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dimanche 27 août 2017 La sexualisation précoce des filles peut accroître leur vulnérabilité
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Les jeunes filles de 8 à 13 ans sont de plus en plus visées comme consommatrices par le marché de la mode, de la musique, des magazines et du cinéma. Pour cause, les pré-ados constituent une des plus importante cohorte démographique depuis les baby-boomers (1), représentant près de 2,4 millions d’individus au Canada. L’apparition de ce groupe spécifique, que les spécialistes américains en marketing nomment les « tweens », contraction entre « between » et « teenager », s’explique donc dans un contexte de consommation où les différentes industries sont constamment à l’affût de nouvelles cibles (2). On assiste simultanément à une sexualisation indue des jeunes filles. À l’instar de leurs idoles de la chanson et du cinéma ou des mannequins des magazines jeunesse - qu’elles adoptent comme modèles d’identification - les jeunes filles reproduisent des attitudes et des comportements de « femmes sexy ». La publicité qui leur est destinée utilise des stratégies qui incorporent leur besoin d’affirmation et leur quête d’identité, notamment en renforçant les stéréotypes sexuels et en insistant sur la culture du rêve et sur la notion du « girl power » (sur lesquelles nous reviendrons un peu plus loin). Formation identitaire centrée sur « charmer, plaire, séduire » C’est l’ampleur du phénomène, et le jeune âge des filles ciblées, qui nous ont amenées à nous questionner sur son impact éventuel : vulnérabilité accrue à l’image du corps, à la dépendance affective, à la consommation, à l’exploitation sexuelle, etc. Par vulnérabilité, nous entendons la mise en place de conditions qui rendent les filles plus susceptibles d’être blessées (dans tous les sens du mot) ou qui donnent prise sur elles, c’est-à-dire, d’une part, la vulnérabilité conséquente à une formation identitaire centrée sur l’image et, d’autre part, celle issue de l’acquisition d’un savoir-faire sexuel précoce dans le cadre des rapports hommes-femmes. Ces dimensions nous intéressent tout particulièrement parce que de tels apprentissages favorisent les conduites de dépendance qui préparent, d’une certaine façon, à la victimisation. En voici des aspects variés : focalisation sur l’image, obsession de la minceur (près de 10 % des petites filles de 8 et 9 ans ont déjà suivi un régime) (3), fixation sur les relations amoureuses, dépendance émotive, séduction/sexualisation, manque de confiance en soi, dépréciation de soi, dévalorisation par les autres, perte d’estime de soi, fragilité aux abus de toutes sortes. Comment ces effets de vulnérabilité s’organisent-ils dans un ensemble et quelle en est la cohérence ? Voici quelques éléments de réponse. Il y a cinq ans à peine, les « ado-naissantes » (4) n’étaient pas constituées comme groupe social. Comme nous l’avons déjà mentionné, leur arrivée s’explique d’abord dans une logique économique de mise en marché et se manifeste dans la plupart des pays industrialisés, autant au Japon qu’en Australie, en Angleterre, en France ou aux États-Unis. Au Canada, par exemple, les tweens dépensent annuellement 1,4 milliard de dollars et ont un pouvoir d’achat vraisemblablement quatre fois plus important, compte tenu de l’influence qu’ils exercent sur les achats de toute la maisonnée (5). Les fillettes sont donc ciblées comme consommatrices enfants et comme futures consommatrices. En effet, les caractéristiques qui concernent les jeunes filles ont été scrutées à la loupe par les entreprises pour ensuite les intégrer à leurs stratégies de marketing : sondages sur leurs habitudes de consommation dans les domaines du vêtement, de la musique et du loisir, la fréquence de leurs achats, leurs habitudes alimentaires, les déterminants de l’influence qu’ils exercent sur leur mère, etc. Si la publicité visant les jeunes filles emprunte certaines avenues plus familières de la construction sociale de la féminité en général (6), elle y ajoute toutefois une dimension dont l’ampleur ne cesse d’étonner et dont le contenu ne manque pas de susciter un questionnement, soit la sexualisation de ces jeunes filles. L’action consiste à donner un caractère sexuel à un produit ou à un comportement qui n’en possède pas en soi. Un article de presse confirme que les modes qui sont destinées aux fillettes connaissent du succès (vêtements sexy qui dénudent le ventre et font ressortir la poitrine naissante, souliers qui causent le déhanchement, maquillage qui accentue le regard et fait briller les lèvres) (7). En ce sens, nous pouvons parler de précocité « provoquée » de l’adolescence. Il en va de même des idoles comme Britney Spears, Christina Aguilera, Lorie ou encore des revues comme Cool !, Filles d’aujourd’hui, Adorable (maintenant connue sous le nom Audace) Seventeen, ElleGirl. Cet engouement témoigne, à notre avis, de l’accord tacite d’une partie de la société adulte, et des parents, sinon de leur méconnaissance de certains des enjeux éducatifs et sociaux qui sont présents dans le phénomène. On inscrit les fillettes dans des rôles très précis, à prime abord en relation avec les adultes de leur entourage, mais en même temps au coeur de la dynamique des rapports entre les hommes et les femmes : « charmer, plaire, séduire », tel est le message qui leur est transmis. Elles sont invitées à se construire une image de maturité valorisée par les parents et les adultes en général (8). Érotisation précoce et modèle de soumission C’est donc une véritable sous-culture de sexe (9) qui s’élabore à l’intention des pré-adolescentes par l’entremise des instances culturelles auxquelles participent des revues, des sites Internet et les idoles féminines des groupes musicaux. Des travaux sur les jeunes et les médias montrent comment les modèles et les représentations offerts dans les médias de masse influencent effectivement les fillettes en quête d’identité : « On y retrouve principalement des consignes pour les soins du corps et la mode ; en prime, on donne des trucs pour garder son petit ami. [...] La culture se traduit par une présence importante de groupes musicaux et vedettes du cinéma et de la télévision. [...] Le ton est intimiste, on interpelle en tutoyant [...] et on leur dicte des conduites à suivre. [...] On propose des recettes pour résoudre des problèmes d’ordre physique d’abord, puis psychologique. À travers les magazines jeunesse qui nous semblent futiles, les filles apprennent à se forger des opinions, à réfléchir sur leurs motivations, leurs croyances, leurs préjugés et leurs peurs » (10). Les revues que nous avons analysées correspondaient à cette description. On y trouvaient également des conseils donnés aux jeunes filles qui les placent souvent dans une situation de dépendance et d’effacement. Par exemple, un article suggérant des moyens pour avoir du sex-appeal conseille de : « lui trouver [à son amoureux] toutes les qualités du monde et fermer les yeux sur ses pires défauts » ; et de « ne pas l’appeler toutes les cinq minutes, le laisser sortir avec ses amis quand il le veut et ne jamais lui demander à quoi il pense ou s’il t’aime vraiment... » (11). La sexualité est aussi omniprésente dans la plupart des magazines feuilletés. Elle est souvent suggérée aux ados comme moyen d’obtenir autre chose, par exemple l’amour, la complicité amoureuse, l’indépendance, le pouvoir de séduction, la stabilité dans le couple. Le contenu général des magazines, articles et publicité, encourage donc ce que Catherine Gauthier (12) appelle - à l’instar de la britannique Gayle Wald (13) - l’érotisation précoce des filles. Dans le même sens, les vidéoclips destinés aux jeunes filles véhiculent une image dégradante des femmes où l’on voit les chanteuses mimer des actes sexuels dans des tenues associées à la prostitution. Quand les paroles des chansons ne rabaissent pas les femmes à des esclaves sexuelles, telle que dans la chanson de Britney Spears I’m a slave for U (14), elles sont centrées sur un besoin présenté comme vital de connaître l’amour ou, du moins, d’être en relation avec un garçon. La culture du rêve et le « girl power » Se greffe à ce processus de sexualisation la mise en place d’un discours d’affirmation destiné aux fillettes, le « girl power », qui n’est pas sans créer une certaine confusion (15). Inspiré du mouvement de revendication des femmes, porté par les idoles de la musique pop-rock et récupéré au sein du marché, il attire tout en restant très superficiel (16). Selon McFerland (17), le « girl power » est une création des médias qui réduit le pouvoir d’une personne à l’image qu’elle projette. Les identités se construisent à travers et par l’objectivation sexuelle et présentent un modèle de femme-enfant s’adressant à des enfants-femmes. Elle se demande si, dans la société postmoderne, pour obtenir l’attention, être reconnue, avoir une place et détenir un peu de pouvoir social, les filles doivent revenir au vieux stéréotype sexuel de la femme tentatrice. Chez ces femmes-enfants, que personnifie par exemple Britney Spears, l’équilibre entre les manifestations de l’innocence et les comportements sexualisés semble impossible à atteindre. Quoi qu’il en soit, l’affirmation sexuelle préconisée par le « girl power » conforte le phénomène de la sexualisation des petites filles. Cette notion d’affirmation de soi véhiculée par le « girl power » et conceptualisée par les différents médias dans une perspective de consommation s’imprègne également dans une culture du rêve. Ce phénomène, qui laisse croire aux pré-adolescentes, notamment aux fillettes, que devenir une star est accessible à toutes et que tous les rêves peuvent se réaliser, est très présent dans les magazines et à la télévision. Il n’y a qu’à penser au concours MixMania qui a fait fureur chez les jeunes du Québec. Le concept était simple : auditionner et courir la chance de devenir une star. Le succès du concours a été tel que TVA a repris l’expérience avec Star Académie, visant cette fois des participantes et des participants plus âgés. L’émission a battu des records de cotes d’écoute. Le cinéma contribue également à alimenter la culture du rêve, notamment les films destinés au public adolescent. Pensons au film Coyote Ugly (18), dans lequel une jeune femme timide aspire à devenir chanteuse mais ne parvient pas à dominer son trac face au public. C’est finalement en travaillant dans un bar, où on lui montre à s’habiller sexy, boire, chanter et danser sur le comptoir devant une centaine d’hommes enivrés, qu’elle apprend à surmonter sa gêne. Un magazine français, intitulé Devenir chanteuse, se proclame « Le mag des futures stars » et vise spécifiquement les filles. On peut lire en page couverture des titres comme « C’est possible ! Participe à notre grand casting et enregistre ton premier single » ; « Apprends à danser comme Britney » et « 13 ans et déjà star : Priscilla ». À l’intérieur, la rédaction y va de ses conseils :
La stratégie de vente de cette revue est uniquement basée sur le rêve et l’illusion. Essentiellement, on suggère aux jeunes filles de remodeler leur apparence en se basant sur les images de vedettes sexy et de croire que c’est suffisant pour devenir une chanteuse célèbre. Les revues à contenu plus diversifié ne font pas exception. Plusieurs présentent des publicités d’agence de mannequins avec des slogans comme « Tu rêves de devenir mannequin ou tu connais quelqu’un qui aimerait l’être ? » (20). Dépendance au "paraître" et conformité au modèle sexuel imposé Depuis quatre ou cinq ans, les filles sont de plus en plus jeunes au moment où elles sont inscrites dans ce courant et les produits de consommation qui leur sont destinés sont de plus en plus accessibles. Par exemple, le produit Lip Smackers (un baume à lèvres fruité), très populaire aux États-Unis, vise le marché des 4-12 ans (21). Ce courant, centré sur l’image, risque de susciter nombre d’effets négatifs. Ne verra-t-on pas s’accentuer leur vulnérabilité en les encourageant ainsi à recourir pour leur valorisation à ce qui est superficiel au lieu de développer des habiletés intellectuelles ? Une construction sociale de la dépendance au « paraître », si tôt dans la vie, est préoccupante. Introduites de cette façon dans une dynamique de popularité et d’appartenance au sein du groupe de pairs, les pré-adolescentes apprennent à tout miser sur l’image pour obtenir l’approbation et être rassurées dans leur « conformité » (22). Sans compter que ce processus de soumission à la publicité ajoute des effets particulièrement pernicieux en milieu populaire, où la consommation est limitée par le revenu des parents (23). L’absence d’autres sources de valorisation pour les fillettes peut devenir problématique. McRobbie (24) a illustré pour sa part comment les filles de milieu défavorisé se servent de la sexualité comme d’un contre-pouvoir dans leurs relations avec les garçons, ce qui leur assure une place à court terme, mais les dessert à plus long terme. Ce phénomène, on le constate, soulève toute la question des vulnérabilités face à l’abus sexuel, à la pédophilie, à la prostitution, à la pornographie, aux relations sexuelles précoces de même qu’aux comportements excessifs de consommation, aux effets sur l’alimentation (anorexie et obésité) (25), à la toxicomanie et au tabagisme (certaines jeunes filles font usage du tabac comme moyen de contrôle de poids) (26). Bref, un nouveau groupe jeune est en émergence dans la société d’aujourd’hui. Groupe de consommation, d’une part, mais, d’autre part, jeunes personnes en quête d’identité pour lesquelles les magazines et les vidéoclips construisent un message préoccupant. Si à ce stade de notre recherche nous ne pouvons encore fournir des outils d’intervention, il nous apparaît tout de même important de rappeler qu’il serait trop facile et trop simple de réagir en resserrant le contrôle social des jeunes filles. Pour ceux et celles qui s’interrogent à savoir comment intervenir avec leurs enfants, pensez sensibilisation et éducation : aux médias, aux stéréotypes, à la sexualité et à la consommation. – On peut maintenant se procurer le livre La sexualisation précoce des filles, dont ce texte, corrigé et amélioré, constitue l’un des quatre chapitres. Notes 1. TURENNE, Martine. « Les 8-13 ans influencent les achats de toute la famille », dans Les Affaires, 4 juillet 1998. Les pplus récentes données disponibles de Statistiques Canada indique qu’il y a 562,965 préados âgé-es de 8 à 13 ans au Québec. Mis en ligne sur Sisyphe le 28 janvier 2004 Suggestion de Sisyphe : VOICI DES PHOTOS QUI ILLUSTRENT LES PROPOS DES AUTEURES. Lors des entrevues que les chercheuses ont réalisées avec des pré-adolescentes et des adolescentes, le témoignage suivant les a particulièrement alertées et amenées à chercher sur Internet avec les mots-clés « modèles », « mannequins », « enfants », « « filles » et leurs équivalents anglais : « J’aimerais m’inscrire à [nom d’un site], comme mon amie qui va bientôt être actrice et mannequin. Elle a mis son CV sur Internet » (Anne-Frédérique, 10 ans) ». Commentaire de Sisyphe Il existe des dizaines et des dizaines de sites comme celui qui présente ces photos sur Internet et autant de magazines papier exploitant les pré-adolescentes et les adolescentes. On leur apprend tôt à devenir des objets sexuels pour satisfaire la demande... Entre inciter des enfants à poser comme modèles dans de telles postures et à poser pour un site porno, il n’y a pas une bien grande marge. Sera-t-il bien difficile ensuite de convaincre ces jeunes devenues adultes que la prostitution est un métier comme un autre ?
Ce texte est une synthèse de la recherche de Pierrette Bouchard et Natasha Bouchard (2003) intitulée « Miroir, miroir ! La précocité provoquée de l’adolescence et ses effets sur la vulnérabilité des filles », publié dans Les Cahiers du GREMF, no 87, 75 p. ll s’agit de la première étape de la recherche. Les chercheuses effectuent cette année la seconde, c’est-à-dire des entretiens avec des pré-adolescentes sur leur adhésion, ou non, aux contenus de deux magazines jeunesse qui leur sont destinés. Elles auront des résultats préliminaires à présenter au printemps. Le Comité des femmes de la CSQ est partenaire du projet. Pour un résumé du projet, voir sur le site de la Chaire d’études Claire-Bonenfant sur la condition des femmes, section Projets de recherche. SISYPHE VOUS SUGGÈRE Le livre La sexualisation précoce des filles, 2e édition, de Pierrette Bouchard, Natasha Bouchard et Isabelle Boily, est disponible au coût de 10$ l’unité + 2$ pour frais d’expédition. Pour plus d’information, voir le site des éditions Sisyphe.. Aussi dans Le Devoir : « Prostitution juvénile - Blessées pour la vie » |