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mercredi 29 janvier 2020


Entrevue avec Manon Monestasse, directrice de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes du Québec
Comment prévenir les féminicides conjuguaux ?

par Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe






Écrits d'Élaine Audet



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Au cours des derniers mois, le Québec a été secoué par une succession de crimes intrafamiliaux bouleversants. Fin octobre, un père a assassiné ses deux jeunes enfants. Le 9 décembre, un homme a étranglé sa conjointe et leurs enfants de deux et quatre ans à Pointe-aux-Trembles. Peu avant, le tribunal avait jugé que cette femme « avait des raisons de craindre pour sa sécurité ». Le 25 décembre, une mère de quatre enfants était abattue par son mari. À peine trois semaines plus tard, une autre femme, mère de six enfants est tuée par son conjoint. (1)

Parallèlement à cette série noire, un événement troublant a provoqué la remise en question des moyens pris pour protéger les femmes aux prises avec la violence conjugale. La tentative de meurtre dramatique à laquelle une femme a échappé de justesse a révélé au grand jour l’incapacité du système à protéger les femmes contre des conjoints violents et obsessionnels. Dès le lendemain de cette terrifiante agression aux mains de son ex-conjoint, Khaoula Grissa a accusé les autorités, à commencer par le premier ministre Trudeau, de ne pas avoir fait le nécessaire pour la protéger. « Pourquoi c’est toujours à la femme de se protéger ? Pourquoi c’est pas à eux ? ». Le récit glaçant des heures pendant lesquelles elle a été séquestrée et agressée permet d’entrevoir la terreur et les violences inouïes que les femmes assassinées par leur mari subissent avant de mourir (2).

Son témoignage a ému l’opinion publique. Indignée par l’incapacité des forces de l’ordre à prévenir ces crimes, la population a commencé à demander des comptes. Pourquoi n’arrive-t-on pas à protéger une femme et son enfant contre un homme dont on sait qu’il menace leur vie ? Est-ce parce qu’on sous-estime la dangerosité de tels hommes ? Ou parce que nos institutions (police, justice, services sociaux) n’ont pas les outils nécessaires ?

« Agir pour prévenir l’homicide de la conjointe »

Pour trouver réponse à ces questions, je me suis adressée à Manon Monestasse, directrice de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes du Québec. À mon avis, les véritables expertes en matière de violence conjugale ne sont ni la police, ni les avocat-es, les juges ou les psychiatres, mais bien les responsables des maisons d’hébergement pour femmes qui accueillent dans l’urgence les victimes de cette violence masculine.

Peut-on prévoir le risque de féminicide conjugal ? « Oui, tout à fait, me répond-elle d’emblée ». Nous avons les instruments nécessaires pour détecter les cas où des vies sont en danger, et tous les corps policiers les ont en mains. Malheureusement, ces instruments ne sont pas toujours utilisés et il y a des cas où, si on avait suivi les consignes prévues, on aurait évité la mort de femmes. C’est le cas de Daphné Boudreault, poursuivie et harcelée par son ex-copain jusqu’à son lieu de travail. Elle a fait appel à la police, qui n’a fait que renvoyer cet individu chez lui en taxi, alors que d’après tous les signaux, c’était un homme dangereux qu’on aurait dû arrêter immédiatement. Si la police avait utilisé les questionnaires du Guide, jamais elle ne l’aurait laissé en liberté. »

Le Guide en question porte un titre éloquent : « Agir pour prévenir l’homicide de la conjointe »(3). Simple à utiliser, il comporte deux questionnaires d’une page qui portent sur les indices relevés d’une part, chez la victime, et d’autre part, chez l’agresseur. Ces indices permettent d’évaluer très vite le danger. Ce Guide est utilisé pour la formation des policier-ères à l’Institut de police et tous les postes de police les ont en mains.Quand on appelle, les équipes policières sur les lieux, elles doivent en principe suivre les consignes décrites dans le Guide. Rappelons que les cas de violence conjugale comptent pour 40 % des interventions policières à Montréal.

Toutefois, pour évaluer le risque d’homicide – ou plutôt de féminicide - il faut avant tout savoir s’il existe dans le couple un contexte de contrôle excessif, car c’est le facteur déterminant. « Le même geste – par exemple, le fait d’envoyer des fleurs ou d’écrire chaque jour à son ex-conjointe - peut être un indice de danger chez un couple, mais pas chez un autre, m’explique Mme Monastesse. Chez un homme contrôlant, cela montre sa volonté de maintenir son emprise sur la femme. »

L’ordonnance de garder la paix : un outil inefficace

Quand le tribunal reconnaît qu’un homme représente un réel danger pour son ex-compagne, il peut émettre une ordonnance de garder la paix, un 810 dans le jargon judiciaire (d’après l’article 810 du Code criminel). Le conjoint agresseur se voit interdire de se « trouver sur les lieux où se trouve habituellement sa conjointe ou de communiquer avec elle »(4). Or, dans plusieurs cas récents tragiquement notoires, cette mesure avait été prise, mais elle n’a pas empêché l’homme de traquer et d’agresser de nouveau sa victime.

« L’homme qui veut maintenir son emprise à tout prix ne reculera devant rien pour s’en prendre à sa conjointe, surtout pas un bout de papier, estime Manon Monastesse. » L’efficacité de ces ordonnances est fortement remise en question, mais elles signalent à tout le moins aux agresseurs que leur comportement est criminel.

Le bracelet électronique est-il la solution ?
Qu’en est-il du bracelet électronique, aussi appelé dispositif anti-rapprochement, qui permet de géolocaliser et de maintenir à distance les conjoints ou ex-conjoints violents ? Il fait partie du train de mesures grâce auxquelles l’Espagne a réussi à réduire considérablement le nombre de femmes assassinées par leur compagnon. La France vient tout juste d’adopter ce dispositif qui, selon la ministre française de la Justice, Nicole Belloubet, “pourra éviter un nombre important de féminicides”. Ici au Québec, la survivante d’une agression cauchemardesque estime qu’il aurait pu la protéger (5).

Mme Monastesse ne partage pas cet enthousiasme face à ce nouvel outil. « La femme doit avoir sur elle en tout temps le dispositif relié au bracelet. Si un incident survenait alors qu’elle l’avait oublié chez elle, c’est elle qu’on culpabiliserait ». De plus, cela rajoute un poids psychologique pour la victime, car le dispositif, dont elle ne doit jamais se séparer, lui rappelle constamment le danger qui la menace. Selon mon interlocutrice, la femme en danger serait mieux protégée par le Protocole ISA (6) qui prévoit l’installation d’un système d’alarme dont les coûts sont payés par l’IVAC. Muni d’un bouton de panique, ce système permet à la femme d’alerter immédiatement la police si elle se sent en danger. La centrale qui reçoit le signal alerte immédiatement l’équipe policière et lui transmet certaines informations préalablement consignées au dossier, comme le signalement de l’individu ou la description de son véhicule”(7).

Et les programmes pour hommes violents ?

Les thérapies qui s’adressent aux hommes violents offrent-elles une solution ?

« Malheureusement, d’après la plupart des études sur le sujet, ces programmes sont presque inefficaces, déplore Mme Monastesse. Les conjoints violents sont généralement des hommes narcissiques et manipulateurs qui sont réfractaires à l’introspection. Rares sont ceux qui remettent vraiment en question leur volonté de contrôler leur conjointe. » L’agresseur de Khaoula Drissa, qui a surgi de son garde-robe, couteau à la main, lui a dit qu’il avait raconté aux intervenants « ce qu’ils voulaient entendre ». Face à de tels individus, la société fait-elle preuve d’angélisme ? Selon Manon Monastesse, l’orientation des programmes de traitement pour hommes violents a changé au fil des ans. « Pendant les années 1980, on voulait amener les hommes à se responsabiliser et on priorisait la protection des femmes. Les interventions reposaient sur une approche pro-féministe, mais ce n’est plus toujours le cas aujourd’hui ».

Le Plan d’action contre la violence conjugale

Que faut-il faire alors pour aider les femmes aux prises avec un homme violent ? Les maisons d’hébergement pour femmes mettent beaucoup d’espoir dans le Plan d’action gouvernement en matière de violence conjugale (8), adopté en 2018 et qui couvre une période de cinq ans. « Tout est là, affirme avec conviction mon interlocutrice. Ce qu’il faut, c’est mettre ces mesures en application. » Or, le gouvernement actuel ne semble pas accorder l’attention nécessaire au Plan d’action. Invité à commenter la récente série de féminicides conjugaux, le premier ministre François Legault a dit qu’il allait charger la ministre responsable de la Condition féminine, Isabelle Charest, d’élaborer un plan pour s’attaquer au problème.« C’était presque insultant d’entendre cela, quand on sait que ce plan existe déjà et qu’on y a travaillé avec une foule d’autres organismes pendant des années ! ».

La lenteur exaspérante du gouvernement dans le dossier de la prévention des féminicides désole les représentantes de plusieurs groupes de femmes comme la Fédération des maisons d’hébergement.« Il a fallu travailler dix ans pour obtenir la mise sur pied d’un Comité d’experts sur l’évaluation des homicides conjugaux, alors qu’il en existe un en Ontario depuis une quinzaine d’années ! ». La création de ce comité chargé de faire la lumière sur les meurtres par partenaire intime est une des nombreuses mesures contenues dans le Plan d’action contre la violence conjugale.

Où est l’argent ?

Sans surprise, le sous-financement scandaleux des maisons d’hébergement pour femmes contribue au problème. Ces centres où vont se réfugier en dernier recours les femmes qui craignent pour leur vie et celle de leurs enfants ont dû refuser 15 000 femmes l’année dernière, faute de place. Pourquoi le gouvernement se fait-il tirer l’oreille pour donner les fonds nécessaires à ces maisons qui mettent des citoyennes du Québec à l’abri des hommes qui menacent leur vie ? Existe-t-il un objectif plus prioritaire que de prévenir le meurtre de ces femmes et de leurs enfants ? Dans une récente entrevue avec Benoît Dutrisac, Manon Monastesse expliquait que la Fédération qu’elle dirige avait demandé 25 millions de dollars au gouvernement pour couvrir “les besoins de base” des 38 maisons d’hébergement pour femmes du Québec. Le journaliste s’est scandalisé de voir que ces maisons, qui ont sauvé la vie à nombre de femmes et d’enfants, en soient réduites à quémander des fonds auprès des élus du Québec. Il a estimé que, si le gouvernement se traînait les pieds, c’était en partie parce que ces revendications émanaient de groupes de femmes. “ Vos demandes sont très modestes, c’est presque rien, et c’est pour couvrir des besoins essentiels ! Je parie qu’à votre place, des groupes d’hommes auraient fait du grabuge et qu’ils auraient été pas mal plus bruyants et qu’on les aurait écoutés bien plus que vous”(9).

Le gouvernement Legault a-t-il entendu l’appel ? Il est à espérer que, dans son budget de février, il débloquera les sommes nécessaires pour financer adéquatement les maisons d’hébergement pour femmes. C’est ce que souhaite ardemment la population du Québec, révoltée par la récente vague de féminicides et d’infanticides. Il est intolérable que des femmes dont la vie est menacée par un conjoint dangereux soient laissées à elles-mêmes, faute des ressources nécessaires à leur mise en sécurité. C’est honteux et indigne d’une société civilisée.

Notes

1. Dans l’ordre : TVA Nouvelles, 22octobre 2019.
TVA Nouvelles, 11 décembre 2019.
La Presse, 25 décembre 2019.
La Presse, 25 décembre 2019.
2. Radio-Canada, 17 décembre 2019.
3. Agir pour prévenir l’homicide de la conjointe. Guide d’intervention. Il contient 2 sections principales dont l’une traite des facteurs associés et des théories explicatives de l’homicide conjugal. La 2ème partie porte sur l’intervention proprement dite et des outils détachables faciles à consulter s’y trouvent également.
Guide homicide.
4. Article 810 (3.2) du Code Criminel « Le juge de paix (..,) qui rend une ordonnance doit considérer s’il est indiqué pour la sécurité du dénonciateur,( …, )de son enfant ou de son partenaire intime d’ajouter dans l’engagement l’une ou l’autre des conditions suivantes, ou les deux. »
a) interdiction de se trouver aux lieux, ou dans un certain rayon de ceux-ci, spécifiés dans l’engagement, où se trouve régulièrement la personne pour qui la dénonciation a été déposée, son enfant ou son partenaire intime
b) interdiction de communiquer directement ou indirectement avec la personne pour qui la dénonciation a été déposée, son enfant ou son partenaire intime.
5. Journal de Montréal, 21 décembre 2019.
6. Protocole ISA (installation d’un système d’alarme)
Protocole conclu entre le SPVM, les maisons d’hébergement, Côté Cour, CAVAC et l’IVAC permettant aux victimes de violence conjugale de bénéficier gratuitement d’un système d’alarme et d’un bouton panique raccordés directement (optionnel) à une centrale de surveillance.
7. Journal de Montréal, 26 mars 2018.
8 . Plan, 2018.
9. Dutrizac, QUB Radio, le 12 décembre 2019.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 janvier 2020



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Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe


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