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vendredi 13 janvier 2012 Louky Bersianik : l’écriture-femme en personne
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J’avais, depuis une quinzaine d’années, perdu Louky de vue – mais pas de cœur. Et puis est arrivé ce fatal 3 décembre 2011. Ah, nos années 70, Louky ! Toutes Québécoises deboutte !, déterminées à prendre la route de la visibilité, de l’ubiquité, de la centralité… de tout, tout, tout ! Nous ne tenions plus en place – de translucides devenant affirmées. Notre bible était L’Euguélionne, notre journal, Les Têtes de pioche, et tant d’autres dont la lecture, nous révélant à nous-mêmes, faisait aussi se révéler l’autre à nous par un interminable effet de miroir. Le Parti québécois, au pouvoir depuis 1976, avait décidé de consulter le peuple sur la question de l’indépendance, pardon, de la souveraineté. Pour le Regroupement des femmes québécoises (qui comptait alors près de 500 adhérentes), cette question était cruciale. Un comité dit référendaire se forma, dont Louky, qui nous accompagnait souvent à l’occasion de textes à rédiger (motions, propositions, communiqués) tint à faire partie. Les conclusions furent soumises au vote lors de l’assemblée générale du 15 mars 1980 : « L’histoire est éloquente : aucune lutte de libération nationale ne s’est faite sans la participation active des femmes ; aucune lutte de libération nationale ne s’est faite sans promettre aux femmes satisfaction future à leurs demandes. Et une fois l’indépendance réalisée, les femmes se trouvent renvoyées à leur rôle d’antan. […] La conduite à tenir est claire : au lieu de cocher « oui » ou « non », écrivons « femme » sur le bulletin de vote. » C’est ainsi que, comme les plus indépendantistes d’entre nous, Louky a voté « femme » au référendum de mai 1980. Nous sommes, elle et moi, nées un 14 novembre, à trois ans de distance (je suis la plus âgée) : c’est un beau départ. Femmes nous sommes nées, femmes nous ne sommes pas devenues : c’est une belle arrivée. Je l’ai connue à l’occasion de son premier livre. Elle avait envoyé le manuscrit de L’Euguélionne à plusieurs éditeurs, et s’était heurtée à des refus. En désespoir de cause, elle l’avait soumis aux éditions de La Presse, alors dirigées par mon mari, Hubert Aquin. Lequel décida de le sortir – il lui fallut non sans mal arracher leur autorisation aux instances dirigeantes de la maison. Et puis, cette immense fresque allégorique de la condition féminine lancée, Louky a continué sur son élan, avec sa légendaire et inépuisable générosité : des romans, des contes, des scénarios, des scripts, des poèmes, des paroles pour des chansons… elle est devenue l’écriture-femme en personne, La main tranchante du symbole. Car c’est aux symboles du patriarcat qu’elle s’est attaquée, et à leur traduction culturelle, soit d’abord et avant tout le langage, « la langue de l’occupant » – démontant les mots, les renversant, les bousculant, jouant avec eux et en inventant d’autres, tout en utilisant le cadre de cette histoire de l’Antiquité qu’elle connaissait si bien. Louky n’est pas une essayiste classique, elle pratique peu l’analyse méthodique et le raisonnement progressif. Ses phrases, le plus souvent, elle les brandit, tantôt comme un poing levé, militante à sa manière, tantôt comme une lampe de mineur, guide à sa manière. De là vient sa force : sa parole frappe droit au cœur. La dédicace qu’elle m’a écrite pour La main tranchante du symbole constitue à mon sens un bon résumé de son questionnement : « "Naître n’a qu’un temps", écris-tu à propos de Suzanne L. [Il s’agit de Suzanne Lamy, emportée le 25 février 1987 – il y a donc vingt-cinq ans – par un cancer foudroyant et dont les réflexions, les analyses littéraires, fines et pertinentes, méritent d’être méditées]. Mais comment prolonger ce temps dans l’empan de la vie sans vieillir ? Comment "naître femme sans le devenir" et sans devenir pour soi et les autres "une science occulte occultée" tout en éprouvant, du geste symbolique patriarcal, le tranchant de la main... Sœureinement et avec affection. » Au mur de mon bureau est accrochée, dûment laminée, une petite reproduction d’un tableau classique, au revers de laquelle se lit en lettres dorées : « Pour Andrée. Liseuse ou La lecture de l’illustré, 1879, Édouard Manet (1832-1883), The Art Institute of Chicago. Bonne année 1989, de Louky. » Bonne éternité, Louky. Et toute notre reconnaissance pour avoir été. Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 janvier 2012 |