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> La banalité du mal> LE VIOL ou La vengeance au bout du phallus !...

2 février 2007, 01:37, par Suzanne

Réponse à Fatima

Chère Madame,

Quand j’ai écrit ce message, j’étais loin d’imaginer qu’il pourrait prêter à de tels malentendus.

L’expression « banalité du mal », qui figure entre guillemets dans le texte, devait, bien sûr, l’être aussi dans le titre. Or la consigne de Sisyphe exclut les guillemets des titres. J’ai eu le tort de garder le titre tel quel, sans guillemets, ce qui a pu prêter à confusion. J’ai emprunté l’expression paradoxale « banalité du mal » à Hannah Arendt, qui l’utilise, pour la première fois, dans le procès Eichmann, criminel nazi jugé pour sa responsabilité dans la Shoah. Elle décrit un homme ordinaire, médiocre, « effroyablement normal », et précise que la « banalité du mal » n’est pas la banalisation du mal, et ne disculpe pas les auteurs des crimes.

Je précise donc que c’est la personnalité du violeur que je considère comme banale, et non l’acte de viol. Je pensais que cela allait sans dire, mais sans doute cela va-t-il mieux en le disant. Je dis donc haut et fort que, comme vous, je considère que :

_Il est heureux que le viol ait passé de la qualification de délit à celui de crime

_Le viol entre amants ou époux est un viol, donc un crime

_Quelque soit le comportement d’une femme victime de viol, il ne peut en aucun cas disculper le violeur

J’ai beau relire mon texte, je n’y trouve rien qui contredise ces affirmations. Au contraire, j’y ai bien écrit (avant-dernier paragraphe) : « Les luttes féministes ont donné droit de cité au désir féminin, et, corrélativement, créé la notion de viol conjugal », etc… Cette « heureuse évolution-révolution », que nous avons vécue, en France, dans les années 70, vous me reprochez de ne pas en tenir compte, de faire un retour en arrière, et de m’enliser. Sincèrement, je ne le pense pas. J’ai aussi été très surprise d’être assimilée par vous aux machos « historiques », pour qui, dans un viol, la coupable est « toujours la femme, qui a tenté le diable, par sa capacité de séduire… ». Là encore, je ne trouve rien, dans mon texte, qui évoque ce stéréotype sexiste de « l’éternel féminin », maléfique, diabolisé, si courant avant les changements des années 70 ; encore moins, qui indique que j’y souscrive.

Vous avez raison de dire que nous avons beaucoup de chance d’être sorties de cette injustice séculaire, qui persiste dans votre pays. Je comprends et respecte parfaitement votre réaction face à mon texte, car vous avez, en tant qu’avocate, à accompagner, sur le terrain, de grandes souffrances. La divergence vient peut-être surtout du fait que votre regard est juridique et moral, (vous utilisez des termes comme « irréprochable », « doublement fautif », etc…), tandis que je me suis volontairement abstenue de tout jugement de valeur pour essayer de cerner les processus psychologiques qui ont pu être à l’œuvre. Car je pense aussi que :

_Expliquer, voire tenter de comprendre, n’est pas excuser, ni a fortiori justifier

_Je ne vois pas comment on pourrait juger sans avoir tenté d’approcher (dans la mesure du possible) les mécanismes qui ont conduit aux faits

_Je pense qu’une analyse psychologique doit être neutre, donc procéder de la même façon pour tout être humain, criminel ou non, surtout si elle porte sur un cheminement antérieur au crime.

Si vous considérez que la mienne repose sur des principes machistes, je suppose que, là aussi, cela tient au fait que vous vous placez sur le terrain juridique, où il paraît logique d’expertiser le prévenu seul, alors que je trouvais éclairant d’analyser ce qui a pu se passer au niveau de la relation, sans que cela ne comporte dans mon esprit, une quelconque mise en accusation de la victime.

Que mon analyse psychologique (si tant est qu’elle mérite ce nom…) soit subjective, c’est certain, et inévitable, par manque de données. J’ai supposé que le violeur a une personnalité peu structurée, fluctuante ; qu’il est « borderline », un cas si fréquent actuellement qu’on peut le considérer comme « banal »… « Internaute », dans son message récent, fait une hypothèse plus restrictive, mais qui va dans le même sens, en le considérant comme un « manipulateur pervers narcissique », cas particulier de « borderline « .

Quant à la psychologie freudienne, ses aspects machistes ont été dénoncés par de nombreuses personnes qui, n’ayant pas lu Freud, ont pris pour des affirmations ce qu’il présentait comme des hypothèses (notamment sur la sexualité féminine). Si elle est, comme toute théorie, tributaire de son époque pour certains de ses aspects, je ne pense pas qu’elle soit dépassée ; les thérapies comportementales et adaptatives en vogue actuellement me semblent plutôt viser le formatage du consommateur bien intégré, que l’analyse en profondeur.

Mais, bien que la position officielle, en France, proclame l’égalité de tous les citoyens, quelque soient leur appartenance ethnique, leur sexe, etc …les schémas sexistes sont toujours bien présents, du moins dans les inconscients, prêts à ressurgir en situation de crise, p.ex.actuellement dans les cités. Vous parlez du regard social ; je ne pense pas qu’il soit l’apanage des hommes, mais qu’il est plus ou moins intégré par l’ensemble de la société (mères exciseuses, etc…) . Je pense que ces schémas sont transmis dans la petite enfance, par des non-dits, etc.. C’est pourquoi je trouve l’analyse en profondeur importante. Ainsi, j’imagine que le violeur en question a quelque part intégré l’image des femmes noires violées par des colons blancs racistes, vestige d’une époque où les Noirs étaient effectivement déshumanisés (p.ex. montrés dans des cages aux expositions coloniales), et aussi la violence réactionnelle, l’idée du viol d’une femme blanche en guise de vengeance. Qu’il tient ce schéma_ fourni par son passé ethnique, ainsi que par le sexisme latent de la société, toujours prête à réduire les femmes à l’état d’objets_ en réserve dans son inconscient. Et qu’il s’en saisit comme alibi pour sa vengeance personnelle lorsque, son mensonge démasqué, ses tentatives de séduction échouent, car ce type de personnes, mauvaises perdantes, ne supportent guère la frustration.

Cela n’enlève rien à sa culpabilité, car quelque soit le conditionnement social, il reste une marge de liberté à l’individu, où il peut inscrire ses choix et sa responsabilité.
Il me semble donc logique et nécessaire de juger et de condamner les criminels, mais à mon avis les crimes de certains individus ne doivent pas masquer la violence structurelle de la société (ici, sexiste et raciste)

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Le violeur explique « benoîtement » son acte par le schéma post-colonial, et cette absence de sentiment de culpabilité, Hannah Arendt la retrouve chez les criminels nazis, qui s’identifient totalement à l’idéologie qui les a conditionnés en déshumanisant les victimes, de sorte qu’ils ont pu les exterminer sans états d’âme. Je pense que dans les sociétés où existent des catégories discriminées, c’est-à-dire toutes, jusqu’à nouvel ordre, une personne faiblement structurée, qui aurait pu rester un individu lambda, peut se transformer en criminel. C’est cette problématique que j’ai voulu évoquer par l’expression « banalité du mal », sans être arrivée à formuler comme je l’aurais voulu, l’articulation entre les stéréotypes d’une société et la psychologie individuelle.

Sans prétendre vous avoir convaincue, j’espère que vous ne me considérez plus comme machiste…