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vendredi 7 mars 2003 FEST’AFRICA 2002 Des femmes au coeur de la création littéraire africaine
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Le dernier Sommet de la Francophonie*, à Beyrouth, a été une fois de plus l’occasion pour le monde francophone de réaffirmer son ambition de rassembler toutes les synergies en provenance des peuples ayant le français en partage. Mais dans la réalité, ce bel objectif a souvent du mal à se concrétiser. Prenons l’exemple de la littérature. Si on veut vraiment parler de fraternité francophone, Chair piment de l’antillaise Gisèle PINEAU, Riwan ou le chemin de sable de la Sénégalo-béninoise Ken BUGUL devraient, à l’instar d’un livre des françaises C. MILLET ou ABECASSIS, susciter le même intérêt médiatique.
Le but n’est pas d’aborder ici la question de la représentation médiatique des minorités en France, ni de faire de procès d’intention. Il s’agit simplement de parler de cette autre littérature de langue française souvent inconnue du grand public. Si je vous dis " Fest’Africa ", certains ne sauront pas à quoi renvoie ce mot, pourtant c’est à l’heure actuelle l’une des plus importantes manifestations littéraires mettant en avant les auteurs des pays du Sud. Le moins qu’on puisse dire est que ces auteurs, tout comme ceux fortement médiatisés, participent au rayonnement de la langue française et méritent un traitement égal. Du 7 au 16 novembre 2002, s’est donc tenu à Lille le festival Fest’Africa. Né en 1993 de l’initiative de deux anciens étudiants africains (Maïmouna COULIBALY de Côte-d’Ivoire et Nocky DJEDANOUM du Tchad), Fest’Africa, sous la houlette de l’association Arts et Médias d’Afrique a pour objectif la promotion et la diffusion en France de la création africaine. Le thème de cette année était la sexualité créative. Comme le dit son directeur artistique Nocky DJEDANOUM : "Il faudra des nuits et des nuits blanches pour conter toutes ces histoires aux multiples carrefours qui n’auraient sans doute pas existé sans... Sexualité... Créative. Et les littératures d’Afrique et des Caraïbes, elles aussi, revendiquent ici même leur part de créativité. Pour ne pas dire leur part d’humanité. Car la sexualité, ça va plus loin, plus loin que la question du féminin/masculin, plus loin que la question des couleurs de la peau et des yeux, plus loin que les horizons insondables du corps... C’est tout simplement une question D’EXISTENCE." Écrivaines africaines et sexualité... créative Il n’est pas question ici de voir en détail tout ce qui s’est dit durant le festival, mais de vous faire partager mes impressions et le message que j’ai retiré des différentes interventions. Ce qui m’a le plus marqué à Lille est l’ambiance, mais surtout le thème : sexualité créative. De prime abord, il pourrait paraître racoleur et porter en lui-même ses propres limites. Parler de sexualité créative ne revient-il pas à discourir sur le sexe essentiellement ? Or, partant de cette thématique, on en est venu à parler de mondialisation, d’économie, du rôle des intellectuels dans une société en proie au doute... Pour revenir à l’ambiance, personnellement, je ne me suis jamais ennuyée. Philosophes, anciens ministres, universitaires, chercheurs... venus de Paris, Abidjan, Afrique du Sud, Tchad... il y avait de quoi être impressionnée. Pourtant, le tutoiement s’est imposé de lui-même. Les rires, les plaisanteries entre deux débats, les retrouvailles en fin de soirée, l’accueil des membres et bénévoles du festival toujours aux petits soins... il y avait une touchante simplicité dans les rapports entre les participants. Quant au thème, une des approches a été de voir comment les écrivaines africaines traitaient de la sexualité dans leurs ouvrages. Comment arrivent-elles à mettre des mots sur la sexualité, sans voyeurisme, en sachant que les codes sexuels diffèrent d’une société à une autre alors que l’écrit par définition s’adresse à un public hétérogène. Pour Gisèle PINEAU (Guadeloupe), la littérature est un lieu de liberté. Écrire, c’est avoir les sens en éveil et cela se ressent dans son dernier livre, Chair piment, qui traite de la folie amoureuse. Ken BUGUL, ancienne fonctionnaire internationale, différencie la sexualité de l’érotisme. La sexualité se caractérise par sa fonctionnalité qui est de procréer. L’érotisme, lui, relève de la séduction. C’est une mise en scène, un jeu. Pour l’Ivoirienne Fatou KEITA, la sexualité fait partie de la vie. Même si elle ne réfléchit pas à comment elle écrit, elle avoue parfois anticiper sur les réactions de son entourage. Ainsi, lors de la parution de son roman Rebelle, elle appréhendait notamment l’accueil que lui réserverait un ami de la famille, imam de profession. Et les hommes dans ce débat ? Pour l’ancien footballeur Eugène EBODE (Cameroun) aujourd’hui directeur du cabinet du maire d’Achères (Yvelines) et auteur de La transmission, chaque couple invente son érotisme pour mieux vivre sa sexualité. Il revendique une sexualité de plaisir pour les femmes africaines et cela passe nécessairement par la dénonciation de l’excision ou des mariages forcées. Pour lui, érotisme oui, mais pas dans littérature. Du côté d’Abdelkader DJEMAI, journaliste algérien, les scènes érotiques dans ses écrits viennent naturellement, sans préméditation. La sexualité n’est pas une nécessité ni la finalité, elle est la continuité, une des composantes de l’écrit. Dans Camping son dernier livre, le personnage principal, évoquant ses souvenirs d’enfant, en vient à parler des " corps blancs et sombres, des fesses luisantes des femmes du hamman". Pendant les débats, pas de langue de bois, pas de fausse pudibonderie mais de la franchise. Ainsi, Ken BUGUL, l’une des premières écrivaines africaines à avoir parlé ouvertement de sexualité dans ses ouvrages (Le baobab fou, Riwan ou le chemin de sable) avec cette liberté de ton qu’on lui connaît, fera rire la salle en avouant avoir été frigide toute sa vie, et n’aimer le sexe que depuis ses 55 ans. Bref, il est ressorti de ce débat que chaque société a ses codes sexuels, tout un ensemble de comportements balisés et ceci est d’autant plus vrai en Afrique où les sociétés se caractérisent par un fort aspect initiatique. Ainsi, tout africain sait, quand sa compagne lui tourne obstinément le dos dans le lit conjugal, qu’il vaut mieux ne pas parler de bagatelle. Restant dans le domaine des codes, le " petit pagne " tant prisée des sénégalaises est assez révélateur. Pour Ken BUGUL, l’aspect fonctionnel du départ (s’essuyer après l’acte sexuel) est aujourd’hui supplanté par l’aspect érotique. Le fin tissu dont on se ceint les reins devient une composante du jeu érotique, un objet de séduction. En voyant un " petit pagne " accroché sur une corde à linge et se balançant doucement sous la brise, l’homme se trouve renvoyé à ses fantasmes. La simple vue du tissu évoque en lui tout un univers de sensualité. Autre boutade de la Sénégalo-béninoise, en France, quand on voit un paquet de mouchoirs dans une chambre conjugale, on imagine tout de suite à quoi ils peuvent servir le soir venu. En somme, pour les écrivaines africaines, en abordant la sexualité dans leur littérature, il ne s’agit pas d’être racoleuses. Les scènes érotiques viennent toutes seules pendant l’acte d’écriture. Ainsi, que leurs écrits soient violents, poétiques ou pudiques, elles parlent de sexualité, chacune avec sa sensibilité. Partir de la sexualité créative à une réflexion sur la mondialisation, n’était pas évident. Pourtant, cela fut fait avec brio par Aminata TRAORE, docteure en psychologie sociale, ancienne Ministre de la Culture et du Tourisme au Mali, qui revendique une mondialisation bénéfique à tous. De la sexualité créative à la mondialisation Comme l’a rappelé son directeur artistique, la problématique de Fest’Africa n’est pas figée. Dans son dernier livre Le viol de l’imaginaire, Aminata TRAORE pourfend les défendeurs d’une mondialisation qui paupérise encore plus le Sud au profit du Nord. Dans le schéma traditionnel, le peuple (A) produit des biens (P) utiles à la communauté. Au sommet du premier triangle, le pouvoir est chargé de réguler la production et la distribution des biens. Il est le garant de la stabilité sociale. Or, de plus en plus, le peuple (A), produit des biens non pas pour la communauté, mais pour un marché lointain (M) dont il ne soupçonne pas toujours l’existence, le marché mondial. L’essentiel des biens produits par le peuple, au lieu de contribuer à son épanouissement, sont détournés au profit de ce marché. Ledit marché qui a à son sommet les grandes institutions comme le FMI, la Banque Mondiale (BM), l’OMC ... A partir des années 80, FMI et BM imposent à l’Afrique des plans d’ajustement structurel (PAS) draconiens dans un incessant souci de libéralisation que ne peuvent supporter les économies africaines. Le pouvoir local, au lieu d’œuvrer au bien du peuple, agit sous la tutelle de ces institutions. Dès le départ, Aminata TRAORE rejette le terme de " Développement " car, parler de Développement suppose qu’ailleurs, il y a un monde idéal qu’il faut atteindre pour obtenir le label de pays développé. Tout se passe comme si on voulait transformer l’Afrique, la rendre conforme à l’image de l’occident dans un unique dessein : toujours mieux contrôler les ressources du Sud. Ce viol, cette dépossession du continent n’est pas nouvelle. Le système existe depuis des siècles. Aujourd’hui, seules les formes de viol ont changé. La libération sous couvert de démocratisation a remplacée l’esclavage et la traite négrière. Plus de 40 ans après les indépendances, la plupart des économies africaines ont un niveau inférieur à celui des années 60. L’amorce d’industrialisation observé dans les décennies 60/70 disparaît au profit d’une économie porteuse de paupérisation : les monocultures. Pendant qu’on subventionne l’agriculture du Nord, les pays africains sont priés de sortir toujours plus de matières premières (coton, cacao, bois...) non produites au Nord. Avec l’aval des pouvoirs locaux intéressés par leurs profits personnels, et qui oublient bien vite qu’ils n’ont du pouvoir que le nom, les maîtres de la mondialisation appliquent à tout un continent des mesures qu’ils ne se permettraient pas de mettre en pratique au Nord. Les vrais enjeux Pour Aminata TRAORE, la situation actuelle du continent s’explique en grande partie par l’explosion du schéma traditionnel où le peuple produit des biens destinés à la communauté. Dès lors que le peuple ne peut plus subvenir à ses besoins fondamentaux (éducation, santé, alimentation...), impossible d’assurer une quelconque stabilité sociale. La tragédie ici est que le peuple, dans sa grande majorité, ignore tout des véritables enjeux. Quand survient le chaos social, le peuple se retourne vers ceux qui " n’ont que l’ombre du pouvoir ". Ceux qui tirent les rouages ne sont jamais inquiétés d’autant qu’il n’existe réellement pas de contre-pouvoir au niveau de la société civile. Concrètement, quand le FMI et la BM imposent des plans d’ajustement structurel à l’Afrique, c’est toute l’économie qui subit l’onde de choc. Privatisations, réduction des effectifs dans l’administration... donc réduction drastique du niveau de vie. Les premiers domaines sacrifiés sont évidemment la santé et l’éducation. Le peuple, qui se sent trahi, se tourne vers le pouvoir local. Comme ce pouvoir est généralement en place grâce à " la bienveillance " du Nord, le peuple ne se reconnaît pas toujours en lui. Les querelles ethniques héritées d’un lourd passé colonial et d’une division géographique arbitraire du continent resurgissent, points de départ de guerres civiles et autres conflits. A ce moment, le Nord a beau jeu de se laver les mains, d’auto-déculpabiliser en affirmant que ces conflits relèvent uniquement du fait des Africains et en mettant en avant le principe de non-ingérence dans des conflits dits internes. Tout se passe comme si le peuple ne devait pas poser la véritable question : le climat social délétère et explosif a-t-il une cause économique ? Si oui, comment générer une économie porteuse de stabilité sociale ? Le peuple ne doit surtout pas se poser cette question, car cela risque de remettre tout le système en cause. Une économie porteuse de stabilité pour l’Afrique, c’est une économie tournée vers la satisfaction des besoins des populations africaines et non du Nord. C’est une économie qui récuse tous les termes actuels de l’échange. Face à ce sombre tableau, que font les Africain-es ? Si on part du constat que la majorité ignore tout des véritables enjeux, la plupart des initiatives ne s’attaquent jamais aux racines du mal. Pour Aminata TRAORE, un changement radical ne sera possible que par un combat politique digne de ce nom. Et là, la société civile, à l’instar de celle du Nord (marches de Seattle, de Florence, collectifs anti-mondialisation...), doit servir de contrepoids. Or, si société civile il y a aujourd’hui, elle ne s’occupe que de problèmes locaux. On évacue les vrais problèmes en mettant en avant les petits. Prenant l’exemple des associations, elles sont en général des caisses de résonance du pouvoir. Il s’agit d’être pour ou contre le pouvoir et généralement, elles optent pour les combats " faciles " qui ne menacent pas le pouvoir. Il ne s’agit pas ici d’ignorer le rôle de ces associations, mais politique de subventions ou facilité, on focalise le débat sur des sujets qui déculpabilisent comme l’excision, des puits au sahel... L’engagement individuel nécessaire La voix d’Aminata TRAORE n’est pas la seule à s’être fait entendre sur la mondialisation. Pour la Sénégalo-béninoise Ken BUGUL, il faut, à partir d’une conscience individuelle, arriver à un altruisme sympathique. Pour qu’il y ait changement véritable, chacun doit s’engager individuellement. La somme de ces individualités positives (car débarrassées des lourdeurs comme le mensonge, la corruption...) doit aboutir à des actes utiles à la communauté. Parlant du rôle des intellectuels, on ne peut l’être et avoir un sentiment de destruction vis-à-vis des autres. Les actes doivent être conformes aux paroles. Il faut vivre en cohérence avec son discours. Ainsi, l’Africain doit se remettre en question. Il faut arrêter les compromissions, cette envie effrénée de plaire, de ne pas introduire le trouble dans sa vie, dans la bulle de tranquillité qu’on s’est construit. On n’ose pas critiquer. On n’ose plus " déplaire ". Or, face à la situation chaotique du continent, c’est le moment de déplaire, d’oser s’engager. Comme dira le poète tunisien auteur de L’horizon incendié, Tahir BEKRI, "Mieux vaut allumer une bougie que de maudire les ténèbres." Aujourd’hui, il y a quelque chose d’indécent à parler de dette en ce qui concerne l’Afrique, alors que pendant plus de cinq siècles, ce continent a vu ses richesses (humaines et naturelles) détournées au profit du Nord. Il y a quelque chose d’indécent à penser que les multiples conflits en Afrique relèvent uniquement d’Africains incapables de dépasser le problème ethnique. Surtout, il y a beaucoup de mépris à nous parler de mondialisation, alors que la mondialisation, nous la vivons dans nos vies et nos chairs depuis que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Oui, la cuvée 2002 de Fest’Africa a tenu toutes ses promesses. Rendez-vous a été pris en 2003 sous les étoiles de Djamena. En effet, c’est au Tchad que Fest’Africa fêtera ses 10 ans sous le thème de l’engagement. Un événement, et non des moindres quand on sait que le précédent a eu lieu en ...1959 sera le 3ème congrès des écrivains d’Afrique et de ses diasporas. * En novembre 2002 Mis en ligne sur Sisyphe le 15 février 2003
Suggestions de Sisyphe – Éditions Cultures croisées
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