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Égalité ! Égalité ! Égalité ! ...
8 mars 2006
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Je vais sans doute apporter une note discordante au concert qui souligne la Journée internationale des femmes et peut-être fâcher quelques personnes. Je trouve, en effet, qu’il n’y a pas lieu de se réjouir et je n’ai pas envie de faire semblant. Toute l’année, et même depuis des années, comme des désespérées qui s’accrochent à une épave pour ne pas couler, nous avons répété sur tous les tons : "Égalité, Égalité, Égalité". Nos interlocuteurs ont entendu le mot et ont pensé qu’il leur suffirait d’en émailler leurs discours pour nous donner satisfaction.
Le discours sur l’égalité est devenu l’arbre qui cache la forêt des injustices et des inéquités. On l’emploie n’importe comment pour se donner bonne conscience. Nous en sommes toujours à devoir convaincre de la nécessité de l’égalité des femmes et des hommes - ainsi que des peuples - alors que cette égalité de fait ne constitue qu’une étape, un moyen de rendre le monde plus habitable pour la majorité des êtres humains. Il nous faut changer le monde de fond en comble, mais on nous laisse encore à la porte, comme si nous étions des étrangères. Parfois même, si nous voulons faire quelques pas dans le vestibule, on nous repousse violemment.
Pour travailler, ça oui !
Les femmes travaillent, les filles sont bonnes à l’école, plus rien ne leur est interdit, qu’avez-vous encore à vous plaindre ? dira-t-on. Pour travailler, ça oui, les femmes travaillent, doublement, triplement. Elles assurent même la majorité du travail effectué sur la planète. En plus de leurs emplois rémunérés, elles continuent de se taper la majorité des tâches domestiques, des soins aux enfants et aux adultes. Si cela va si bien du côté des femmes, pourquoi continuent-elles d’être parmi les plus pauvres, les sous-payées, les exploitées, la main-d’oeuvre à rabais des industries nationales ou multinationales ? Un rapport récent de Statistiques Canada confirme que la position économique des femmes sur le marché du travail n’a pas bougé depuis 10 ans : elles gagnent 71% de ce gagnent les hommes.
Les filles sont bonnes à l’école, dans les sports, partout ? Alors, pourquoi remet-on sans cesse en cause la légitimité de leur réussite ? Pourquoi tant d’entre elles souffrent-elles de troubles comme l’anorexie, la boulimie, l’obésité ? Pourquoi tant de filles et de femmes ne s’aiment-elles pas au point de remodeler leur corps de la tête au pied ? La réussite des filles dérange-t-elle au point qu’on tente de détruire chez elles l’estime de soi et les efforts personnels, qui en sont la source, en leur inculquant une image plus proche de la poupée gonflable que de la personne libre et autonome ? Est-ce pour freiner cette évolution que les magazines, la publicité, les vedettes pop et le système mercantile enseignent aux filles de 8 ou 10 ans le petit manuel de la parfaite séductrice, pour de pas dire de la parfaite pute, dont les chances d’avenir se mesurent à la capacité de susciter des érections chez les garçons et les hommes ?
Si les femmes et les filles ont acquis la liberté et l’égalité de fait, est-ce par mesure de représailles ou de répression que le monde néolibéral, patriarcal et proxénète tente de les réduire, avec un certain succès, à des marchandises sexuelles dont un trop grand nombre font "carrière", souvent forcée, dans les bordels du monde et vont combler les besoins des camps de concentration pour prostituées, érigés ici et là, notamment en marge de compétitions sportives, comme le souligne Malka Marcovich dans la pétition publiée sur ce site ? (1) Pourquoi tant de violence sexuelle, psychologique et physique à l’égard des femmes, dans les pays dits progressistes comme ailleurs ?
Au Québec, qui aime se considérer un modèle de progressisme, le passage de l’égalité de principe à l’égalité de fait n’est pas si facile qu’on veut le croire. Le décret gouvernemental qui impose des conditions de travail aux employé-es de l’État québécois touche en première ligne les travailleuses, notamment les travailleuses des centres de la petite enfance qui menacent, ces jours-ci, de faire la grève pour obtenir l’équité salariale. Nous avons une loi sur l’équité salariale, mais le gouvernement québécois se croit justifié de s’y soustraire ou de l’édulcorer. « On ne fait pas une grève pour l’équité salariale », a déclaré la présidente de la Commission sur l’équité salariale, une ancienne leader syndicale. Alors, qu’est-ce qui justifie de faire la grève ? Le gouvernement a déjà mis à mal le réseau de garderies à 7$ par jour et on s’inquiète de ses intentions pour d’autres programmes sociaux.
Les signaux ne sont pas plus rassurants du côté canadien. Certes, le gouvernement conservateur, élu récemment, n’a pas encore effectué le chambardement appréhendé, mais la menace plane toujours. Il a rapidement donné suite à sa promesse de remplacer les ententes sur les services de garde, que le gouvernement précédent avait signées avec les provinces, par un montant versé directement aux familles. Les services de garde resteront-ils aussi accessibles aux familles à revenu modeste s’il faut en augmenter les frais pour compenser les pertes occasionnées par cette décision ? Plus inquiétant, dans quelle mesure la récente loi adoptée au Dakota du Sud en matière d’avortement (2), et les velléités en ce sens dans d’autres états américains, peuvent-elles influencer le Parti conservateur du Canada connu comme réfractaire au libre choix des femmes ?
La religion, oppression des femmes
Néanmoins, l’obstacle le plus sérieux à la reconnaissance concrète des droits des femmes, partout dans le monde, me semble la tentative des establishments religieux ou grandes religions de retrouver ou de renforcer leur contrôle sur les sociétés civiles, d’imposer leurs valeurs dans les domaines profanes et même de remodeler le droit. Les efforts des croyant-es pour instaurer une culture de l’égalité et de la justice au sein de leurs religions respectives n’ont guère fait reculer le sexisme, voire la misogynie qui caractérise ces establisments patricarcaux par excellence, enclins à confondre volonté masculine et volonté divine.
Il ne suffit pas à ces establisments d’exercer leur influence dans leurs domaines, ils veulent même un droit de regard sur la définition des droits. Par exemple, des parlementaires européens évaluent les conséquences d’une disposition du projet de constitution européenne qui concéderait « aux grandes religions un pouvoir sur la définition des droits humains ». (3) Quelle définition prévaudrait : celle du Vatican ou celle des islamistes fondamentalistes ? On sait que les deux font cause commune lorsqu’il s’agit d’intimider les organismes des Nations Unies qui défendent les droits des femmes, et qu’ils tentent de bloquer les résolutions favorables à la liberté sexuelle, à la contraception et à l’avortement, notamment.
Le Canada n’est pas épargné par l’empiètement du religieux sur le profane. Depuis deux ans, on a assisté à une campagne virulente, presque haineuse, de la hiérarchie de l’Église catholique canadienne contre le projet (devenu loi) autorisant le mariage des personnes de même sexe. On a rendu public un rapport, heureusement rejeté, qui recommandait l’application de principes de la charia dans les tribunaux de la famille. Un rapport récent recommande au gouvernement de décriminaliser la polygamie, pratiquée de façon marginale au sein d’une secte dissidente mormone. La Cour suprême du Canada vient de confirmer la légitimité des symboles religieux dans les écoles publiques en accordant à un jeune étudiant québécois le droit de porter le kirpan, un poignard symbolique dans la religion sikhe. Le port du voile en classe est déjà toléré, bien qu’il soit jusqu’ici marginal. La prochaine étape sera-t-elle de séparer les filles des garçons parce que certaines religions le prescrivent ? Il est opportun de rappeler que le Québec a pris la décision, il y a quelques années, de « déconfessionnaliser » son réseau scolaire... Enfin, la « crise des caricatures de Mahomet » a fait couler beaucoup d’encre ici comme ailleurs, montrant que certain-es placent le respect du sentiment religieux au-delà du respect des droits de la personne.
Un motif de réjouissance, tout de même
Bien que je ne trouve pas beaucoup de motifs de me réjouir aujourd’hui, il en est tout de même un qui me stimule 365 jours par année. C’est l’extraordinaire courage dont font preuve, dans leur marche vers la justice et l’égalité, les femmes du monde entier, en particulier, celles des pays les plus pauvres et qui vivent sous des dictatures. Ce courage, elles le déploient non seulement pour elles-mêmes, mais pour leurs enfants et pour l’humanité entière. Les humiliations qu’elles subissent et la guerre qu’on mène contre les femmes depuis des millénaires pourraient les justifier de mettre la planète à feu et à sang, mais elles ne font pas sauter de bombes ni brûler d’ambassades, elles ne lancent pas des condamnations à mort ni ne déclenchent des guerres contre leurs oppresseurs. Toutefois, elles résistent, persévèrent, essaient de convaincre par le dialogue et, si elles se découragent parfois, elles reprennent toujours la marche pour une humanité meilleure au sein de laquelle elles seront reconnues comme des citoyennes, des interlocutrices et des partenaires à part entière.
À toutes ces femmes, femmes de coeur, de parole et de courage, qui luttent pour un monde libre, juste, non violent, pacifiste, compatissant, respectueux de l’être humain et de son environnement, longue vie ! Et aux hommes qui refusent de les asservir dans l’amour ou le travail, dans la famille ou la religion, dans la prostitution ou ailleurs.
Notes
1. Acheter du sexe n’est pas du sport.
2. « Le gouverneur du Dakota du Sud a entériné une loi interdisant l’avortement dans presque tous les cas sous peine de prison. En vertu de ce texte, les femmes ne sont plus autorisées à recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), même si elles ont été victimes d’un viol ou si l’enfant risque de mettre en danger la vie de sa mère lors de l’accouchement. L’avortement n’est autorisé que dans le cas où les efforts du corps médical visant à sauver une femme enceinte ont eu pour effet de blesser gravement le foetus ou de causer sa mort. Les médecins pratiquant l’IVG dans d’autres cas risquent cinq ans de prison et 5000 dollars d’amende ». Le Devoir, 7 mars 2006.
3. Gisèle Turcot, « Faut-il ordonner des femmes ? » dans Relations, mars 2006, p. 4.Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 mars 2006.