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Le réenchantement du monde par les médias

13 novembre 2009

par Hassina Mechaï, journaliste

Analyse socio-philosophique de la manière dont les médias fabriquent l’information.



Max Weber avait appelé "désenchantement du monde" le recul des croyances magiques ou religieuses comme mode d’explication des phénomènes naturels, historiques ou sociaux. La science pouvant expliquer et rationaliser le cours et le sens du monde, tout devenait quantifiable et qualifiable, le scientifique prenant alors le pas sur le mage ou le prêtre. Le mythe et le rite n’avaient plus lieu d’être. Paradoxalement, cette rationalisation scientifique a abouti, toujours selon Weber, à une perte du sens du monde : effectivement, puisque tout serait explicable physiquement, il n’y aurait donc plus de sens métaphysique caché à chercher. Le monde compréhensible dans son "comment" le serait devenu, dans le même mouvement, dans son "pourquoi".

Posons une hypothèse : les médias, dans leur traitement des faits, par leur observation et explication des évènements humains, créeraient paradoxalement un réenchantement du monde. Ce réenchantement médiatique se traduirait par une impression de narration fabriquée alors même que les médias se sont auto-adoubés maîtres ès réalités.

Toute la dynamique qui sous-tend le travail des médias est d’éclairer au mieux les évènements par un dévoilement clair et objectif. Mais ce même travail aboutit-il à un retour du mythe avec son cortège d’irréalité et d’irréalisme alors que le travail des médias repose a contrario sur l’empirisme, sur l’idée que la connaissance découle de l’observation et de l’expérience.

Les médias font-ils retourner le monde vers le fatum à force de désir de maîtrise, vers l’inexplicable à force d’explication, vers l’opaque à force de transparence, vers l’obscur à force d’éclaircissements, vers le mythe à force d’hyper-réalité ?

Nous avons la réponse... mais quelle était la question ?

Ce réenchantement médiatique du monde tient d’abord à la façon dont les médias produisent l’information.

Souvent le traitement médiatique des évènements rappelle cette blague juive du très vieil archer, qui, tirant d’abord sa flèche à l’aveuglette, va ensuite soigneusement tracer la cible avec sa flèche évidemment dans le mille.

À l’instar de ce "tireur d’élite grabataire", parfois les médias lancent d’abord leurs réponses et construisent ensuite les questions forcément orientées par ces mêmes réponses. Là où la démarche du scientifique part des observations, des questions qu’elles induisent pour aboutir aux conclusions et aux réponses déduites, le journaliste peut adopter parfois l’attitude inverse. Il part souvent de pré-réponses, d’idéogèmes sociaux, politiques, culturels dont il n’a pas forcément conscience et qu’il colle parfois de force aux faits. Le scientifique scrute la réalité physique pour aboutir au questionnement fécond quand le journaliste quadrille le monde de réponses closes pour la coller, parfois de force, à la réalité.

Pourtant, Galilée, s’il s’était contenté de s’en tenir à la réponse "enchantée" de l’Église officielle sur la centralité de la Terre dans l’univers, n’aurait pas posé la "bonne" question de l’héliocentrisme. De même si Newton s’était contenté de penser qu’une pomme tombe "parce" qu’elle tombe, dans une tautologie stérile, il n’aurait pas mis à jour des pans entiers de la théorie de la gravité. Or, ce qui vaut pour des découvertes sur les réalités physiques vaut également pour les réalités sociales, historiques, humaines : les réponses toutes faites, médiatiquement portées, occultent peut-être d’autres "vérités" portées par un questionnement différent.

Les médias se réclament de la méthode empirique et de son questionnement constant, lequel s’est justement développée en réaction à la toute-puissance des réponses religieuses ou mythologiques. Or, ils nous plongent dans un monde saturé de réponses alors même que nous n’avons pas eu le temps de nous poser les questions adéquates. La question a souvent plus d’importance que la réponse, et plus de poids aussi. Donner la réponse avant même que d’avoir laissé la question jaillir oriente la réflexion dans une seule et unique voie, souvent sans issue autre que médiatique. Car dès lors que nous avons les réponses, à quoi bon se poser les questions, se poser des questions ? L’ordre naturel de le réflexion question-réponse est ainsi inversé. Nous connaissons les réponses, mais ignorons l’interrogation, la justesse de s’être posé les bonnes questions.

Le monde "réenchanté" des médias, à l’instar du monde enchanté des sociétés antiques, est ainsi tout entier traversé de représentations, de réponses pré-établies d’autant plus prégnantes qu’elles sont non formulées car elles ont un caractère d’évidence qui leur évite d’avoir à l’être. Tout comme la réponse portée par le mythe, la réponse portée par les médias a souvent un caractère totalitaire et totalisant car elle s’impose à nous de façon tranchée. Mêmes les timides questionnements qui affleurent parfois à la surface de l’onde médiatique sont strictement encadrés et conditionnés par les réponses pré-existantes et ne permettent donc pas de plonger plus profondément dans l’interrogation salubre* et libre.

Quand l’évènement fait l’écran et fait écran

La "fabrication" de l’information est le fait d’un flot continu structuré par l’impératif de rattacher toute information à un évènement ou à une péripétie, c’est-à-dire à une trace factuelle qui doit recevoir une traduction médiatique.

L’information est censée prendre source dans cette trace factuelle ; dès lors, elle est tout entière conditionnée par l’existence de faits visibles, concrets. Une guerre, un tremblement de terre, une rencontre au sommet, que sais-je encore, sont autant de traces matérielles qui permettront de créer une empreinte médiatique.

A contrario, tout ce qui n’a pas de trace visible, mais qui existe réellement dans son immatérialité, ne recevra pas ou peu de traduction médiatique. Par exemple, une guerre aura une trace médiatique évidente au travers de destructions ; mais les puissants mouvements sociaux, internationaux, qui auront mené à cette même guerre trouveront-ils la même traduction médiatique ? Rarement hélas. Dès lors, cette guerre, non expliquée mais tout entière montrée, gardera une dimension d’inexplicable, voire de fatale dans le sens d’un destin inévitable. Elle pourra ainsi avoir une vraie dimension médiatique, mais demeurée dans l’inexplicable humain et prendre le caractère d’un fatum dantesque et inévitable.

Cependant, l’évènement ne suffit pas, seul, à donner lieu à une information. En effet, pour exister, l’information nécessite la cristallisation, la rencontre de deux choses : un évènement et un intérêt journalistique. Naïvement, on peut s’imaginer que l’intérêt subjectif journalistique sera proportionnel à l’importance objective de l’évènement. Le schéma classique serait donc : Évènement – Journaliste – Information. Pourtant, une inversion sensible s’est accomplie et c’est maintenant souvent le journaliste, par le biais du traitement médiatique, qui va faire l’évènement. Le schéma nouveau en serait donc : Journaliste – Information – Évènement.

Dès lors, tout le mécanisme médiatique de la fabrication de l’information en sort transformé. Là où, classiquement, le journaliste devait se plier aux injonctions objectives et réelles de l’évènement, dans le schéma inversé, il apparaît qu’il peut, par le levier du traitement médiatique, dessiner les contours de l’évènement, voire parfois le créer de toutes pièces. Cet évènement n’est plus objectif, réel, mais devient subjectif et parfois « déréalisé », comme coupé de la vérité. En suivant ce raisonnement, on aboutit à ce que l’artefact va créer le fait, la narration va créer l’histoire, l’information va créer la réalité.

Oscar Wilde l’avait bien dit : "Une chose dont on ne parle pas n’existe pas". Robert Namias, ancien directeur de la rédaction de TF1 le dit autrement : "Ce qui ne passe pas sur TF1 n’existe pas". Un évènement qui ne devient pas information n’existe pas. Notre perception du monde devient ainsi tributaire d’une sélection subjective et orientée des faits, voire de la création d’une réalité qui n’est réelle et n’existe que médiatiquement.

Et c’est alors tout notre rapport au réel, à la vérité, qui en sort chamboulé, comme inversé. Lorsque parfois nous confrontons notre réalité ou la vérité à la réalité médiatiquement fabriquée, nous restons comme face à un hiatus existentiel, une cacophonie dans la perception médiatiquement orchestrée du monde. Or, souvent l’injonction médiatique est tellement forte que c’est la vérité qui se pliera à la réalité médiatique et non l’inverse.

Deux exemples viennent spontanément à l’esprit : d’abord le vrai faux charnier de Timisoara lors de la révolution roumaine de 1989. Le correspondant d’un grand quotidien national avait précisé à son rédacteur en chef n’avoir vu nulle part ces fameux charniers. Ce rédacteur, à Paris, lui aurait intimé d’écrire quand même sur ces charniers inexistants ; puisque tant de médias en avaient déjà parlé, ils existaient forcément. La vérité avait alors cédé devant la réalité médiatiquement construite. Le second exemple est tout autant instructif. Le philosophe Régis Debray au Kosovo, au plus fort de la crise, décrivant des rues calmes, des gens tout à leurs "pizzas", alors même qu’en Occident des médias à l’ingérence "otanesque" dénonçaient le chaos d’une épuration ethnique par les Serbes. Son article fut l’occasion pour ces médias de lui tomber dessus à plumes raccourcies. Pourtant il ne faisait que rapporter ce qu’il voyait et récuser ce qu’il ne voyait pas. Son crime a été que sa réalité ne se confondait pas avec la réalité médiatique... "et" pourtant elle tourne" tout autant que "et pourtant je n’ai pas vu d’épuration ethnique".

Dans le monde médiatiquement réenchanté, tout comme dans celui enchanté des mythes, la réalité est parfois aussi "ailleurs" .

L’autarcie tautologique dans la fabrication de l’information

Le processus interne qui structure la fabrication de l’information participe également de l’idée que les médias « déréalisent » le monde et le réenchantent.

En effet, les médias se nourrissent d’autres médias. C’est ce que Bourdieu appelait "la circulation circulaire de l’information". D’abord, structurellement, l’organisation des médias est pyramidale avec au sommet les agences de presse ou "courtiers en information" qui fournissent aux autres médias classiques dépêches et fils continus. Mais au-delà de cette structure, les médias se nourrissent entre eux, vérifient auprès d’autres médias la hiérarchie des informations, la teneur même de l’actualité. Cela crée "un esprit de gramophone", selon les mots d’Orwell, unanimiste et jamais discordant. Dans les rédactions de quotidiens, on a pu voir des télévisions constamment branchées sur des chaînes d’information en continu, afin de coller au mieux, dans un bel unanimisme stérile, aux titres défilant sur l’écran. De même, le service documentation de certains médias ne se nourrit exclusivement que d’articles de presse glanés dans d’autres médias. L’information prend alors vite une dimension redondante et tautologique.

Redondance dans la sélection et la répétition des mêmes informations ; tautologique dans le fait que les médias vont s’auto-alimenter et s’auto-justifier dans le même mouvement, à l’instar du Baron de Munchausen qui se sortait d’un bourbier en s’auto-tractant par les cheveux. Devient ainsi information toute parole médiatique et toute parole médiatique devient évènement et les médias informent les médias dans un vaste marécage de sources croupies. La narration médiatique du monde tend alors à être monocorde, unilatérale et exclusive. Tout comme le mythe qui structure les sociétés "enchantées"... Toutes voix et voies discordantes apparaissent comme une cacophonie vite étouffée par le bruissement sourd de l’activité médiatique. La narration médiatique se transforme alors en une force symbolique centripète, toute tournée vers une seule histoire, une seule réalité, une seule vérité.

La « déréalisation » d’une information en temps réel

Les médias sont monotemporels ; les flux informationnels sont monomaniaquement inscrits dans le seul présent. L’information ne semble avoir de valeur que si elle a encore une existence au moment où elle est dite. Le passé n’existe que s’il est imbriqué dans ce présent et le futur n’a de valeur que parce qu’il est un potentiel "présent".

L’information monotemporelle devient quasiment axiomatique à l’instar du mythe qui est fondamentalement apodictique, c’est-à-dire nécessairement vrai. Seule une autre information pourra alors annuler la précédente en raison de la loi médiatique qui fait de l’information la plus récente celle qui a le plus de valeur, celle qui est la plus réelle et la plus vraie. Le monde tel qu’il est raconté par les médias est inscrit de force dans une dimension également monotemporelle : le monde se dit au présent et ce sont des couches de "présents" qui se superposent au fur et à mesure des flux de l’information. Le problème est que souvent ces "couches" de narration au présent figé ne se mélangent pas, donnant ainsi l’impression d’être déconnectées les unes des autres, dans un tourbillon narratif mais non explicatif.

La tangibilité du monde, sa réalité sera alors tout entière circonscrite à la narration, au spectacle médiatique qui en est donné. Le monde est et sera, car il est et sera médiatiquement dit. La parole médiatique se fait alors démiurge d’une réalité qu’elle est censée simplement décrire, tout comme le mythe qui explique le monde pour mieux le créer, le façonner à sa manière. Le monde acquiert ainsi une existence tautologique car il ne sera réalité pour la plupart d’entre nous qu’à partir du moment où il sera médiatiquement mis à notre portée, qu’il sera médiatiquement porté.

Imaginez alors le pouvoir sur la réalité que possèdent les médias et ceux qui les contrôlent ou savent en jouer. C’est toute la perception de la réalité qui peut être ainsi, à l’infini d’un présent constamment renouvelé, perception modulée, changée, annulée, annihilée...Karl Rove, conseiller de Bush jr, l’avait bien compris qui déclarait à un journaliste : « Nous sommes un empire, maintenant, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire (...). Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons. » Dans la même verve, Laurent Solly, ancien conseiller ès sondage de Nicolas Sarkozy, passé à la direction de TF1, l’avait bien compris quand il déclarait : « La réalité n’a aucune importance, il n’y a que la perception qui compte. »

Les leviers du pouvoir ne sont plus physiques ; ils sont immatériels et se résument à la maîtrise de la narration du monde. Celui qui maîtrise cette narration maîtrise le monde. Et cette narration n’a même plus besoin de prendre sa source dans la réalité puisque celle-ci est modulable médiatiquement. Nous entrons dès lors dans ce que Baudrillard appelait "le simulacre", cette apparence qui ne renvoie à aucune réalité, et qui prétend devenir et valoir la réalité. Baudrillard le définissait comme la « vérité qui cache le fait qu’il n’y en a aucune ». Les médias et ceux qui peuvent agir sur eux créent ainsi une réalité qui tient lieu de vérité simplement en les simulant l’une et l’autre. Nous voilà entièrement replongé dans l’univers du mythe qui, prétendant expliquer le monde, le recrée de fait artificiellement.

En réenchantant le monde, les médias l’ont aussi dans le même mouvement brouiller. Le sur-investissement de l’évènement, devenu l’alpha et l’omega de toute information, est sans doute ce qui explique le mieux ce réenchantement. Et pourtant cette écume du bouillonnement du monde ne doit pas constituer la seule armature fragile et visqueuse de l’information.

Si la mondialisation a d’abord été l’unification matérielle de l’espace, elle est devenue l’unification immatérielle du temps, de sa perception. Et la mondialisation des médias y participe en créant une histoire univoque d’un monde pourtant pluriel.

L’historien Fernand Braudel avait, en son temps, mené une réflexion passionnante sur la temporalité de l’histoire. Il avait proposé une nouvelle grille d’analyse pour l’historien, à travers trois temporalités de l’histoire : l’événement, temps de l’histoire traditionnelle, « une agitation de surface », dira-t-il ; le temps conjoncturel et cyclique des phénomènes économiques et la « longue durée » dans laquelle se définissent les rapports traditionnels de l’homme avec le milieu et qui permet d’appréhender la notion de civilisation. Dans la même idée, les médias nous maintiennent dans cette "agitation de surface" au présent perpétuel, perpétué et précaire, sans permettre une réflexion profonde, pluri-temporelle.

Le journaliste n’est plus simplement spectateur mais véritablement démiurge d’un monde qui se fait au fur et à mesure qu’il le dit. En cela, il devient éminemment acteur, donc responsable, de ce qu’il prétend seulement montrer.

"Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde", disait Camus. Il sera intéressant de se demander comment parfois certains médias ont infiniment mal nommé les choses... Le cas des relations internationales est exemplaire à cet égard.

* Le terme "salubre" fait ici référence à la phrase de Germaine Tillion : "La vérité est salubre".

  Deuxième article de cette série : « Dramaturgie de conte de fées dans les relations internationales.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 octobre 2009

Hassina Mechaï, journaliste


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