Quelque chose nous étonne et nous choque dans le rapport sur la
prostitution publié il y a quelques semaines par un sous-comité de la Chambre des communes : son silence quasi-total au sujet des hommes impliqués.
Les auteurs du rapport majoritaire centrent le problème sur les vendeuses de
« services sexuels » en ne disant presque rien des acheteurs et organisateurs de ce commerce. Ils ont le mérite de reconnaître et de déplorer l’état de contrainte où est vécue ce qui est habituellement une « prostitution de survie », mais en font disparaître les premiers responsables !
Pourtant si des personnes sont prostituées, c’est qu’il y a des prostitueurs - à 99% des hommes - qui achètent et vendent ces personnes traitées en biens de consommation. C’est un domaine où pèsent lourd les privilèges masculins, les goûts et les choix d’une culture machiste. Que les hommes choisissent ou non d’exercer ces privilèges, la prostitution n’existerait pas sans eux, leur argent, leur pouvoir.
En passant sous silence la part des hommes, le document occulte ce rapport
de domination et contribue à stigmatiser les personnes prostituées en ne
laissant qu’elles en position de responsabilité. Les députés du sous-comité peuvent ainsi rejeter la notion d’exploitation sexuelle et limiter l’étiquette de proxénètes à ceux qui recourent à la contrainte physique. On instrumentalise même la tragédie des femmes assassinées dans ce contexte en l’attribuant, non à la misogynie des prostitueurs, mais aux lois censées les tenir en respect.
En tenant ainsi hors champ la « demande » masculine de corps prostitués, le
rapport en fait implicitement une norme dont la société devrait s’accommoder.
En viendra-t-on à parler d’un « droit à la fellation » comme d’autres inventent un « droit à une escalope » à n’importe quelle heure pour contraindre l’horaire des travailleuses d’épicerie ?
Injure à l’ensemble des hommes
En tant qu’hommes opposés au machisme des prostitueurs, nous nous étonnons
de ce silence et nous nous demandons qui il protège. De solides recherches
internationales ont pourtant démontré l’utilité de débusquer et de cibler
les acheteurs de « services sexuels ». Ces hommes s’illusionnent sur la
qualité de ces rapports ; ils réagissent bien aux campagnes d’éducation et
aux mesures dissuasives ; et leur taux de recours à cette pratique varie
d’un pays à l’autre (de 11% à 70%) et selon les politiques adoptées
(récidive inférieure à 20%). Bref, c’est faire injure à l’ensemble des hommes que de tenir l’exploitation sexuelle commerciale des femmes comme un fait
masculin incontournable, une sorte d’impératif biologique à légitimer et à
alimenter, hors de vue.
Le silence du rapport fédéral sur les acheteurs de femmes et leur réseau de soutien (proxénètes, exploitants, et certains politiciens) explique une
autre grave lacune du rapport : sa prétendue incapacité à expliquer l’immunité
des exploiteurs, malgré les lois censées les contrer. Inutile pourtant
de chercher bien loin : onze mois avant la publication du rapport fédéral,
un proxénète de Calgary a été acquitté parce qu’il opérait son « agence
d’escortes » avec un permis municipal en bonne et due forme, émis par des
fonctionnaires chargés d’avertir ses employées de ce qui les attendait !
Un État proxénète ?
À Montréal comme ailleurs au pays, les « pimps » ainsi accrédités annoncent
ouvertement leur commerce, en contravention flagrante avec le Code criminel.
Le système est bien rodé. On peut se faire livrer une femme de telle ou
telle origine ethnique, ayant telles ou telles mensurations, plus rapidement
qu’une pizza. Mais la police est privée de mandats d’intervenir et les auteurs du rapport prétendent n’y rien comprendre. Ce qui leur permet de recommander, à mots couverts, l’abolition de lois qualifiées d’« inefficaces », alors qu’elles ne sont simplement pas appliquées. Un professeur de droit de l’Université de Toronto attelle déjà ses élèves à la rédaction d’un mémoire visant à faire abroger comme inconstitutionnelle la loi contre le proxénétisme, présentée comme une « violation injustifiée » de la liberté d’« engager un gérant ».
Nous refusons que soit davantage légitimé le droit des hommes à dominer
sexuellement les femmes les plus pauvres et les plus « racisées » par
des proxénètes qui vendent celles-ci comme autant de « produits exotiques
». Nous refusons le nouvel intégrisme néo-libéral qui réduirait le bien
commun aux seuls intérêts des prostitueurs. Solidaires des féministes qui
luttent contre l’exploitation sexuelle, nous voulons un monde où le sexe ne
soit pas réduit à une industrie et où femmes et hommes ne soient pas
conditionnés par une sexualisation précoce, un trafic raciste et l’enchâssement des privilèges masculins.
Le droit à l’égalité est fondamental
La faction majoritaire du sous-comité qualifie une telle analyse de «
moraliste ». Il n’en est rien. Le moteur de notre action est le droit à
l’égalité, pierre angulaire de tout l’édifice des droits de la personne. Le
gouvernement actuel vient de retirer la promotion de ce droit du mandat
de Condition féminine Canada, dont il ferme plusieurs bureaux au pays. Et
voici que les partis d’opposition proposent de légitimer l’exploitation
sexuelle !
Notre dénonciation des prostitueurs s’inscrit dans les mouvements de lutte contre la pauvreté, la violence et la sape des programmes sociaux, conditions qui poussent tant de femmes et de jeunes dans les filets de la prostitution, les exposant à la violence et à un harcèlement policier et judiciaire épargné à leurs profiteurs. Nous protestons haut et fort contre cette pénalisation des personnes prostituées.
Nous espérons que les député-es et candidat-es des partis fédéraux feront
preuve de la même préoccupation s’ils et elles entendent nous convaincre de
leur respect des femmes et de droits humains essentiels que le Canada
s’est maintes fois engagé à observer sur la scène internationale.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 janvier 2007
– On peut télécharger en format PDF le rapport du sous-comité sur le site du Parlement du Canada.