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mercredi 22 novembre 2017 Louky Bersianik Naître du mauvais bord de la langue
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Lire une oeuvre de Louky Bersianik, c’est s’enfoncer dans une forêt luxuriante de mots aux sonorités fantasques et inédites, aux zones d’ombre où la vie ne tient qu’à un fil. C’est affronter à coeur nu les fauves anciens tapis dans l’inconscient collectif, la duplicité de la langue et les éclaircies embrasées d’une mémoire future où ne subsistera plus rien de ce vieux monde crépusculaire où tant de femmes ont laissé leur âme.
"J’ai su dès l’âge de six ans, peut-être avant, que j’étais sur terre pour écrire", dit Louky Bersianik dont le nom est en réalité Lucille Durand. C’est au moment de publier son premier livre qu’elle décide de se donner un nom bien à elle, qui ne soit plus celui du père. Louky est un surnom qui lui vient de l’homme qu’elle aimait, alors que Bersianik est une contraction du mot amérindien Bersiamis et de "nik" du nom de son fils Nicolas. Après avoir obtenu un doctorat en Lettres, elle aborde l’écriture par les contes pour enfants dont une cinquantaine passent à la radio dans l’émission La boîte aux merveilles. Puis, c’est en 1976 la publication de L’Euguélionne [1], premier grand livre féministe écrit au Québec, faisant sur un ton poétique chargé d’ironie, le bilan des formes d’oppression subies par les femmes à travers les siècles et jetant les bases de ce que Louky Bersianik nomme l’archéologie du futur. La Main tranchante du symbole paraît au moment où nous nous apprêtons à commémorer le triste anniversaire de la tuerie misogyne de Polytechnique, au moment où l’on constate une recrudescence sans précédent de la violence conjugale, au moment où un Institut de Médecine de la Reproduction vient d’être créé à Montréal par une équipe de sept médecins dont aucune femme ne fait partie et qu’une commission d’enquête parcourt le pays pour élaborer une éthique sur ces manipulations dont les femmes font les frais, au moment où le gouvernement tente de recriminaliser l’avortement et où vient de paraître un pamphlet anti-féministe, démagogique et hargneux. Tous ces sujets sont abordés dans La Main tranchante du symbole [2] qui comporte vingt textes écrits entre l980 et l990. Parmi les multiples facettes de cet ouvrage, il m’apparaît que la voie privilégiée pour y pénétrer est celle de la langue. C’est par son analyse minutieuse et la transgression constante du langage patriarcal que cette écrivaine restera dans l’histoire de la littérature non seulement québécoise, mais universelle parce qu’elle fut la première à proposer dans L’Euguélionne la féminisation du langage et à remettre ainsi en question un système symbolique fondé sur la péjoration et l’occultation du féminin. La main tranchante du symbole est celle qui coupe la tête masculine de la langue de son corps féminin et impose une vision dualiste de la vie. Comment ne pas reconnaître avec cette terrible vivante, éternelle récalcitrante à toute forme de soumission, que nous sommes nées non pas pour un p’tit pain, mais du mauvais bord de la langue, là où le masculin l’emporte toujours sur le féminin. Pour comprendre d’où nous vient cette règle absurde, Louky Bersianik scrute l’histoire jusqu’aux mythologies qui hantent notre imaginaire collectif. Comme la plupart des auteures féministes contemporaines, elle fait remonter l’asservissement des femmes et l’infériorisation du féminin à la découverte par les hommes de leur rôle dans la procréation. Une telle découverte qui logiquement aurait dû rapprocher les femmes et les hommes a signifié au contraire pour ces derniers le début de leur lutte pour nier le pouvoir de vie ou de mort détenu par les femmes : " Être ou ne pas être ! Voilà la grande question philosophique à laquelle les hommes ne peuvent pas apporter de réponse. Pour cela, ils doivent s’en remettre aux femmes. Elles seules peuvent trancher la question car ce sont elles qui détiennent dans leur corps le secret de l’existence. " Et l’homme patriarcal n’aura de cesse qu’il ne se soit approprié et la femme et sa descendance. Il fallait cependant plus qu’une simple affirmation pour vaincre la résistance des femmes à se laisser inféoder par ces géniteurs qui se prétendaient pères et maîtres. Il fallait par le moyen de la culture et du langage, par la Bible, le Coran et les livres sacrés de toutes les religions, sans exception et partout en même temps, coloniser le champ symbolique universel et y inscrire en lettres indélébiles le droit divin et naturel des hommes sur l’ensemble des femmes. Désormais la fiction biblique fait jurisprudence initiant la location des ventres et le commerce rentable des bébés. Au moment où le débat est engagé sur la souveraineté du Québec, Louky Bersianik constate que la majorité des hommes québécois se refusent à admettre que les femmes subissent le même type d’oppression que le colonisé. Et pour illustrer son propos, elle paraphrase un texte de Gaston Miron paru dans la revue Maintenant en 1974, remplaçant le mot Québécois par femmes, anglais par masculin, langue par genre et français par féminin : " Tant que les femmes ne posséderont pas les instruments de leur culture et de leur destin, la contrainte socio-économique masculine jouera à toutes fins pratiques ce rôle de coercition et de discrimination. Le masculin demeurera le genre de prestige et de promotion sociale, sa force d’attraction continuera de s’exercer toujours au détriment d’un féminin dévalorisé. " Et l’auteure de constater que la problématique des femmes continue à se situer en marge des grands enjeux nationalistes. A ce point tournant de l’histoire du Québec, La Main tranchante du symbole offre à toutes et à tous une réflexion intelligente, documentée et sans excès, alors même que se perpétue cet excès indicible qui consiste, par peur de la différence, à nier l’Autre, coupant ainsi l’humanité de la moitié de son potentiel créateur. [1] Louky Bersianik, L’Euguélionne, Montréal, Les Éditions de La Presse, 1976. [2] Louky Bersianik, La Main tranchante du symbole, Montréal, Remue-ménage, 1989, p. 225. |