À la suite des articles sur la prostitution parus dans Le Devoir, le 23 juillet dernier (1), j’aimerais apporter certaines nuances au "bilan" établi par la journaliste Hélène Buzetti.
Je suis une survivante de la prostitution et je peux vous affirmer que certaines femmes ont l’impression davantage d’avoir été choisies par l’"industrie du sexe" que d’avoir choisi d’y "évoluer". Qu’elles soient masseuses, danseuses, escortes, actrices ou modèles, qu’elles agissent à titre indépendant ou qu’elles participent à la marchandisation de leur propre corps, ces femmes constatent et assument avec une lucidité extrêmement douloureuse qu’elles sont traitées et considérées comme de vulgaires objets à louer ou à vendre, par une "industrie" qu’elles détestent profondément.
Ces femmes ne sont pas toutes en mesure de dénoncer les violences qu’elles subissent dans la prostitution (2), mais elles sont conscientes de subir, jour après jour, ces violences inhérentes à cette activité. Elles continuent de l’exercer pour diverses raisons, liées à la survie ou à différents facteurs et systèmes qui nourrissent leurs sentiments de ne pouvoir faire autre chose de leur vie, mais certainement pas parce qu’elles s’y plaisent. Et si malgré la loi plusieurs considèrent encore ne pas pouvoir dénoncer, toutes souhaitent avec ferveur le faire, que ce soit personnellement dans le cadre d’une enquête ou publiquement pour faire avancer les mentalités.
Des recherches et analyses le démontrent de plus en plus, et elles sont faciles à trouver avec un minimum de volonté : au moins 80% - et jusqu’à 90%, selon certaines sources (3) - des femmes qui sont dans l’"industrie" du sexe souhaitent en sortir. Même si certains médias ou journalistes les ignorent et que les personnes tirant avantage de la prostitution les nient, ces chiffres sont réels et expliquent pourquoi plusieurs femmes dans l’"industrie" sont en accord avec la loi.
Bien qu’elles soient très nombreuses à critiquer sa trop modeste application et le manque d’aide substantielle - aide qui devait leur être accordée parallèlement à la loi et leur permettre de sortir du milieu.
Elles considèrent que, bien appliquée, cette loi a le potentiel d’améliorer leur sort, qu’elles soient actives dans la prostitution ou au cœur d’un cheminement pour en sortir. Elles estiment que cette loi a le potentiel d’augmenter leur sécurité ; certaines s’en servent même pour mettre en garde les clients de qui elles se méfient, pour s’en prémunir afin qu’ils n’osent pas abuser du pouvoir que leur procure l’argent dont les femmes ont besoin. Elles sentent que cette loi leur donne plus de pouvoir qu’aux exploiteurs. Et elles n’ont aucun scrupule à dire que les clients en font partie, à leur faire sentir parfois, afin qu’ils en prennent conscience un jour, peut-être. Ou parce qu’elles n’en peuvent plus de faire semblant d’ignorer leur exploitation et d’aimer "être prostituées".
En gros, plusieurs femmes prises dans la prostitution sont absolument d’accord avec l’énoncé et les principes défendus par la loi, mais elles ne peuvent que constater que les gestes ne sont que peu liés à la parole dans ce dossier. Elles approuvent la loi, mais ne constatent pas d’efforts pour l’appliquer, et cela les fâche, mais moins qu’être incomprises de journalistes qui supposent qu’elles sont en désaccord avec la loi.
Ironiquement, des clients aussi sont de plus en plus nombreux à approuver la loi. Ils n’en saisissent pas clairement toute la teneur - ils ne seraient plus clients si tel était le cas - mais ils comprennent que les acheteurs de sexes tarifés doivent être respectueux des femmes qu’ils achètent s’ils ne veulent pas être dénoncés. Certains font des prises de conscience intéressantes, ils les partagent et les valident avec les femmes qu’ils "consomment".
Selon les dires de certains, cela pourrait éventuellement les amener à "ne plus être capables" d’acheter une femme, et selon plusieurs femmes prises dans la prostitution, cela les conduit à être plus généreux, plus respectueux de leurs limites et moins portés à négocier les conditions qu’elles formulent lors de l’entente initiale. Certains sont officiellement devenus d’anciens clients, conscients de la violence qu’ils encourageaient en prenant part à cette industrie, même de la façon la plus "soft" qui soit et avec toute la "générosité" dont ils faisaient peut-être preuve.
Finalement, de façon générale, la société profite aussi de cette loi qui interdit désormais la violence envers toutes les femmes, particulièrement les plus marginalisées et vulnérables, et qui les invite à dénoncer, sans risquer d’être elles-mêmes accusées lorsqu’elles le font.
Il s’agit en soi d’une avancée formidable pour l’égalité hommes-femmes, mais aussi d’une avancée sociale importante quant à la protection des enfants et des minorités visibles, ces populations étant de plus en plus populaires auprès des acheteurs de sexe tarifés qui ne connaissent ou ne se soucient pas de la loi.
Il y a des personnes qui ne sont pas d’accord avec la loi : ceux et celles qui exploitent et sont maintenant plus à risque d’être dénoncés et criminalisés, ainsi que ceux et celles qui croient fermement les mythes que ces derniers répandent pour protéger leurs intérêts. Il est dommage de constater que des personnes et des médias influents continuent de les croire et de ne pas s’informer auprès de toutes les personnes concernées.