la fois, dans une sorte d’androgynie fondamentale. Ainsi que le remarque à juste titre Marguerite Yourcenar, « la question en elle-même est oiseuse : toutes nos passions sont sensuelles. On peut tout au plus se demander jusqu’à quel point cette sensualité a passé aux actes » (6). Il y a des amours où l’amitié occupe peu de place et d’autres où elle joue un rôle primordial. C’est de ces dernières dont j’ai choisi de parler. Je pense qu’il faut inclure les amitiés exemplaires entre lesbiennes même si les deux amies sont ou ont été dans un rapport amoureux. J’ai pensé que si je traitais de l’amitié entre hommes et femmes, je parlerais des couples où l’amitié est une forte et exemplaire composante comme, par exemple, entre Stuart Mill et sa compagne Harriet Taylor. La culture lesbienne, qui n’est pas subordonnée aux relations avec les hommes, fournit une source incontournable de documentation sur l’amitié entre femmes. En raison de sa marginalisation sociale, la communauté lesbienne a tendance à vivre des liens de solidarité, d’affection et de loyauté solides et profonds. Les recherches montrent que les amitiés entre lesbiennes durent au-delà des relations amoureuses ou se développent indépendamment d’elles. L’amitié des femmes n’est pas une simple "relation d’appoint" De tout temps, les hommes ont fait de l’amitié un monopole masculin et de l’amitié féminine un ghetto insignifiant, désespéré ou pervers. Une simple relation d’appoint pour les femmes en attente de l’essentielle rencontre avec l’homme de leur vie ! Leurs amitiés, fussent-elles exemplaires et passionnées, ont été exclues de l’histoire. Pourtant, même la Bible offre plusieurs exemples de l’amitié qui unit des femmes dans un monde où, déjà, tout tend à les diviser. J’en veux pour preuve la relation entre Ruth et Naomi qui, au départ, n’ont rien qui les prédestine à devenir amies, séparées qu’elles sont par l’âge et l’origine ethnique : l’une est jeune et forte, l’autre a dépassé la quarantaine. A la mort de leur mari, elles ne peuvent plus compter que l’une sur l’autre. Quand Naomi conseille à Ruth de rentrer chez sa mère, alors qu’elle-même retournera d’où elle est venue, Ruth lui fait cette belle déclaration de fidélité et d’amitié : Ne me dis pas de t’abandonner, de retourner loin de toi ; Un bref retour sur les auteurs qui ont traité le thème de l’amitié, notamment Aristote, Cicéron, Montaigne, Kant, Nietszche, Foucault et Derrida, met en évidence qu’aucun de ces philosophes ne peut prétendre à l’universalité quand ils excluent systématiquement la vision des femmes de leurs analyses, si ce n’est pour en souligner l’inexistence. Rien n’est négligé dans l’histoire pour expulser de fait les femmes de ces bastions masculins que sont la philosophie et les sciences, ni la force, ni le ridicule, ni les critiques réductrices, et surtout pas une pauvreté chronique qui maintient quotidiennement les femmes au niveau de la survie. Au risque d’alourdir le texte, j’ai choisi de recourir à beaucoup de citations et de notes pour donner à d’autres que moi l’envie et les moyens bibliographiques de retourner aux sources de cette mémoire perdue. Le « diviser pour régner » patriarcal La société patriarcale a appliqué aux femmes, plus qu’à tout autre groupe social, la politique éprouvée du « diviser pour régner ». Dans un monde fait par et pour les hommes, on les incite à une lutte sans merci pour éclipser leurs rivales et ainsi obtenir l’approbation masculine, seul gage de réussite sociale ou amoureuse. Un comportement qui rend dérisoires les liens qu’elles créent entre elles. Mais il y a des exceptions : celles qui s’entêtent à se choisir envers et contre tous, des dangeheureuses qui refusent tous les chemins menant à la haine de soi et des autres femmes. Il m’est apparu indispensable de faire ce détour pour montrer sur quelle toile de fond négative a dû s’édifier non seulement l’amitié entre femmes, mais aussi leur conquête de l’autonomie qui en constitue la condition essentielle. Une généalogie de l’amitié entre femmes se doit de recourir aux deux courants principaux du féminisme, celui de la différence et celui de l’égalité. Les tenantes de la différence ne prennent pas l’homme comme mesure de toutes choses, mais luttent pour la reconnaissance de leur spécificité et des valeurs que leur exclusion du pouvoir leur a permis de développer au cours de l’histoire. Elles ne revendiquent pas strictement leurs droits en fonction de l’égalité avec les hommes, mais plutôt en fonction de leurs propres choix, de leurs besoins d’autonomie, d’indépendance, de leur fierté d’être femmes, de leurs affinités et de leur solidarité. On trouve notamment dans ce groupe Sappho, Hypatie d’Alexandrie, Christine de Pisan, Charlotte Gilman Perkins, Idola Saint-Jean, Virginia Woolf, Anne Hébert, Luce Irigaray, Judy Chicago, Louky Bersianik et, au carrefour des deux groupes, Colette et Simone de Beauvoir qui furent si importantes pour l’ensemble des femmes. Dans le deuxième courant dont la visibilité est plus grande, il y a « les filles du père » qui ne remettent pas en question les valeurs patriarcales, mais revendiquent simplement une place égale à celle qu’occupent les hommes dans la société, ces derniers constituant toujours le point de référence ultime de.leur libération. On trouve, parmi elles, l’infime minorité de femmes alibis que toutes les sociétés utilisent, comme les self made men, pour montrer qu’il ne suffit aux femmes que de le vouloir pour accéder aux fonctions les plus élevées. À force de vouloir être égales aux hommes, des femmes comme George Sand, Mary McCarthy et Hannah Arendt finissent vraiment par ressembler à leur modèle. Au garçon parfait dont rêvait leur père. Une étude géopolitique montrerait clairement la force des liens que les femmes entretiennent entre elles, en dépit de tous les obstacles et de toutes les conséquences politiques déterminantes qui en découlent pour leur avenir. Une telle étude permettrait également de constater qu’il existe d’énormes différences dans la façon dont se vit l’amitié entre femmes, comme dans les pays musulmans, par exemple, où l’amitié devient pour les femmes un outil de survie face à l’étouffement intégriste. C’est actuellement le cas dans des pays tels que l’Algérie, l’Afghanistan, I’Iran, le Bangladesh. Il y a également, du côté anglo-saxon plus que dans les pays latins, une très forte tradition d’amitié entre femmes. Les traces de ces amitiés sont maintenant accessibles grâce au gigantesque travail effectué en particulier par les chercheuses féministes américaines à qui je suis extrêmement redevable. Je pense en particulier à Mary Daly pour Gyn/Ecology (8), à Janice G. Raymond pour l’ouvrage déjà mentionné, A Passion for Friends(9) et à l’Australienne Dale Spender pour Women of Ideas (10). Étant donné la rareté des écrits théoriques consacrés spécifiquement à l’amitié entre femmes, la recherche se limite plus ou moins à la consultation des œuvres biographiques et épistolaires, aux quelques œuvres de fiction où les femmes traitent elles-mêmes de ce thème et, enfin, à ce qu’on sait de leur façon de se lier entre elles. Ainsi, tout au long du livre, j’ai cherché à faire ressortir différentes manières de voir et de vivre l’amitié, que ce soit individuellement, collectivement ou dans une œuvre. Les traces des grandes amitiés féminines ayant été soigneusement gommées de l’histoire, il n’a pas été facile de dresser leur généalogie. Il y a toujours eu des femmes qui, en dépit des obstacles, se sont identifiées aux autres femmes et ont expérimenté diverses formes de relations, allant des liens amicaux à des rapports socio-culturels plus englobants. Ainsi, j’ai trouvé important de montrer les retombées positives de l’amitié sur le destin de réformatrices, de révolutionnaires, de théoriciennes et de femmes d’écriture illustres. Le choix formel de la courtepointe, art éminemment féminin, s’est imposé parce qu’il me semblait refléter le mieux la façon fragmentée qu’ont les femmes de vivre leur vie et leurs amitiés, en ne perdant jamais de vue la perspective d’ensemble. Notes 1. Virginia Woolf, Une Chambre à soi, Paris, Denoël, 1977. Mis à jour sur Sisyphe le 29 août 2003 AUTRES EXTRAITS « Sappho, l’amour et la poésie » « Hildegarde Von Bingen, la conscience inspirée du XIIe siècle » « Quand les femmes se savent capables de tout » Extrait de l’introduction du livre d’Élaine Audet, Le Cœur pensant. Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000. On peut se procurer ce livre dans les bonnes librairies ou le commander à l’adresse sur cette page. Il est distribué en France par D.N.M./Librairie du Québec, 30 rue Gay-Lussac, 75005, Paris - Téléphone : 01 43 54 49 02. Courriel. |
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