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Gabrielle Roy : les amitiés féminines et l’écriture

20 avril 2009

par Élaine Audet

Québec souligne à l’automne 2013 le trentième anniversaire de la mort en 1983 de la grande romancière canadienne-française, Gabrielle Roy. Née le 22 mars 1909 à Saint-Boniface au Manitoba, son premier roman, Bonheur d’occasion, a été publié en 1945 et a remporté un succès immédiat. En 1947, l’auteure a reçu le prix Fémina en France pour ce livre, et le Prix du Gouverneur général pour sa traduction anglaise, The Tin Flute. Gabrielle Roy a écrit onze romans dont La petite poule d’eau (1950), Alexandre Chenevert (1954), Rue Deschambault (1955), La Montagne secrète (1961), La route d’Altamont (1966), Ces enfants de ma vie (1977), La détresse et l’enchantement (1984) et Le temps qui m’a manqué (2000), suite de La détresse et l’enchantement, publié après sa mort.



Gabrielle Roy est une auteure pour qui la présence continuelle d’amitiés féminines à ses côtés constitue l’une des conditions premières de l’écriture. C’est en Angleterre, en 1938, au moment où elle prend la décision de consacrer sa vie à l’écriture, qu’elle découvre cette nécessaire complémentarité de l’amitié féminine et de l’écriture. La première de la longue liste d’amies qui jalonneront sa vie est Esther Perfect, dont la maison à Upshire (Essex) se trouve à l’entrée du village, modeste, avec un jardinet ouvrant sur un vaste paysage de terres vallonnées assez semblable à la montagne Pembina de son enfance. « Là, dira Gabrielle Roy, tout était selon le désir le plus parfait du cœur. » Et tout le reste de sa vie, elle recherchera ce type d’espace retiré et cependant proche de la ville où elle se sent apaisée, délivrée du quotidien, et couvée par une présence féminine aimante et dévouée.

    « Les semaines qu’elle passe chez Esther sont pour Gabrielle parmi les plus heureuses de tout son séjour en Angleterre. C’est comme si, subitement, elle revenait à son enfance protégée, choyée, pure de tout conflit. À la jeune femme venue se réfugier chez elle, Esther offre tout ce qu’une mère peut offrir ; elle la nourrit, la soigne, la décharge de toutes les tâches domestiques, tout en lui apportant consolation et amour. Mais Esther a une supériorité sur Mélina [mère de G.R.] : elle ne s’oppose nullement à Gabrielle, ne lui fait aucune remontrance et surtout n’attend rien en retour de ses soins (1). »

Désormais, pour Gabrielle Roy, l’écriture exigera toujours la réactualisation de cette scène initiale, la reproduction de conditions idéales d’écriture que seule rendra possible la présence auprès d’elle d’une amie aussi discrète et dévouée qu’Esther. En 1948, alors qu’elle vit en France, elle rencontre la poète et peintre Cécile Chabot qui devient aussitôt une amie très proche et qui le restera jusqu’à la fin de sa vie. François Ricard décrit Cécile comme « une femme toute menue, à l’air angélique et au cœur d’enfant ; sa sensibilité, son amour de la nature, son caractère effacé, l’espèce de naïveté qu’elle a devant le monde et la vie, tout en elle correspond aux qualités de ce type de femmes par qui Gabrielle se sent le plus attirée ». Femmes rassurantes, fragiles, images mêmes de l’innocence et de la bonté en qui elle peut avoir une confiance absolue.

Berthe Simard, de Petite-Rivière-Saint-François, est sans doute la plus importante de ces figures tutélaires de l’amitié dans la vie de Gabrielle Roy, lui permettant d’écrire dans les meilleures conditions psychologiques, affectives et matérielles. François Ricard rapporte qu’elles se rencontrent en juin 1956 et se sentent aussitôt proches l’une de l’autre, comme si, après s’être longtemps attendues, elles s’étaient enfin trouvées et se découvraient d’emblée unies par une amitié qui semble à Gabrielle une sorte de miracle. « La réelle amitié en ce monde est chose si rare et difficile à trouver, écrira-t-elle bientôt à Berthe. Moi, je me sens incroyablement heureuse de vous avoir pour amie ». L’écrivaine achète une maison qui fait face à celle de Berthe et y séjournera tous les étés jusqu’à sa mort. L’amitié entre ces deux femmes ne fera que s’approfondir dans l’harmonie et dans un même amour de la nature, leur faisant partager avec un égal bonheur le silence, les confidences, les rires et de longues marches sur la track longeant le fleuve.

Mais, le frimas d’octobre force Gabrielle à quitter son refuge pour Québec, où, en 1966, elle fait la connaissance de l’écrivaine Adrienne Choquette. Elles développent une amitié fondée sur une vision commune de la vie, sur le partage de leurs idées politiques et sociales, sur une sensibilité et des goûts semblables. Par sa douceur et sa candeur, « Drienne » ressemble à toutes ces femmes à la fois fragiles et protectrices, innocentes et pures, qui entretiennent un rapport très riche avec la beauté du monde. Gabrielle partage avec Adrienne Choquette, une complicité littéraire que n’assombrit aucun sentiment de concurrence ou d’envie.

Ainsi, pendant toute sa vie, Gabrielle Roy suscitera autour d’elle des amitiés inconditionnelles et passionnées. Même si elle semble être celle qui profite le plus de cette solidarité, elle-même donne à ses amies tout ce qu’elle peut d’affection, d’intensité et de présence dans les marges que lui laisse l’écriture. Joyce Marshall, sa traductrice, la décrit « frêle, mais gaie, simple et chaleureuse, menue avec un visage tourmenté et sombre, une voix très profonde et de merveilleux yeux clairs », femme fascinante avec qui on peut partager la conscience de problèmes communs sans avoir à les discuter, constituant, pour Marshall, une merveilleuse base à l’amitié.

François Ricard se demande si Gabrielle Roy est vraiment l’amie de toutes ces femmes qui lui sont dévouées à jamais et semble douter que l’écrivaine ressente à l’égard de l’une ou l’autre d’entre elles « le désintéressement et surtout ce souci d’égalité parfaite qui font l’amitié véritable ». Pour ma part, je ne vois aucune raison de douter de la bonne foi de Gabrielle Roy, alors que sa correspondance abondante et assidue avec ses amies montre toute l’importance qu’elle leur accorde dans sa vie. Par ailleurs, à ma connaissance, aucune d’entre elles n’a témoigné d’un manque quelconque de la part de Gabrielle à leur égard. Il y a lieu de se réjouir, au contraire, qu’à l’instar d’autres créatrices et femmes engagées, elle ait su trouver auprès de ses amies une communauté non conventionnelle où elle a pu se sentir libre et s’épanouir à la mesure de son immense talent.

Notes

1. Toutes les citations sont tirées de : François Ricard, Gabrielle Roy - Une vie, Montréal, Boréal, 1996.

Extrait de : Élaine Audet, Le coeur pensant. Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Loup de Gouttière, 2000. Distribué par Les éditions Sisyphe.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 avril 2009.

Élaine Audet


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