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vendredi 8 juillet 2005 Le dialogue des sexes : Sisyphe heureuse ? 1975-2005 : le Mouvement féministe fête ses 30 ans !
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À Christine de Pizan et Virginia Woolf
1975-2005 : le Mouvement féministe fête ses 30 ans ! ![]() Anonyme XVIe siècle.
Portrait de femme, Les Châteaux de la Loire Qu’est-ce vraiment, et aujourd’hui, que le « féminisme » ? Sa définition de base a peu changé : il vise à faire prendre conscience d’une discrimination à l’égard d’un sexe - dit le "second"(1) - et à concevoir des stratégies pour que cessent toutes les formes de domination, d’oppression et d’injustice qui en découlent - tant dans la sphère privée que publique. Il vise, somme toute, à assurer le respect et la dignité de toute personne (2) humaine, quel que soit son sexe et, bien entendu, sa race, pour un mieux-être des sociétés tout entières. Il est plus approprié de parler de féminismes (3) : de périféminisme (les précurseures), de féminisme réformiste (de l’égalité des droits et des libertés, de la parité et de l’équité), de féminisme radical (4) (dit de la différence et de l’autonomie : matérialiste, de la spécificité, lesbien, essentialiste et culturel) et, aujourd’hui, de féminisme de la pluralité (métaféministe, postmoderne (5), écoféministe, pacifiste et altermondialiste). Les littéraires sont plus directement concernés par le féminisme culturel, ce mouvement d’affirmation intellectuelle et artistique des femmes, qui a dénoncé le rôle des institutions : dans la formation, l’accès à l’éducation des filles et des femmes ; la production des auteures (les conditions de leur « venue à l’écriture », leur « statut »), des artistes et des spécialistes (enseignantes, professeures, chercheures, etc.) ; les modes de reconnaissance et de consécration à travers l’édition, la promotion, la diffusion, la réception et l’interprétation de leurs œuvres et de leurs écrits. Il a permis d’ouvrir des maisons d’édition (ou suscité des collections chez les éditeurs), des librairies, des théâtres, des galeries, de créer des groupes de production, des magazines et des revues féministes, etc. La critique féministe a entrepris de réévaluer "La" littérature/les littératures et les genres littéraires, de répertorier les auteures de toutes les époques (et de tous les pays), de retrouver et d’étudier leurs œuvres en priorité, d’analyser, entre autres, les représentations socioculturelles, les personnages, les thèmes et les discours, stéréotypés ou pas, traditionnels ou innovateurs, en rapport avec le contexte de l’époque et le sexe (sexuation) de celle ou de celui qui écrit. Le féminisme culturel, qui s’est doté de modes d’enseignement et de recherche (6) non sexistes, continue d’élaborer des méthodes d’analyse, de nouveaux outils conceptuels, langagiers et de référence (afin de constituer le « matrimoine » socioculturel, artistique et littéraire : Histoires, Histoires littéraires, Dictionnaires des femmes et des auteures, etc.). On est féministe (Le petit Robert dit bien un ou une féministe) ou on ne l’est pas (7) ! Il n’y a pas de demi-mesure - même si les féminismes et le monde se sont transformés, diversifiés, complexifiés - et l’on ne pourra envisager de parler de « postféminisme » ou même, de pratiquer allègrement la « critique au féminin(8) », que lorsque toute forme de sexisme (9) et de domination masculine et patriarcale sera éradiquée... du Québec et de la planète... Les ressacs antiféministes et les fondamentalismes patriarcaux nous laissent malheureusement clairement entendre que le dialogue véritable entre les sexes, le respect et la dignité pour chacune et chacun, sont loin d’être définitivement assurés... Supposer encore, de façon plus implicite aujourd’hui, qu’un enseignement « dans une perspective féministe » est « idéologique », c’est avouer que la croyance en une littérature universelle et éthérée, superbement détachée des contingences de la réalité et des sexes (10), perdure, et indiquer que les préjugés, les épouvantails autour des mots-maux « femmes » et « féministes », sont inlassablement réactivés et agités. Si la littérature, c’est l’art de mettre le monde en mots et les mots au monde, de croiser réalité et fiction, expérience et réflexion, liberté et imagination, d’oser se dire, décrire sa situation et ses réalités, ou de s’inventer autre, polyphonique, inédit-e, pluriel-le, d’imaginer d’autres façons d’être au monde, de voir, de vivre (11) , de dialoguer, d’aimer et de penser, il est évident que le rôle de la littérature est essentiel dans nos sociétés (12) et que deux sexes ne sont pas de trop pour accomplir la tâche, relever le défi. Être universitaire, féministe (même si de nouvelles machas, filles d’Athéna ou d’Électre, à l’université, comme dans bien d’autres milieux d’ailleurs, pensent que cela est dépassé (13) ...) et québécoise (c’est-à-dire, pouvoir toujours parler, lire et enseigner en français en Amérique du Nord, et profiter de l’exceptionnelle vitalité et originalité des auteures et des auteurs (14) du Québec), c’est être à la fois privilégiée et résolument engagée, comme on parle de « littérature engagée », qui interpelle les consciences, dévoile le monde (15) et le propose comme une tâche à la générosité du lecteur dirait Sartre, des lecteurs et des lectrices dirait de Beauvoir. C’est estimer que la littérature est toujours traversée par le social et l’idéologique, et - aussitôt que le charme et l’euphorie, le luxe et le calme, la volupté et l’exotisme, les délices, les délires et les vertiges opérés par la lecture d’une œuvre, d’une écriture véritablement littéraires, s’estompent - que le souci du monde s’impose, dans une perspective féministe (30 ans plus tard on ne peut plus parler d’effet de mode mais de principe philosophique, épistémologique et éthique pérenne). Refuser de soustraire les textes de leur contexte social, historique - merci infiniment à la Nouvelle Histoire et, au Québec, aux historiennes du groupe Clio (16) - et philosophique ; enseigner en priorité les auteures, de Christine de Pizan à Mariama Bâ et Assia Djebar, de Élisabeth Bégon à Monique Proulx et Hélène Dorion ; repérer tout phénomène de sur-généralisation et de sous-spécification (Margrit Eichler) qui nous laisse encore régulièrement croire que la littérature s’écrit surtout, ou mieux, au masculin (17) ; se méfier des leurres des théories (18) "à la mode" (qui, curieusement, clament la mort de l’auteur quand, précisément, les femmes se révèlent sujets et s’imposent comme auteures, repèrent dans un « féminin » asexué les indices de toute écriture véritable, ou pratiquent le déni de la référence et du monde pour mieux étudier la littérature en soi, pour elle-même, etc.) ; pratiquer, de préférence, la sociocritique et l’analyse des discours (19) ; mettre au programme des genres et des corpus peu étudiés (20) ; conjuguer, dans la rigueur, objectivité et subjectivité ; féminiser la langue et la culture ; réfléchir constamment sur le paradigme culture/nature qui sous-tend, enrichit et empoisonne les rôles sociaux et culturels des sexes (« gender »), l’androgynie comme la gynandrie ; déroger à toute logique binaire et duelle, interroger les contradictions, les paradoxes et les apories, voilà une petite partie des orientations et des choix littéraires féministes. Il est impossible ici de proposer une méthode d’analyse littéraire féministe quand il y a autant de grilles et de paramètres d’analyse que de courants féministes et de méthodes d’analyse littéraire existantes (en histoire littéraire, sociologie de la littérature, sociocritique, narratologie, thématique, sémiotique, théorie de la lecture, mythocritique, psychanalyse, etc.). Peut-on imaginer Sisyphe (21) heureuse ? Une universitaire féministe doit, depuis 30 ans, reprendre courageusement et patiemment son rocher pour le mener au sommet, réinventer la roue chaque trimestre en donnant à ses étudiants des outils pour écrire, disserter, argumenter ; beaucoup de culture, d’histoire et de philosophie, des notions de linguistique, de sémiologie, de sociologie, etc. ; et, bien sûr, deux bibliographies mises à jour, un poids et son contrepoids, pour atteindre un équilibre, instaurer un dialogue (une page pour la culture dominante, une page pour la culture féministe, une page pour...). Les échanges et les dialogues entre ces deux cultures, entre consœurs et confrères universitaires, nationaux et internationaux, sont encore loin d’être aussi spontanés et fructueux qu’on le souhaiterait. Des parois quasi étanches résistent encore, des ghettos perdurent. Aujourd’hui, 30 ans plus tard, loin des premières lignes de feu, du front (22) , la plupart des féministes québécoises, des jeunes femmes conscientisées et des néo-Québécoises, sont « pluriElles », « métaféministes » : engagées, impliquées autrement, elles sont moins dénonciatrices et revendicatrices, plus nuancées, leurs propos, leurs oeuvres (moins sororales) s’adressent à un public plus large, aux hommes comme aux femmes, misant sur leurs solidarités, sur leur commune condition humaine ; la maternité, « déculpabilisée » (Kristeva), leur semble plus facile : bonne chance pour la « conciliation travail-famille » - vie personnelle ! ; leur expression est, dans l’ensemble, plus spontanément personnelle, individuelle que collective, ce qui n’en fait pas des solipsistes ; les différends leur paraissent plus intéressants que les consensus, désormais un peu suspects ; les littéraires ont tendance à délaisser la théorie-fiction pour l’essai-fiction, l’autofiction en douce, le récit, la nouvelle et la prose poétique ; leurs textes sont plus lisibles et linéaires, ludiques et humoristiques, métissés (mêlant thématiques et problématiques anciennes et nouvelles, dialoguant et philosophant, ouverts à toutes les autres littératures, féminines et masculines, jouant avec les frontières identitaires et sexuelles, etc.) ; leur réécriture de textes consacrés est plus subtile, leur critique est plus large (questionnant par exemple des concepts, des catégories et des postulats féministes), leur engagement politique, plus humanitaire et écologiste, pacifiste et altermondialiste (23) . En fait, chaque spécialiste d’un siècle, d’une littérature, d’un genre, d’une théorie, d’une méthode devrait tenir compte des publications féministes, de ses recherches et de ses analyses, disciplinaires et interdisciplinaires, afin de ne pas contribuer au sexisme de la culture et de la société. Mettre un texte à l’épreuve de la pensée, ce n’est pas appliquer systématiquement une méthode et une grille d’analyse (qui sert d’ailleurs trop souvent de prêt-à-penser) mais rendre au texte et à son auteur-e toute leur intelligence et leur complexité, car chaque texte littéraire véritable exige une lecture ouverte, ébranle les fondations du Savoir et des identités, questionne nos valeurs, notre présent entre passé et avenir, révèle et suscite les détresses et les ré-enchantements de nos sens, de nos émotions, de nos intelligences et de nos lucidités. Notes 1. L’essai phare de Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, date de 1949. – Ce texte a été publié dans le dossier « Féminisme et littérature », du numéro 137 (printemps 2005), de la revue Québec français. Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 juin 2005. |