Au cours des dernières années, un ramassis d’articles a lancé des allégations destinées à déboulonner « les mythes » sur la prostitution et le trafic sexuel. Ces articles se concentraient sur plusieurs thèmes, s’employant à tourner en ridicule les témoignages de femmes exploitées pour en faire quelque chose de sensationnel qui crée des mouvements de « panique morale » ; à discréditer les propos, la vie et les efforts des personnes survivante-es de la prostitution et de la traite ; à blâmer le sauvetage par des ONG trop zélées de ces femmes prostituées et des femmes et enfants objets dee trafic, et enfin à contester le nombre de femmes et d’enfants exploités sexuellement lors d’événements marquants comme la Coupe du Monde, les Jeux Olympiques ou le Super Bowl.
Une coterie d’auteur-es s’est mobilisée expressément pour critiquer les lois qui pénalisent la demande de prostitution et rendent illégal l’achat d’activités sexuelles. Une publication récente illustre que l’« évidence » dépend toujours du choix et de l’interprétation que l’on fait de certains exemples au détriment d’autres.
Dans sa chronique du New York Times (20/1/15), la rédactrice Julie Kaye s’attaque à la nouvelle loi canadienne sur la prostitution, reprochant au Canada de suivre le modèle « défaillant » adopté en Suède, en Norvège, en Islande et d’une façon modifiée en Finlande. Kaye se base sur un seul pays, la Nouvelle-Zélande, pour vanter les avantages de la dépénalisation et de réglementation de la prostitution. Si elle avait pris la peine de présenter l’ensemble des pays qui ont fait ce choix, le résultat aurait été bien différent.
Dans les années 2000, les Pays-Bas ont soustrait les souteneurs et les bordels de la sphère criminelle et mis en place, dans les grandes villes, des “zones de tolérance sûres » où les hommes pouvaient légalement acheter les services des femmes prostituées.
De 2003 à 2009, Amsterdam, Rotterdam et d’autres municipalités ont fermé ces zones parce qu’elles étaient rapidement devenues des endroits dangereux et sordides pour les femmes prostituées, que le crime organisé exploitait en toute impunité. En 2007-2008, Amsterdam a fermé également un tiers des bordels qui exposaient des femmes en vitrine parce que les enquêtes de police concluaient que le système néerlandais de prostitution était devenu incontrôlable.
L’Allemagne a décriminalisé certains aspects de son système de prostitution en 2002. Deux ans après l’adoption de la loi, le nombre de personnes prostituées était passé de 200 000 à 400 000 - principalement des femmes provenant de pays étrangers. Un rapport officiel du ministère reconnaît que le German Prostitution Act de 2002 n’a pas eu d’effets « réels et mesurables sur la protection sociale des prostituées ».
Dans l’État de Victoria, en Australie, la légalisation a encouragé une croissance accélérée du secteur illégal. Dès les années 1998 et 1999, quatre ans après la complète légalisation de la prostitution dans cet État, le nombre de maisons de passe sans licence, donc illégales, avait triplé. Les proxénètes d’hier sont devenus les entrepreneurs du sexe légitimes d’aujourd’hui, et ils profitent d’une industrie du sexe en pleine croissance qui alimente de façon importante l’économie du pays.
Kaye propose la Nouvelle-Zélande comme modèle de décriminalisation de l’industrie du sexe. Cependant, en 2013, d’anciennes prostituées néo-zélandaises ont témoigné devant un comité parlementaire à l’effet que le Prostitution Reform Act de 2003 (PRA) était un échec pour elles et pour d’autres femmes qui étaient restées dans l’industrie du sexe. Elles ont affirmé que la décriminalisation de l’industrie du sexe « avait tout simplement joué en faveur des souteneurs et des propriétaires de maisons closes, leur permettant d’acquérir une façade de respectabilité en faisant des femmes sous leur contrôle leurs proies légales. » Le président de l’Association des policiers, Greg O’Connor, a rapporté que la décriminalisation en Nouvelle-Zélande avait permis aux gangs de rue et au crime organisé de s’épanouir, et avait favorisé le blanchiment l’argent dans des entreprises légitimes.
La tribune du New York Times ravive des arguments éculés et qui ont été contredits, à propos de la législation suédoise dont s’inspire la nouvelle loi sur la prostitution au Canada. Une lecture attentive du rapport du Swedish National Board of Health and Welfare (SNBH), qu’utilise Kaye pour essayer de montrer que le taux de prostitution a rebondi après des réductions dramatiques, montre qu’elle ne dit pas toute la vérité. Le rapport du SNBH fait état que la prostitution de rue a ressurgi dans trois villes suédoises importantes, mais il mentionne aussi que le nombre de personnes prostituées est inférieur à ce qu’il était avant l’adoption de la loi.
Kaye ne dit pas toute la vérité non plus au sujet d’une évaluation plus complète de la loi suédoise effectuée par le Swedish Institute (SOU), qui a conclu que pénaliser la demande fonctionne. Au contraire, elle prétend que les femmes actuellement dans la prostitution soutiennent que la loi pénalisant les acheteurs a accru le harcèlement contre les femmes prostituées qui se sentaient « chassées » par la police et traitées comme des « incapables. » En réalité, le rapport SOU constate que les anciennes prostituées interrogées ont signalé que la situation avait changé. Elles ont affirmé que la loi les rendait plus fortes parce qu’« elles ont cessé de se blâmer » et qu’elles reconnaissent la responsabilité des acheteurs dans leur exploitation.
Ce qui est plus flagrant, c’est que Kaye ignore les principales conclusions du rapport SOU : que la prostitution urbaine a diminué de cinquante pour cent, un résultat direct de la loi criminalisant les acheteurs ; que moins d’hommes affirment rechercher des services sexuels, et qu’il n’existe aucune preuve que la baisse de la prostitution de rue ait entraîné l’augmentation de la prostitution à l’intérieur ou sur internet. De plus, la Suède est un des deux pays d’Europe où la prostitution et la traite à des fins sexuelles n’augmentent pas. L’autre pays, la Norvège, a adopté une législation semblable à celle de la Suède qui sanctionne l’achat d’activités sexuelles.
La loi canadienne s’inspire d’un fond législatif confirmé par l’expérience, qui reconnaît la prostitution et le trafic sexuel comme de l’exploitation, non comme « un travail ». Elle reconnaît également qu’à moins de s’attaquer à la demande, l’exploitation sexuelle continuera de prospérer. Ce n’est pas seulement dans les pays nordiques mais aussi en Corée du Sud qu’une loi interdisant l’achat d’activités sexuelles a mené à renforcer la protection des victimes et a réduit le nombre d’acheteurs et de « quartiers chauds ».
Le Canada est en bonne compagnie. En 2014, l’Irlande du Nord a adopté une loi identique rendant illégal l’achat d’activités sexuelles. Comme Trisha Baptie, journaliste canadienne et survivante de la prostitution, l’affirme : « Pour la première fois, nous nous attaquons aux racines de ce qui cause la prostitution, la loi ira à la source de l’exploitation et permettra à des femmes et des filles de sortir de la prostitution en criminalisant l’achat de leur corps. Cibler la demande va accélérer la fin d’une injustice systémique ».