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mardi 12 janvier 2016 À Bogota, des femmes prostituées témoignent : "Aucune d’entre nous ne veut être prostituée"
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Août 2015. Je suis loin (1), très loin des couloirs londoniens où des membres d’Amnesty Internationale ont décidé que la prostitution est un travail ; loin d’autres couloirs, ceux des bureaux de la Commission Européenne qui viennent d’allouer un énorme financement (2,5 millions d’euros) pour étudier les acheteurs de sexe (ou pour conforter la vision réglementariste de la prostitution, comme l’affirme la journaliste suédoise Kajsa Ekis Ekman (2) ?) Je suis dans le centre-ville de Bogota, plus précisément dans la « zone de tolérance » des environs de la rue n° 22, un quartier du centre-ville auparavant résidentiel et commercial. Depuis sa déclaration comme « zone de tolérance » en 2001 (3), il est investi par les bordels, motels, hôtels de passe, bars à spectacle pour hommes, où s’exhibent dès le matin des femmes en petite tenue et poitrines relevées, et où transitent clients des prostituées (en moto à midi, en voiture le soir), dealers et consommateurs de drogues, vendeurs d’armes... Dans la journée, c’est presque une vie normale qui se déroule. Des enfants sortent ou se rendent à l’école, des femmes reviennent avec les courses du marché, des coiffeurs travaillent (par exemple pour « embellir » les nombreuses prostituées), des vendeurs ambulants écoutent les infos de la radio, des –chômeurs traînent... Cette « normalité » du matin cache la grande violence qui y sévit : avec un taux d’homicides d’environ 170 pour 100 mille habitants (4), cette zone à l’intersection des localités Santa Fe et Martires est surreprésentée dans les meurtres commis à Bogota. Rare vestige de la vieille architecture républicaine du secteur, subsiste au milieu des immeubles délabrés une grande maison blanche avec sa cour. C’est un des sièges du Buen Pastor, une congrégation catholique d’origine française, à laquelle l’État colombien confia, plusieurs années durant, la gestion d’écoles, orphelinats et des prisons pour femmes. Cette congrégation vient également en aide aux femmes prostituées, à l’instar d’autres congrégations religieuses (comme les Adoratrices, d’origine espagnole). En effet, en Colombie, les associations féministes ou par les associations de lutte pour les droits humains ou pour les droits sociaux se sont peu saisies du sujet de la prostitution. Depuis une dizaine d’années, s’opère un changement au sein d’institutions comme le Buen Pastor : voyant la progression vertigineuse du nombre de prostituées et les nombreux problèmes auxquelles elles sont confrontées, la congrégation a modifié ses objectifs : en plus du travail d’assistance social à ces femmes, elle souhaite désormais intervenir dans le débat public afin d’avoir une incidence sur l’évolution des lois. Autre changement récent : Le « Secrétariat pour la Femme », bureau de la Mairie de Bogota (5), s’est emparé petit à petit du thème de la prostitution, traditionnellement géré par les bureaux de l’aide sociale. Aussi, les personnes prostituées étaient assimilées à la population sans domicile fixe et il n’existait pas une instance qui leur fut dédiée. Le travail du Secrétariat pour la Femme a abouti à l’ouverture, en octobre 2014, de la « Casa de todas » [Maison pour toutes], une structure pour y accueillir les femmes prostituées. Un projet de loi favorable aux proxénètes Depuis son ouverture, cette « Maison pour toutes » sert de point de rencontre aux prostituées. De nombreuses activités (ateliers artistiques, repas conviviaux, réunions d’informations) leur sont proposées. Mais un sujet fait l’objet de l’attention de la plupart d’entre elles : le projet de loi numéro 79, en discussion au Parlement, qui envisage de donner de plus larges prérogatives aux propriétaires des maisons closes. À l’heure actuelle, il est facile pour les hommes d’affaires d’ouvrir un négoce (bar à femmes, établissement pour “divertissement”, bordel). Difficile de savoir combien d’établissements il y a : selon que l’on se fie au Secrétariat du Gouvernement ou au Secrétariat des Affaires Sociales, les chiffres vont du simple au double. Dans les seules localités de Santa Fe et Martires, les données de 2009 donnent 159 et 376 établissements selon que l’on se réfère au premier ou au deuxième secrétariat. Localement, il est largement admis que cette branche de l’économie a traditionnellement été dans les mains des militaires et des mafias (6). Si elle est adoptée, cette loi donnera un cadre juridique plus abouti aux exploitants du corps des femmes. En effet, dans le contexte actuel “post-conflit” (7) dans lequel s’inscrit cette loi, il s’agit d’attirer également des investisseurs étrangers pouvant concurrencer les locaux (8). Il s’agit de moderniser l’offre et de proposer une variété locale aux hommes touristes étrangers. À présent, un des bordels les plus en vue dans les quartiers huppés de la capitale, La Piscina - « 70 femmes prêtes à satisfaire tous types de désirs et fantaisies érotiques » - appartient à un Italien. Avec les dispositions juridiques actuelles, avec leurs lacunes et avec les normes locales particulières, les proxénètes ont de longs et fructueux jours devant eux. Est-ce pour cette raison que les rédacteurs originels du projet de loi n° 79 n’en parlent plus ? Toujours est-il que la discussion autour d’elle a permis à différents secteurs de se prononcer. Ainsi, les organisations qui travaillent avec les femmes prostituées, comme le Buen Pastor, expriment leurs réserves. C’est à leur siège ou à la « Casa de todas » que je rencontre plusieurs femmes prostituées, qui ici, peuvent exprimer ouvertement leur opposition à la loi. Catalina (9) m’accorda un entretien d’environ 2 heures. En plus de raconter son histoire personnelle et les circonstances qui l’ont menée à la prostitution (enfance douloureuse, de nombreux viols de la part de ses oncles, abandon par sa mère à l’âge de 6 ans, éducation tyrannique reçue dans les orphelinats gérés par une congrégation religieuse, fuite des orphelinats), elle a une conscience très claire de que ce signifierait élargir les garanties aux propriétaires des maisons closes : « Ce serait envoyer tout le monde faire la pute !” s’exclame-t-elle. « Si dans l’état actuel des choses on est si nombreuses à se prostituer, combien y en aura-t-il de plus avec cette loi ? ». Maria Fernanda, elle, a été amenée à la prostitution à la suite à son déplacement forcé : métisse, cette paysanne et artisane fut sommée de quitter son territoire par les Farc, qui ne la considéraient pas assez « noire ». Sans contacts, sans travail, elle se désole : « Je dois me planter dans la rue pour qu’un type achète mon con et que je puisse nourrir mes enfants ». D’un naturel combatif, elle est aujourd’hui élue au Conseil Consultif de la ville (10). À l’issue des maraudes dans la zone, elle fait un constat : 90% des femmes qui s’y prostituent sont mères, et elles font cette activité par nécessité. Les lieux de prostitution pullulent. Outre les bars, bordels et maisons closes, nombreuses sont les femmes qui pratiquent individuellement. Les passes ont lieu dans des hôtels ou dans des maisons qui s’accommodent de ce négoce, car la location de la chambre et le préservatif coûtent, pour la femme, 20% du prix payé par le client. La diversité des formes de prostitution dans ce secteur ne contribue pas à une forme d’organisation. La concurrence est de mise : celles qui exercent « à l’extérieur » des établissements sont accusées par celles « de l’intérieur » de casser les prix. Les plus âgées sont sévères avec les plus jeunes. Beaucoup sont remontées contre les Vénézuéliennes présentes sur les lieux, accusées elles aussi de casser les prix parce que le taux de change leur est favorable. Les plus « chanceuses » peuvent avoir une chambre dans un bordel. Elles sont logées et nourries et doivent travailler tous les soirs. Mais pour faire partie des élues, il faut être une travailleuse indépendante inscrite comme telle dans le système, « or de cette manière, tout le monde sait que tu es une prostituée », dit Catalina. « Ce qui nous rend la vie encore plus difficile ». Depuis l’avis de justice de la Cour constitutionnelle colombienne en 2010 (11), les tenanciers doivent assurer un contrat de travail à leurs employées. Mais dans le système libéral en vigueur, ce sont les travailleuses colombiennes qui ont toutes les charges associées au privilège du travail. C’est à elles, notamment, de payer la sécurité sociale via les fameuses EPS, Entidades Promotoras de Salud (Entités Promotrices de Santé), toutes privées. Conséquence : l’avis de la Cour constitutionnelle ne tient pas compte du fait que les femmes qui exercent la prostitution proviennent de milieux pauvres. Elles devraient avoir droit au système de subsides pour les personnes à très faibles ressources, ainsi qu’à l’assistance sociale à l’hôpital. Il n’en est rien : avec le système en vigueur, elles s’endettent afin de pouvoir payer un premier mois d’assurance sociale privée et obtenir un contrat qui leur donne une sécurité monétaire avant… d’être virée de l’établissement, car elles ne réussissent pas à payer la totalité de leur contrat d’assurance. Le système est bien rodé : il ne profite qu’aux propriétaires des bars. En dehors des quelques femmes qui sont sporadiquement hébergées et payées par les bordels, et qui sont vues comme des privilégiées (elles reçoivent 300 mille pesos par mois, soit 85€), la somme qui est versée aux femmes présentes tout le long de l’année est maigre. Maria Fernanda explique : « On te paie 10 mille pesos [moins de 3€] pour le turno de nuit, c’est-à-dire être sur place, maquillée, habillée, entre 17h et 3h. Au delà de 3h, pour le turno du jour, on ne te paie rien. Si par ailleurs tu fais le show, c’est-à-dire que tu chantes 3 chansons et tu te mets entièrement à poil sur la passerelle, tu gagnes dix mille pesos supplémentaires [3€] ». Mona, qui a exercé la prostitution jusqu’en 2005, n’en revient pas : « Il y a 10 ans, le show était déjà payé entre 10 mille et 15 mille pesos ». Les revenus supplémentaires sont ceux que chacune obtient avec les clients. « Mais souvent on n’a rien dans le turno de nuit, alors on reste pour celui du jour ». Les propriétaires, eux, s’engraissent en tout cas avec la vente d’alcool. La prostitution, pas un choix pour les femmes « La prostitution n’est pas une alternative pour les femmes », clame Maria Fernanda. Dans le système très inégalitaire de la Colombie, l’exercice de cette activité a été la seule issue possible pour nombre de femmes de milieux défavorisées. « À quels autres travaux peux-tu prétendre ? Ici à Bogota, le salaire journalier est plutôt de 20 mille, 30 mille pesos si tu as beaucoup de chance [entre 5,7€ et 8,5€]. Mais tu ne l’obtiendras pas si tu n’es pas recommandée. C’est très difficile d’accéder à l’emploi », soupire-t-elle. Ces femmes souhaitent ardemment quitter la prostitution. Les fonctionnaires de la Mairie le savent, mais ne proposent pas de solutions alternatives réalistes. Mona témoigne : « Dans le passé, la Mairie nous a payé des cours d’informatique. Et puis, après ça ? Rien du tout. Nous n’avons pas obtenu d’aide à l’embauche, ni d’autres formations. » Très rares sont celles qui ont réussi à quitter le milieu. Comme Mona, il s’agit de femmes ayant rencontré un homme, souvent un client, « correct pour une fois ». Aucune ne pense que la prostitution soit un « travail comme un autre ». Maria Fernanda est ferme : « Non, ce n’est pas un travail comme un autre. En Colombie, la Constitution est claire. Il est dit, dans l’article 4, qu’au dessus de toute autre loi, prévaut la Constitution. Et dans son article 25, la Constitution dit que le travail est digne, qu’il doit apporter de la dignité à l’être humain. Et partout dans la Constitution, les paragraphes parlent de la dignité de tout être humain. La dignité du Colombien et de la Colombienne, c’est qu’il/elle se sente heureux, qu’il/elle se réalise, qu’il/elle sente qu’il/elle va projeter cette quête de la réalisation personnelle dans tous les champs, professionnellement, psychologiquement, socialement, émotionnellement, dans la famille. Or, dans l’exercice de la prostitution, cette dignité humaine est tronquée. » Catalina a une fille de 19 ans qui aspire à devenir médecin. Ce n’est qu’un rêve. Ses possibilités sont nulles, vu la médiocre éducation qu’elle a reçue, les prix exorbitants pour faire des études en Colombie, et aussi parce qu’elle est atteinte d’une maladie. Catalina ne souhaite pas que sa fille ait la même vie qu’elle. Pour le moment, elle continue à se prostituer, en espérant que sa fille pourra échapper à ce destin. Le projet de loi N° 79 fut proposé en 2013 par le député Armando Benedetti (droite), à l’issue du « scandale Dania ». Dania Londoño, « escort », est devenue une célébrité en Colombie lorsqu’elle réclama une grosse somme d’argent à un garde du corps d’Obama lors de son voyage diplomatique dans ce pays, que celui-ci refusa de lui payer. L’objectif déclaré du projet de loi était de protéger les femmes prostituées, via une réglementation stricte de l’activité. Ainsi, les prostituées doivent : respecter les zones d’exercice, avoir une pièce d’identité, utiliser le préservatif, réaliser des examens médicaux régulièrement, ne pas exercer la prostitution en cas d’IST, ne pas s’exhiber, ne pas abuser de leur état de vulnérabilité évidente (sic). Les tenanciers d’établissements devaient : avoir les licences et permis, respecter les horaires et les zones, assister à une formation de 24 heures par an en DH et santé, veiller à ce qu’il n’y ait pas de mineur.e.s (clients ou prostituées), avoir un service de sécurité privée, ne pas faire de la publicité, établir des contrats écrits avec les personnes qui exercent la prostitution et respecter les obligations relatives au code du travail. Par la suite, le sénateur Benedetti abandonna ce projet de loi. Trois députées (deux d’extrême droite, une de gauche) le prirent alors en main et le proposèrent à nouveau (seules modifications importantes : l’interdiction d’exercer la prostitution en cas d’avoir une IST fut supprimée ; l’interdiction, pour les établissements, de faire de la publicité fut également supprimée). En 2014, suite à l’éviction de la députée Gloria Inés Ramirez du Congrès (gauche), ce projet de loi a été laissé de côté. Cependant, dans le contexte politique colombien, il pourrait refaire surface à n’importe quel moment. Au niveau de Bogota, par ailleurs, le Plan de gouvernance (Plan de Ordenamiento Territorial) de la ville entend lui aussi faire cesser la prostitution de rue et donner plus de latitudes aux tenanciers d’établissements. – Voir le site du groupe Aquelarre.
Notes 1. Olga L. Gonzalez, docteure en sociologie, chercheure associée Urmis, Université Paris Diderot. Site web. Contact : courriel. Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 janvier 2016 |
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