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Services sexuels pour les handicapés : la pitié dangereuse

18 avril 2014

par Catherine Albertini, chercheure et membre de Choisir la cause des femmes

    « Etant donné les films pornos que visionnent les personnes handicapées dans les établissements, le sexe qui s’étale partout, comment leur refuser ce qui est promis à tous ? » Marcel Nuss cité par Claudine Legardinier, Prostitution & Société, décembre 2008.

En France, la question d’un accompagnement sexuel pour les personnes handicapées est posée depuis qu’un député UMP, Jean-François Chossy, prépare une proposition de loi visant à créer un statut « d’aidant-e sexuel-le » à leur bénéfice. Si l’association de femmes handicapées « Femmes pour le dire, femmes pour agir » y est fermement opposée, Marcel Nuss fondateur de « Handicap et autonomie » est le lobbyiste acharné du droit des handicapés aux services sexuels. Droit que la société devrait prendre en charge en relevant le montant des allocations dont ils sont bénéficiaires. Il serait pour le moins étrange que cette revendication financière aboutisse, à l’heure, où, pour des raisons de restrictions budgétaires, tous les enfants handicapés ne peuvent être scolarisés en milieu ouvert - condition de leur intégration sociale et de leur autonomie future - faute de postes suffisants d’auxiliaires de vie scolaire.

Mais que l’on ne s’y trompe pas, cette revendication de droit aux services sexuels n’est rien moins que la revendication d’égalité sexuelle entre hommes, handicapés comme valides, les handicapés voulant accéder aux mêmes droits sexuels que les hommes valides ce qui comprend entre autre le droit d’accéder au sexe des femmes dans la prostitution. Il s’agit davantage de revendiquer un droit « naturel » sur le corps des femmes que de revendiquer un droit au plaisir puisque celui-ci ne saurait jamais être garanti. Quand un homme se pose en victime il réclame des droits sur les femmes. Ce qui est en jeu ici, c’est donc la reconnaissance de la prostitution comme service social au bénéfice exclusif des hommes puisque la demande est spécifiquement masculine (une seule demande féminine a été enregistrée en 10 ans !). (1)

Le désir – intransitif - construit comme besoin se mue en droit, rétrécissant la sexualité en génitalité et, par l’alchimie de la transsubstantiation, la prostitution devient un mode privilégié d’accès à la sexualité du masculin métamorphosant le proxénétisme en principe organisateur de la compassion sociale chargé d’acheminer les denrées féminines disponibles à leurs utilisateurs-clients. La société compassionnelle du « tout marché capitaliste (…) tend ainsi aveuglément à réduire les êtres humains à du bétail qu’on mène de la crèche à la pâture, de la pâture à la saillie et de la saillie à l’abattoir. » (2)

Le système prostitutionnel qui crée pour une part les besoins, désirs mimétiques, fantasmes formatés par la pornographie, et leur satisfaction en mettant des femmes réelles à la disposition de clients qu’il a contribué à conditionner à la consommation, n’osait rêver d’une telle reconnaissance de son utilité sociale. Jusque là, le système se contentait de mettre en avant le droit des femmes prostituées à disposer librement de leur corps, renversant la situation effective de ces femmes dont le corps est mis à la libre disposition de clients solvables. Cette légitimation compassionnelle du système prostitutionnel rendrait de facto impossible toute forme de lutte contre les industries du sexe dont les femmes et les adolescentes sont les principales victimes à cause d’un accident chromosomique. Le principe de non discrimination serait aussitôt mis en avant par les valides car tout le monde peut, dans le domaine de la sexualité, se proclamer peu ou prou handicapé, trop timide, trop petit, trop laid, trop complexé etc...

Marcel Nuss ne se pose pas la question de l’égalité entre les sexes dans la sexualité, il invoque la souffrance de l’homme dont les « besoins ne sont pas entendus », il prend comme argument que « ça se fait ailleurs ». Effectivement, ces services sont prodigués dans les pays où la prostitution est regardée comme un droit de l’homme pour les hommes : les Pays-Bas, l’Allemagne ou la Suisse. Dans un entretien au quotidien Libération, toujours à l’avant-garde en ce qui concerne la défense des droits des minorités et à la traîne pour ce qui est de l’égalité sexuelle réelle entre les deux sexes, il compare « les blocages actuels à ce qui s’est passé en 1975 au moment où a été voté la loi qui a légalisé l’avortement sous certaines conditions. » (3)

Dans cette logique la légalisation de l’avortement - c’est à dire le droit des femmes à refuser une grossesse non désirée - équivaudrait au droit des hommes à la prostitution. Cet argument, déjà utilisé lors du débat sur la gestation pour autrui, ressemble à s’y méprendre à un retour de balancier en faveur du droit ancestral des hommes à disposer librement du corps des femmes à des fins sexuelles et/ou reproductives. Les féministes qui luttaient dans les années 70 pour l’accès à la contraception et le droit à l’avortement ne demandaient qu’une chose : le droit de pouvoir, comme les hommes, investir leur propre existence, d’être à elles-mêmes leur propre projet plutôt que de servir ceux d’un tiers – un fœtus non désiré par exemple - avec tout ce que cela implique matériellement et temporellement comme de vivre une grossesse, un accouchement, prodiguer des soins, avoir à assumer la responsabilité d’une éducation. Or ce droit, on l’oublie systématiquement, tous les hommes qu’ils soient valides ou handicapés, l’ont en naissant.

Dans une société qui prône les valeurs de liberté d’égalité et de fraternité entre tous les citoyens hommes et femmes, la sexualité ne s’achète pas, tout simplement. Le handicap n’est pas en soi une impossibilité absolue à entrer dans une relation de partage et de réciprocité. Paul Feyerabend, un des principaux philosophes des sciences du XX siècle, rendu handicapé à vie et impuissant à 19 ans lors de la seconde guerre mondiale, marié à plusieurs reprises au cours de sa vie apporte, dans son autobiographie, ce témoignage : « Quand je me retrouvais au lit (…) je devenais très attentif à tous les gestes que j’observais, à tous les sons que j’entendais et essayais de donner satisfaction avec des moyens différents de la procédure standard (en supposant qu’il existe une procédure standard). Il semble que j’y réussissais, en tout cas à certaines occasions. (…) Alors que j’aimais les étapes initiales d’une rencontre et que j’étais plus qu’heureux de suivre les indices et les instructions explicites qui m’étaient donnés, je n’ai jamais eu d’orgasme moi-même. » (4)

Notes

1. Claudine Legardinier, « Handicap : accompagnement sexuel ou prostitution ? », Prostitution & Société, décembre 2008.
2. Alain Accardo, De notre servitude involontaire, « contre-feux », Agone 2001.
3. Marcel Nuss, Handicap et sexualité : que ceux qui en ont envie puisse en bénéficier, Libération, 25 février 2011
4. Paul Feyerabend, Tuer le temps, Seuil 1996.

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 Lire aussi une entrevue sur le même sujet de Claudine Legardinier avec la philosophe Michela Marzano.

 Aussi : « Lettre de remerciement aux prostitueurs »

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 mai 2011

Catherine Albertini, chercheure et membre de Choisir la cause des femmes


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