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À même les fonds pour la lutte contre le sida
270 000$ au groupe Stella pour une rencontre de 4 jours sur le "travail du sexe"

2 juin 2005

par Micheline Carrier

L’Agence de santé publique du Canada a accordé une subvention de 270 000$ à Stella pour une rencontre internationale de quatre jours qui se tiendra à Montréal, du 18 au 22 mai, dans le cadre des célébrations du 10ième anniversaire de ce groupe. « Célébrer une décennie d’action. Façonner notre avenir. Un rendez-vous des travailleuses et travailleurs du sexe », peut-on lire sur le site Web du Forum XXX. Stella, un groupe montréalais de défense des droits de femmes prostituées qui fait la promotion de la prostitution comme travail, s’est vu attribuer, selon une source bien informée, une somme supérieure à sa demande initiale, les évaluateurs du dossier estimant que la subvention réclamée ne suffirait pas à défrayer l’ensemble des coûts rattachés à l’organisation et à la tenue du Forum XXX.



La majeure partie de cette subvention, soit 230 000$, provient du bureau national de l’Agence de santé publique à Ottawa, et le reste, 40 000$, de son bureau régional à Montréal. Grâce à ce généreux coup de pouce du gouvernement canadien, l’inscription au forum est gratuite pour les quelque 250 participant-es attendu-es. On pourra aussi leur offrir les petits déjeuners et les déjeuners gratuits sur le site même du forum, à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), et prendre en charge leur hébergement ainsi qu’une partie de leurs frais de transport. La subvention a en outre permis la création d’un site Web pour promouvoir l’événement et informer les participant-es.

Le programme du Forum XXX comprend aussi un « super party du 10ième anniversaire de Stella et un spectacle excentrique », le 21 mai : « Celles et ceux qui n’ont jamais assisté à une soirée stellienne seront choyés ! Nous organisons une soirée mémorable pour les 250 participantes et participants du Forum ainsi que pour nos ami-es et membres de notre famille. Cette soirée nous permettra de célébrer une décennie d’action mais également de vous introduire aux belles nuits de Montréal ! »

Un groupe méritant

Au cours d’entretiens téléphoniques, M. Jean-Mathieu Dion, agent de relations avec les médias pour l’Agence de santé publique du Canada, a confirmé que cette subvention provenait du programme Initiative fédérale de lutte contre le sida et a déclaré qu’elle n’était attribuée que pour cet événement. Elle est donc distincte, a-t-il précisé, des autres subventions que le même groupe aurait pu recevoir de ce programme pour d’autres projets (1). « Ce groupe fait un travail formidable pour éradiquer le VIH/sida, a affirmé M. Dion, un important travail de terrain qui nous aide beaucoup et nous permet de consacrer plus d’énergie à d’autres tâches ». Le rôle du groupe Stella dans la prévention du VIH/sida n’est pas en cause ici. Il semble toutefois légitime de s’interroger sur l’importance de la somme - 270 000$ - allouée par un organisme gouvernemental de lutte contre le sida pour une rencontre d’à peine quatre jours dont, au dire de M. Dion, (seulement) trois des dix objectifs déclarés dans la demande de subvention du groupe ont trait à cette lutte. Est-il excessif de penser qu’une partie de cet argent puisse servir à d’autres fins qu’à la « lutte contre le sida » ?

Manifestement, la cause du « travail du sexe » mobilise davantage les institutions canadiennes et québécoises que ne le font l’exploitation sexuelle des enfants, la violence faite aux femmes ou la traite des femmes à des fins de prostitution. Outre le soutien majeur de l’Agence de santé publique du Canada, les organisatrices du Forum XXX bénéficient de l’aide, sous différentes formes, d’une panoplie d’intervenant-es. Le groupe Stella semble entretenir des liens étroits avec l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Le Forum XXX a bénéficié du support « logistique », notamment pour ce qui a trait au processus de demande de subventions, du Service aux collectivités de cette université, un organisme de soutien aux groupes communautaires qui répondent à certains critères de promotion sociale. De plus, l’UQAM prête des locaux pour la durée de l’événement. Des chercheuses de l’UQAM font partie du conseil d’administration de Stella. Une chercheuse de l’École de travail social, également membre de l’Institut de recherche en études féministes (IREF) et co-répondante pour le projet Forum XXX, fait également partie de l’Institut Santé et société de l’UQAM, qui parraine la conférence d’ouverture du forum.

Cette conférence est la seule activité ouverte au public : « Par des présentations et des performances, des militantes issues de groupes de travailleuses du sexe feront le portrait de leur situation dans leur pays respectif. Le public est convié à partager les triomphes et les tribulations de ces travailleuses du sexe courageuses venues des quatre coins du monde ». Parmi les autres organismes qui ont apporté leur soutien, financier ou autre, à cette rencontre internationale des « travailleuses et travailleurs du sexe », on compte la clinique l’Actuelle, de Montréal, qui se consacre aux personnes atteintes du VIH/sida.

Un événement social et politique

Le groupe français Cabiria et le Durbar Mahila Samanwaya Committee (DMSC ou le Comité social des femmes irrésistibles), un groupe de défense des droits des travailleuses et travailleurs du sexe basé à Kolkata, en Inde, qui célèbrent comme Stella une décennie d’activités, collaborent à l’organisation et à l’animation du Forum XXX.

Environ « 250 femmes, hommes, travesties, transsexuelles oeuvrant ou ayant déjà oeuvré dans l’industrie du sexe, des personnes travaillant dans des organismes offrant des services aux travailleuses du sexe, ainsi que leurs allié-es », sont attendus à cette rencontre pour discuter « des préoccupations et des grandes priorités du mouvement ». Pour participer, il faut toutefois rencontrer certains critères : connaître les diverses réalités du travail du sexe ; reconnaître le travail du sexe comme une forme de travail ; être engagé-e ou vouloir s’engager dans la lutte pour la reconnaissance des droits des travailleuses et travailleurs du sexe ; être engagé-e ou vouloir s’engager dans la lutte pour la décriminalisation du travail du sexe.

Le programme du Forum XXX présente cette rencontre davantage comme une activité militante, politique et sociale qu’un événement s’inscrivant dans la lutte contre le sida. Une brève mention dans les buts du forum concerne le développement de « nos capacités à faire face à l’épidémie du VIH/sida au Canada mais aussi ailleurs dans le monde ». Il est volontiers question de stratégies pour contrer « le discours dominant », pour faire progresser les attitudes sociales en faveur de la décriminalisation de la prostitution et pour combattre les « lois répressives ». Ces préoccupations politiques justifient-elles une subvention substantielle du programme Initiative fédérale de lutte contre le sida ?

À l’argument selon lequel le programme du Forum XXX n’a pas tellement à voir avec une activité de sensibilisation ou de prévention du VIH/sida, M. Jean-Mathieu Dion a d’abord répondu qu’il n’avait pas à prendre en considération cette « opinion ». Il a ensuite réitéré que la subvention a été accordée à Stella pour le Forum XXX parce que la demande « du groupe répondait à tous les critères du programme ». M. Dion, qui est agent des relations avec les médias et non responsable de programme, n’a pu préciser quels sont ces critères. Il y aurait des critères « fixes » et d’autres critères dépendraient « de l’analyse du dossier ». Des critères selon le groupe demandeur ? « Des critères selon l’analyse du dossier », a répété M. Dion.

Les opinions et les idéologies du groupe subventionné, en l’occurrence le fait qu’il s’emploie, depuis dix ans, à promouvoir l’industrie du sexe et la décriminalisation totale de la prostitution, ne sont pas prises en compte par l’organisme subventionnaire. « L’Agence n’est pas responsable du fait que le groupe travaille à promouvoir la légalisation ou la décriminalisation de la prostitution, dit M. Dion. Ce qui lui importe, c’est que ce groupe fait un bon travail dans le domaine de la prévention du sida ». Un groupe travaillant contre la décriminalisation de la prostitution, et assez astucieux pour inclure un volet sur la prévention du VIH/sida dans son projet, pourrait-il obtenir des subventions de l’Agence de santé publique du Canada ? « Nous n’avons pas de programme sur la prostitution », a dit M. Dion, avant d’ajouter qu’il faudrait vérifier si ce groupe répond aux critères.

Cause du sida, cheval de Troie ?

L’emploi, en tout ou en partie, des subventions destinées à la lutte contre le sida pour promouvoir la légalisation ou la décriminalisation de la prostitution n’est pas une chose nouvelle, ni propre au Canada. Les organismes subventionnaires sont généralement au courant de cette pratique. Dans son « Rapport sur les conséquences de l’industrie du sexe dans l’Union européenne » (15 avril 2004), Marianne Ériksson, alors députée du Parlement européen, affirmait que des ONG et d’autres secteurs utilisent fréquemment cette stratégie de financement : « Dans des entretiens avec des fonctionnaires de la Commission, écrit-elle, il est apparu que lors de la constitution de groupes d’experts, par exemple, la nature et la politique des organisations ne sont pas contrôlées. On ne procède pas non plus à un contrôle des organisations représentées, ce qui est très étonnant. Lorsque l’on pense à la manière dont la criminalité organisée se manifeste, il est de ce fait possible que la Commission, qui prend l’initiative de la législation commune, soit conseillée par des représentants d’organisations criminelles ».

Jenny Wennberg, en collaboration avec Marianne Eriksson, a déposé au Parlement européen un rapport sur le « Soutien financier de l’Union européenne à des projets et organisations promouvant la légalisation et la réglementation de la prostitution » (2002). Ce rapport indique que l’Union européenne, invoquant l’argument, nulle part démontré, que la décriminalisation totale ou la réglementation sont de meilleurs moyens que la lutte contre la prostitution elle-même pour aider les personnes prostituées, a accordé des dizaines de millions d’euros à des organismes qui soutiennent ouvertement l’industrie du sexe, ou qui se consacrent à d’autres causes, comme la lutte contre le sida, tout en faisant la promotion de la prostitution comme un droit des femmes. Des études rapportent, par ailleurs, qu’au plan international, des complicités se tissent à tous les échelons pour faciliter l’attribution de subventions à des groupes liés à l’industrie du sexe.

Des choix sociaux et politiques

Pour un organisme gouvernemental qui se consacre à l’épidémie du sida, est-ce adopter une position « neutre » que de subventionner une activité de nature manifestement politique et sociale, bien que le groupe responsable de l’activité puisse accomplir ou avoir accompli, à d’autres moments de l’année, un réel et excellent travail de prévention du VIH/sida auprès de ses membres et des clients prostitueurs ? Est-ce une position « neutre » de fermer les yeux sur certains des objectifs, assez éloignés de la lutte au sida, qu’affiche ouvertement ce groupe qui, d’une part, sollicite une subvention du programme Initiative fédérale de lutte contre le sida, et, par ailleurs, exige comme condition d’inscription à l’événement l’engagement des participant-es à soutenir la décriminalisation de la prostitution et sa reconnaissance comme travail légitime ? Les groupes militant pour la reconnaissance de la légalisation ou pour la décriminalisation totale de la prostitution seraient-ils en position de négocier leur contribution à la prévention du sida en retour de la « neutralité » de l’organisme subventionnaire devant leurs autres activités ?

Si l’Agence de santé publique du Canada trouve facilement 270 000$ pour un événement de quatre jours, dont l’objectif principal a peu à voir avec le sida, quelles sommes peut-il donc consentir aux activités du groupe Stella qui touchent réellement la prévention du sida ? Stella n’est pas un groupe de lutte contre le VIH/sida, c’est un groupe de défense des droits d’une minorité de femmes prostituées, qui prétend parler au nom de la majorité et qui banalise l’exploitation sexuelle des femmes en propageant le mensonge que la prostitution est, pour la majorité, un travail « librement choisi ». Cette idéologie occulte les rapports sexuels de domination au coeur de l’institution prostitutionnelle et laisse dans la dèche toutes ces femmes, de plus en plus jeunes, qui voudraient en sortir (2).

En plus de légitimer l’orientation idéologique et politique de ce groupe, grâce à cette subvention considérable attribuée à un événement de promotion du « travail du sexe », l’Agence de santé publique du Canada ne se trouve-t-elle pas à soutenir indirectement l’industrie du sexe (à petite ou à grande échelle, on peut parler de l’industrie du sexe quand on a affaire à des groupes qui considèrent la prostitution comme un travail) ? Jusqu’à preuve du contraire, le gouvernement du Canada ne peut se réclamer d’un consensus favorable à la décriminalisation totale de la prostitution, et les contribuables canadien-nes ne devraient pas avoir à soutenir les activités qui poursuivent un tel objectif.

Des groupes travaillent depuis longtemps, tout aussi efficacement, avec et pour les personnes prostituées, et contribuent à la prévention du VIH/sida sans pour autant faire la promotion de la prostitution. Ces groupes ont-ils accès à des subventions aussi généreuses ? Si elle n’était pas « neutre », combien l’Agence de santé publique du Canada pourrait-elle consacrer, par exemple, à des activités de prévention de la prostitution, ce « travail » qui menace la santé de nombreuses personnes, jeunes ou vieilles ?

Combien de projets de recherche, à moyen ou à long terme, dans le domaine de la santé ou dans d’autres domaines, bénéficient d’un tel soutien financier ? À titre de comparaison, Condition féminine Canada a attribué à des chercheuses de l’UQAM, pour une recherche-action sur le trafic sexuel des femmes au Québec d’une durée de 18 mois et qui comprend un colloque public, moins de la moitié de la somme que l’Agence de santé publique du Canada a consentie au groupe Stella pour un forum de quatre jours sur le « travail du sexe ».

Il semble donc que ce ne soit pas l’argent qui manque au gouvernement du Canada et que la lutte contre le sida constitue une voie royale pour s’en procurer. Peut-être les groupes militants accroîtraient-ils leurs chances de profiter de la manne s’ils ajoutaient un volet « sensibilisation et prévention du VIH/sida » à leurs projets… Peu importe leur orientation politique et idéologique. L’organisme subventionnaire n’est-il pas « neutre » ?

 Radio-Canada et Maisonneuve très à l’écoute du Forum XXX.

Notes


1. Sans compter l’aide que le groupe a pu recevoir d’organismes gouvernementaux et para-gouvernementaux du Québec.
2. Selon des études citées dans un rapport du Conseil du statut de la femme du Québec (« La prostitution : profession ou exploitation ? Une réflexion à poursuivre », juin 2002), 92% des femmes prostituées voudraient quitter la prostitution si on les y aidait. Ce qui n’a pas empêché cet organisme de rester « neutre » sur cette forme d’exploitation. La cohérence ne court pas les rues.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 mai 2005.

Micheline Carrier

P.S.

Lire également

« L’importance de ne pas censurer le débat sur la prostitution », par Élaine Audet et Micheline Carrier
Élaine Audet et Micheline Carrier, « Une trentaine de personnalités demandent la décriminalisation des personnes prostituées, mais non de la prostitution ». On peut signer cet appel au gouvernement canadien.




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