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mardi 5 juillet 2005

Christine de Pizan, prestigieuse écrivaine du Moyen Âge

par Thérèse Moreau, écrivaine






Écrits d'Élaine Audet



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"Et ainsi moi, Christine, un peu fatiguée par la longue écriture, mais me félicitant de la digne beauté de cette œuvre […] je me résolus d’en multiplier les copies de par le monde, quel qu’en fût le coût, afin qu’elle soit connue en différents endroits par les reines, les princesses et hautes dames, pour qu’elle reçoive les honneurs et louanges qu’elle mérite, et qu’elles la fassent connaître à d’autres femmes. Et lorsque sera réalisé ce projet auquel j’aspire - et qui est en bonne voie -, elle sera diffusée, répandue et publiée dans tous les pays du monde, bien qu’elle soit rédigée en langue française. Toutefois, parce que cette langue est plus connue que n’importe quelle autre dans l’univers, notre dite œuvre ne restera pas vaine pour autant, mais copiée en maints exemplaires, demeurera sans dépérir. Et ainsi les plus excellentes dames et femmes d’autorité, tant du présent que de l’avenir, pourront la voir et la lire, et prieront dieu pour leur servante Christine, regrettant qu’elle n’ait pas vécu en leur temps" (1).

Ainsi avec une fierté antique, celle que l’on croit propre aux "hommes" de la Renaissance, Christine de Pizan pensait-elle s’être assurée un renom durable et universel. Si aujourd’hui les bibliothèques des différents pays renferment ses manuscrits, son œuvre reste confidentielle, du moins dans son pays adoptif, et ce malgré les efforts pionniers de chercheuses, comme l’archiviste paléographe Suzanne Solante ou la professeure Liliane Dulac. On connaît son nom, on se souvient parfois de la poétesse du veuvage - "Seulette suis, et seulette veuil estre…" - , mais on ignore presque tout de ses écrits. En effet, si grâce aux éditions universitaires, souvent dues à des anglo-saxon-ne-s, on a aujourd’hui accès à la majorité des œuvres, peu ont été traduites en français moderne.

L’opinion sexiste du critique Lanson (2) continue à nuire à l’écrivaine : Christine de Pizan n’a jamais été au programme de l’agrégation, elle ne figure pas dans cette collection de prestige qu’est la Pléiade, et celles et ceux d’entre nous qui l’éditent ou la traduisent, continuent à s’entendre dire, par le monde de l’édition, que Christine ennuie. La France et les lettres françaises ont donc été pour elle d’aussi "amère marâtre" que l’avait été la Fortune.

Une Italienne nourrie du pain du roi de France

Poétesse méconnue, penseuse inconnue, les deux ou trois choses que nous savons d’elle viennent des bribes d’autobiographies disséminées dans son œuvre. Elle est "fille d’Italie" et première née de Thomasso Pizanno (3) et de la fille de Thomasso Mondini. L’écrivaine nous apprend, en effet, dans La Mutation de Fortune, que si Thomas Pizan, conseiller salarié de Venise, voulait "un fils mâle, qui fût son héritier" et si "lui et [s]a mère l’engendrèrent d’un commun accord", l’épouse, qui "avait un plus grand pouvoir, voulut avoir une femelle à elle semblable" et décida donc de créer une fille qui serait le parfait portrait, "fors le sexe", de son époux. Nous ignorons le prénom de cette mère, mais Christine nous dit qu’elle était "noble, vertueuse, pieuse, pleine de courage devant les dangers" et qu’elle aima tant sa fille qu’"elle l’allaita elle-même" et tint à ce que son enfance soit exempte de tout souci "fors de jouer, selon la coutume, avec des enfants de son âge".

La famille vécut à Bologne la Grasse (4) ; c’est dans son université que Thomas avait étudié l’astronomie et la médecine, et y avait enseigné. Sa renommée professionnelle fut telle que le roi de Hongrie et le roi de France rivalisèrent de soins pour l’inviter à leur cour. Thomas choisit celle de Charles V le Sage et part à Paris, laissant sa femme et ses trois enfants à Bologne. Au bout de trois ans, Charles V "envoie quérir à ses frais la femme, les enfants et la famille" de celui qui était devenu son médecin, son astrologue et son conseiller privé. C’est ainsi qu’une journée de décembre, "richement vêtue à la Lombarde", Christine est présentée au roi. Plus jamais elle ne quittera cette terre d’accueil. Elle vécut à la cour jusqu’à "l’âge où l’habitude veut que les filles prennent mari, même si j’étais encore très jeune". Des chevaliers, des nobles, de riches clercs demandent sa main, non pour sa "valeur", dit-elle, mais en raison de l’amitié que le roi avait pour son père. Thomas préféra à ces prétendants "un jeune écolier gradué, bien né de nobles parents picards et dont les vertus dépassaient les richesses". Etienne de Castel, vingt-quatre ans, devient alors l’époux de Christine, quinze ans. Son beau-père lui obtint une charge de secrétaire à la Chancellerie royale et c’est certainement en travaillant auprès de son mari que Christine apprit ce style "clergial" dont elle était si fière. Et si ce fut Thomas qui choisit Étienne, Christine explique qu’elle n’eût pas pu mieux faire, car "nul ne le valait en bonté, en douceur, en loyauté et tendre amour" (5). On aime à penser qu’elle y songe encore dans la ballade Douce chose est que mariage : "La première nuit du mariage alors que j’avais très peur, je me rendis compte de sa grandeur car il ne fit rien qui puisse me faire mal, mais jusqu’à l’heure du lever, m’embrassa cent fois…"

Christine et Étienne vécurent dix ans à la "cour d’hyménée". Elle enfanta une fille qui, plus tard, se donnera à Dieu et à son service : ce fut sa propre volonté et non le désir de sa mère. La beauté de la campagne environnant le couvent de Poissy, le voyage vers ce lieu amène, Christine les évoquera dans le Dit de Poissy. Le deuxième enfant fut un garçon qui partit outre Manche à l’âge de douze ans servir le comte de Salisbury ; Christine eut beaucoup de difficulté à le faire revenir auprès d’elle car le roi d’Angleterre convoitait ses services d’écrivaine officielle. Le troisième enfant est mort très jeune.

La porte ouverte des infortunes

Le 26 septembre 1380 s’ouvre une première fois cette porte, lorsque le roi Charles V meurt à l’âge de quarante-trois ans. Thomas tombe vite en disgrâce, puis, "exactement à l’heure où il l’avait prédite", quitte ce monde. Ce fut bientôt le tour d’Étienne, qui, à trente-quatre ans, meurt de la peste à Beauvais. Au désespoir, Christine songe à mourir : "Je me levais comme une démente et montais tout en haut, et me serais jetée à la mer" si "je n’avais pas été retenue par ma maisonnée". Mais elle a trois enfants, une nièce, sa mère à charge, elle changera donc de genre, pour agir en "homme". Cette mutation de Christine a fait couler beaucoup d’encre de nos jours, mais voilà, Étienne n’a pas tenu Christine au courant de leurs finances, "comme c’est la coutume normale chez les maris de ne rien dire et de ne rien expliquer de leurs affaires à leur épouse". Veuve, Christine dut donc se débattre contre les vrais et faux plaideurs. On la vit faire les sièges des tribunaux plus de treize ans pour régler la succession. Et là, "combien ne fallut-il pas attendre ! Que de paroles outrageantes ! Que de regards moqueurs ! Que de quolibets de la part de ceux qui avaient bien bu ! Et moi, j’étais souvent en butte à des propos inconvenants. Mais, comme j’avais peur que cela ne porte préjudice à ma cause, étant dans le dénuement, je laissais faire et dire. Je détournais la tête pour ne rien répondre, ou bien je faisais semblant de ne pas avoir entendu le grossier bouffon". Christine est aussi la proie des calomnies : "Ne fut-il pas dit de moi et par toute la ville que j’aimais d’amour ?", alors qu’elle pleure toujours son "ami mort et le bon temps passé".

Une étude à soi

Peu après la mort d’Étienne, Christine revint à "la voie qui lui était la plus plaisante et la plus naturelle : celle de la solitude". Dans cette cellule ou étude que l’on voit si souvent dans les miniatures de ses manuscrits, l’écrivaine se remet au latin et aux sciences… "Portes closes, comme l’enfant à qui l’on donne l’abc, je me mis aux histoires anciennes, [puis] aux livres des poètes". Elle apprit à forger de "jolies choses", et à écouter Nature qui lui disait : "Prends tes outils et forge sur l’enclume ces matériaux que je t’ai donnés plus durables que le fer […] Du temps où tu portais tes enfants en ton ventre, tu sentis une grande douleur au moment de l’accouchement. Maintenant, je veux que tu donnes naissance à de nouveaux volumes, qui évoqueront ta mémoire dans l’avenir et pour toujours dans ce monde, auprès des princes, et dans tous les lieux de l’univers. Mais c’est ta mémoire qui accouchera dans la joie et l’allégresse. Malgré le travail et la peine, tu oublieras les souffrances de l’effort, à l’exemple de l’accouchée qui oublie immédiatement sa douleur en entendant le cri de son enfant, au doux bruit de tes ouvrages ".

Le Livre de la Cité des Dames (1404-1405).
Source : Bibliothèque nationale de France.

Christine se laisse convaincre par Philosophie que la mort d’Étienne ne fut point une malédiction mais un bienfait, car, lui explique-t-elle, si son "mari avait survécu jusqu’à aujourd’hui, tu n’aurais pas fréquenté l’étude comme tu l’as fait, tu en aurais été empêchée par les soins du ménage, alors que tu tiens l’étude pour la chose la plus élevée…". Elle lit tout d’abord les grandes traductions commanditées par Charles ; elle a accès à la bibliothèque royale et connaît personnellement le bibliothécaire. Et même si elle n’a eu que "les raclures" de l’or paternel, son père lui avait déjà donné une bonne éducation livresque, comme celle que les filles recevaient à Bologne. Elle a certainement la bibliothèque paternelle, et des gens érudits lui prêtent des ouvrages comme en fait foi les fameuses Lamentations de Mathéole, diatribe misogyne qui est à la source de La Cité des Dames. Sa vie durant, Christine méditera sur la Consolation Philosophique de Boèce. Sa réflexion politique se nourrit de Valère Maxime, traduit et commenté par Nicolas de Gonesse et Simon de Hesdin. Et comme elle est, "comme Minerve, une femme italienne", elle lit Dante, Boccace et Pétrarque dans le texte. Elle renvoie d’ailleurs Pierre Col à Dante lors de la querelle du Roman de la Rose, conseillant au secrétaire du roi et collègue d’Étienne de se faire traduire Dante en français vernaculaire, lui dont le paradis valait mieux, affirme-t-elle, que celui de Jean de Meun, charnel et luxurieux. Personne, en Europe médiévale, ne lit le grec, Christine lira donc, comme ses collègues masculins, Aristote en traduction. Elle lit également Végèce pour la guerre, Virgile, Ovide, Gilles de Rome et son Instruction des princes.

Son veuvage, ses problèmes financiers l’obligent à courir après l’argent. Certes, elle est chambrière de la Reine mais cette charge ne lui suffit pas à faire vivre sa maisonnée. C’est ainsi qu’elle a recours à l’écriture. Grâce à ses relations, elle est bien en cour ; son scriptorium lui permet de préparer des manuscrits de présentation qui iront aux grand-e-s de l’époque. On peut juger de l’importance qu’elle avait par les fonds des bibliothèques, l’inscription sur les livres de compte, avec les fortes sommes qui lui furent parfois attribuées, par la beauté et la richesse de ses manuscrits, qui sont des bijoux pour les familles princières. Et lorsqu’elle voudra faire revenir son fils d’Angleterre, elle payera la rançon avec deux de ses livres.

Christine est la première personne, en France, femme ou homme, à avoir un rapport financier direct avec l’écriture - les autres vivent de leur charge ou de leur bénéfice. On dira de Christine qu’elle fut "notre premier auteur" (6). Elle-même confie que son succès est dû en partie à l’originalité de sa situation. Elle est une des rares femmes, sinon la seule, qui fasse commerce d’écriture. Il faut rappeler que son père était un favori du roi Charles V, que son mari appartenait à la Chancellerie royale, haut lieu d’érudition et de pouvoir, qu’elle approche le roi et connaît donc la noblesse. Elle fréquente les clercs, a peut-être travaillé auprès d’eux du vivant de son mari. Elle a aussi des rapports incontestables (mais lesquels ?) avec le chancelier de l’Université Jean Gerson. Et si l’on en juge par ce passage des Faits et Bonnes Mœurs où elle raconte comment le duc de Bourgogne lui a demandé d’écrire l’histoire de son frère le roi Charles V, elle est respectée par les différents partis :

"En cet an de grâce 1403, il m’advint, le premier jour de janvier (que nous appelons le jour de l’an) d’offrir en étrennes un de mes ouvrages, intitulé La Mutation de Fortune, à Son Altesse le duc de Bourgogne qui, dans sa bonté coutumière, me fit l’honneur de l’accepter avec plaisir. Peu après, Pierre de Monbertault, trésorier du duc, m’informa de vive voix qu’il serait agréable à ce dit seigneur que je rédigeasse un traité sur un sujet dont il ne me donnerait pas le détail, afin que je puisse entendre du prince ce qu’il voulait. J’allais donc en compagnie de mes serviteurs jusqu’au château du Louvres à Paris, où résidait alors le duc, car je voulais dans la mesure de mes faibles capacités me conformer à sa volonté. On lui annonça ma présence et il me fit l’insigne faveur de m’envoyer deux de ses écuyers parmi les plus courtois, Jean de Chalon et Taupinet de Chantemerle, pour me conduire auprès de lui. Je me rendis donc ainsi en ses appartements, où il s’était retiré en la compagnie de son très noble fils Antoine, comte de Rethel" (p. 43).

On la verra, par la suite, prendre la plume par deux fois pour adjurer la reine Isabeau de Bavière de mettre fin à la guerre civile et pour intervenir contre les désordres sociaux. Les femmes au moyen âge ne sont pas un groupe homogène, des femmes investissent les lieux de pouvoir, et les femmes d’autorité sont nombreuses. Tout ce que Christine dit des baronnes dans Le Livre des Trois Vertus est, à cet égard, du plus haut intérêt. Christine, pour sa part, appelle de ses vœux une communauté féminine - "la féminie" - liant toutes les classes et les individues, y compris les prostituées, mais c’est une attitude exceptionnelle.

Des écrits nombreux et reconnus

Le malheur a donc voulu que Christine puisse se consacrer à la chose qui lui plaisait le plus au monde : "le doux goût du savoir". Elle commença par écrire des poésies, des "choses" rimées. Elle entre en littérature par la ballade, puis ce sont des dits rimés : L’Epistre au Dieu amours (1399), le Débat des deux amants (1400), Le Dit de Poissy (1400), ou encore L’Epistre à Othéa (1401). Elle accepte les codes de versification de l’époque, qu’elle exploite avec une compétence et un plaisir évidents. L’amour est, dit-elle, la "matière" qui plaît le plus, ce fut, dira-t-on, quand on voudra faire d’elle une écrivaine de seconde zone, "son fond de commerce". Elle entre, si elle ne la provoque pas, en tant que femme et "femme passionnée", dans la Querelle du Roman de la Rose (1401-1402) (7) pour défendre l’honneur perdu des femmes.

Déjà dans L’Epistre au dieu amours (écrite par le dieu amour), Christine avait dénoncé l’amour courtois qui n’était, selon elle, qu’hypocrisie. Les hommes, écrit-elle, aiment à séduire, puis à se vanter entre eux de leurs conquêtes et prouesses sexuelles. Un court passage met en cause Jean de Meun, auteur du Roman de la Rose. Quelques années plus tard, le hasard veut qu’elle se trouve en compagnie de Jean de Montreuil, figure de proue de l’humanisme français et secrétaire du roi comme l’avait été Étienne. Une tierce personne assiste à l’entretien, mais on ignore s’il s’agit de Jean Gerson, Nicolas de Clamanges ou de Pierre d’Ailley ; on sait toutefois qu’il se range du côté de Christine.

Jean de Montreuil écrit très rapidement un traité pour défendre son maître Jean de Meun ; puis ce seront les frères Col, eux aussi secrétaires du roi, qui prennent sa relève lorsque Christine aura réfuté le traité. Elle reproche à Jean de Meun de salir les femmes et d’encourager aux violences sexuelles : "Que personne n’ose m’accuser de folie, d’arrogance ou de présomption parce que moi, femme, j’ai osé m’attaquer et critiquer un auteur aussi intelligent et porter ainsi préjudice à son œuvre, quand lui, un seul homme, a osé blâmer et diffamer le sexe féminin tout entier". Les partisans de Jean de Meun accuse Christine de censure et se font les chantres d’un certain modernisme. C’est alors que Jean Gerson réprimande personnellement Pierre Col dans une lettre en latin, et prêche une série de sermons contre le Roman de la Rose lors de l’Avent 1402, dans l’église royale de Saint Germain en Grève. Cette querelle faisait tant de bruit que le jour de la Saint Valentin (1402) une fête avait été donnée par le duc d’Orléans pour honorer les femmes, où Christine avait probablement lu son Dit de la Rose, où l’on célèbre la fondation, par antiphrase, de l’ordre de la Rose.

Christine sort donc ainsi victorieuse de ce débat. Elle rassemble les divers documents de la Querelle, et se voit lancée comme clergesse. Les commandes pleuvent. Elle commence par s’intéresser à l’histoire par de longs poèmes où souffle un vent millénariste, la fin de l’histoire se confondant ici avec l’essor de la royauté française. En cela, elle est bien de son temps. Mais c’est aussi dans ces longs poèmes que l’on trouve les grands passages autobiographiques - chose peu commune alors puisque on aspirait à se fondre dans la continuité littéraire - et qui nous renseignent sur elle : Le Chemin de Longue Étude (1402), Le Livre de la Mutation de fortune (1403), L’Avision Christine (1405). Comme le veut l’époque, Christine accorde beaucoup de temps et d’espace à la dévotion. Chez la poétesse de cour, les poèmes religieux sont brefs et peu nombreux, mais les désastres aidant, la consolation change de forme et de classique, elle s’assombrit et s’inspire de la pénitence chrétienne.

Deux ouvrages en prose se rattachent à cette inspiration : la consolation des veuves d’Azincourt (8), connue sous le nom de La Prison de Vie Humaine, et un commentaire des Sept Psaumes de pénitence appelé Les Sept Psaumes Allégorisés. La figure maternelle de la Vierge Marie est ici à rapprocher des images maternelles qui constellent l’œuvre de Christine. Le thème d’élection est l’éducation du prince, et en 1403, le duc Philippe de Bourgogne, régent de France, faisait de Christine l’historienne officielle de Charles V en lui demandant un ouvrage en prose (9) qui allait lui permettre de donner sa vision du bon prince et de son éducation. Certes, Christine n’abandonna jamais la poésie - Le Dit de la Pastoure (1403), Le Livre du Duc des vrais amants (1401), Les Cent Ballade d’Amants et de Dames (1407-1410) -, mais elle préfère assez vite à ces "chosettes" des ouvrages de morale - L’Epistre à la Reine (1405), Sept Psaumes Allégorisés (1409), La Lamentation sur les maux de la France (1410), L’Epistre de la Prison de vie humaine (1414-1418)… L’avenir retiendra surtout les ouvrages sur les femmes, l’utopie féministe qu’est La Cité des Dames (1404), et son complément naturel qu’est Le Livre des Trois Vertus (1405), où Christine la pragmatique donne des conseils de (sur)vie aux femmes de toutes les classes, des traités de politique - Le Livre de Prudence (1405), Le Livre de Corps de Policie (1406), Le Livre de Paix (1412). Elle rédige même un livre de guerre qui, au siècle suivant, sera signé par un homme - Le Livre des Faits d’Armes et de Chevalerie (1410).

Par bien des côtés, fille de son époque, la personne et la personnalité de Christine sont atypiques, tout comme son intérêt pour les intermédiaires et donc les femmes et la bourgeoisie. Les politologues étasunien-ne-s ne s’y sont pas trompé-e-s en la rangeant auprès de Dante, Pierre Dubois, Grotius, Erasme et Honoré Bouvet. Le salut immédiat du royaume dépendant alors de l’éducation du Dauphin, enjeu de tous les pouvoirs et de toutes les factions, Christine s’inspire des miroirs au prince pour faire passer son idéal où le "sang" compte moins que les qualités morales, l’intelligence et le savoir. Mais pas plus que pour Machiavel, la réalité ne sera au rendez-vous. Ici le couvent remplacera l’exil. Depuis la folie de Charles VI en 1392, date à laquelle Christine commence à écrire, jusqu’au couronnement de Charles VII, Christine sera du parti de la royauté et prendra position contre le roi d’Angleterre et ses allié-e-s en France.

Christine de Pisan présentant ses Epîtres du Débat sur le Roman de la Rose à la reine Isabelle de Bavière.
(Daprès une miniature du British Museum).

Christine se tait en 1418, à l’entrée des Bourguignons dans Paris. Elle a dû se réfugier à Poissy, vraisemblablement pour fuir les massacres. On imagine ces dix ans passés auprès de sa fille, à l’écart du monde. Puis, sa voix se fait de nouveau entendre en 1429 : "Je Christine qui ai pleuré onze ans en abbaye close". Elle sort de son silence pour célébrer les exploits d’une guerrière, commandante en cheffe des armées du roi : "Hé ! quel honneur au femenin Sexe !/ Que Dieu l’aime, il appert, /Quant tout ce grand peuple chenin,/ Par qui tout le regne ert desert, /Par femme est sours et recouvert,/ Ce que cent mille hommes [fait] n’eussent,/ Et les traîtres mis à desert !/ A peine devant ne le creussent./ Une fillette de XVI ans/ (N’est-ce pas chose fors nature ?),/ A qui armes ne sont pesantes,/ Mais semble ainsi que sa norriture/ Y soit, tant y est fort et dure !/ Et devant elle vont fuyant/ Les ennemis, ne nul n’y dure/. Elle fait ce, mains yeux voiant,/ Et d’eux va France descombrant,/ En recouvrant châteaux et villes/. Jamais force ne fut si grande,/ Soient ou à cent ou à mille !/ Et de nos gens preux et habiles/ Elle est principal chevetaine…".

Puis, c’est le silence définitif, Christine a dû mourir avant que ne meure Jeanne d’Arc.

L’influence, l’importance de Christine en son temps ne sauraient être contestées. Des rois ont cherché à l’attirer à leur cour, des princes, des princesses, des nobles lui ont commandité des œuvres. Déjà au XVe siècle, des tapisseries (10) de haute lice représentant des scènes de La Cité des Dames sont offertes aux reines et princesses. Elisabeth I d’Angleterre, tout comme Marguerite d’Autriche, les ont reçues en cadeau. Il semble que ces tapisseries étaient conçues pour orner les chambres des futures femmes de pouvoir et les faire rêver. Au XVe siècle toujours, Martin Le Franc célèbre Christine dans son ouvrage Le Champion des Dames, Marot la chantera encore au siècle suivant. Deux de ses ouvrages passent alors le cap de l’imprimerie : Le Livre des Faits d’Armes et de Chevalerie et Le Livre des Trois Vertus. Puis, avec le moyen âge tout entier, Christine tombera dans l’oubli.

Au XVIIIe siècle, Mlle de Kéralio la fera connaître du public moderne. Au XIXe, ce sont ses ouvrages politiques et historiques avec leur fibre royaliste qui poussent Thomassy à s’intéresser à son œuvre en prose. Michelet utilisera les écrits de "l’historien femelle" pour ses chapitres sur Charles V et Jeanne d’Arc, comme tous ceux qui ensuite travailleront sur celle-ci. Avec la publication (1886-1896) par Maurice Roy de l’œuvre poétique dans la collection de la société des anciens textes français, Christine passera, en France, dans le ghetto du lyrisme féminin. Entre-temps, là où les femmes ne sont pas entièrement exclues du pouvoir comme en Angleterre, en Espagne, aux Pays-Bas ou encore au Portugal, les traductions de certains de ses livres, en particulier La Cité des Dames, continuent d’être lus. Au XXe siècle, ce furent les féministes, en particulier aux Etats-Unis, qui propulseront Christine sur la scène académique. Aujourd’hui encore, les congrès internationaux nous démontrent qu’elle est moins étudiée en France qu’ailleurs.

Nous la connaissons aujourd’hui surtout en tant que penseuse et personnage important pour l’histoire des femmes, voire en tant que féministe. Mais c’est là réduire cette personnalité riche et multiple qui a voulu donner la somme des savoirs de son époque. L’œuvre impose - déjà quarante cahiers de grand format en 1406 - par ses dimensions, par la rigueur et la richesse de sa pensée. Elle qui a invité les femmes à s’emparer de son œuvre, devrait enfin être écoutée en ce début de XXIe siècle. Tous et toutes nous aurions avantage à la fréquenter.

Extrait de La Cité des Dames, 1404

1. A la fin de son discours, je demandai à la dame qui me parlait : "Certes, ma Dame, Dieu a accordé une force miraculeuse aux femmes que vous avez mentionnées. Mais apprenez-moi encore, s’il vous plaît, si Dieu qui a fait pleuvoir sur lui tant de bienfaits, n’a point voulu honorer le sexe féminin en concédant à certaines femmes une haute intelligence et un profond savoir. Leur esprit en est-il capable ? Je souhaite vivement connaître la réponse, car les hommes affirment que les femmes n’ont que de faibles capacités intellectuelles".

Elle me répondit : "Mon enfant, tout ce que je t’ai dit auparavant te montre que cette opinion est tout le contraire de la vérité, et pour te le prouver plus clairement je te citerai quelques exemples. Je te le redis, et n’aie plus peur du contraire : si c’était la coutume d’envoyer les petites filles à l’école et de leur faire apprendre méthodiquement les sciences, comme on le fait pour les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les arts et de toutes les sciences tout aussi bien qu’eux. Et cela arrive en effet : car, comme je t’ai indiqué tout à l’heure, puisque les femmes ont le corps plus délicat que les hommes, plus faible et moins apte à certaines tâches, elles ont l’intelligence plus vive et plus pénétrante là où elles s’appliquent".

Les écrits de Christine de Pizan

Œuvres lyriques diverses (1399-1402)
L’Epistre au dieu d’amours (1399)
Le Debat de deux amans (1400)
Le Livre des trois jugemens (1400)
Le Livre du Dit de Poissy (1400)
L’Epistre Othea (1400-1401)
Enseignemens moraux [Les Enseignemens que Christine donne a son filz] (1401)
Proverbes moraulx (1401)
Les Epistres du Debat sus le Rommant de La Rose (1401-1402)
Le Dit de la Rose (1402)
Une oraison Nostre Dame (1402-1403)
Les .XV. Joyes Nostre Dame (1402-1403)
Une oroison de la vie et passion de Nostre Seigneur (1402-1403)
Le Livre du Chemin de long estude (1402-1403)
Le Livre de la pastoure (1403)
Le Livre de la Mutacion de Fortune (1403)
Une Epistre a Eustace Mourel (1404)
Le Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V (1404)
Le Livre du Duc des vrais amans (1404-1405)
Le Livre de la Cité des Dames (1404-1405)
Le Livre des Trois Vertus (1405)
Epistre a la reine (1405)
L’Avision-Cristine (1405)
La Descripcion et diffinicion de la Prod’ommie [Le Livre de Prudence a l’enseignement de bien vivre] (1405-1406)
Le Livre du Corps de policie (1406-1407)
Autres Balades [Ballades de divers propos] (1402-1407)
Encore autres ballades (1407-1410)
Cent Ballades d’amant et de dame (1407-1410)
Les Sept Psaumes Allegorisées (1410)
Le Livre des Fais d’armes et de chevallerie (1410)
La Lamentacion sur les maux de la France (1410)
Le Livre de la Paix (1412-1413)
L’Avision du coq (1413), ouvrage perdu
L’Epistre de la Prison de Vie humaine (1414-1418)
Les Heures de contemplacion sur la Passion de Nostre Seigneur (1420)
Le Ditié de Jehanne d’Arc (1429)

1. Écrivaine
1. Le Livre des Trois Vertus. Sauf indications contraires, les extraits de Christine de Pizan sont ici des traductions originales faites par Eric Hicks et Thérèse Moreau.
2. "Bonne fille, bonne épouse, bonne mère, au reste un des plus authentiques bas bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée des femmes auteurs à qui nul ouvrage ne coûte, et qui, pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité." Histoire de la littérature française, Paris : Hachette, 1952, pp.166-167.
3. Son nom sera francisé en Thomas de Pizan ; au XIXe siècle on confond Pizanno, village à côté de Bologne la Grasse, et Pise, et on corrige le nom en Pisan. On écrira donc aujourd’hui Pizan.
4. Bologne la Grasse resta pendant plusieurs siècles une ville modèle en ce qui concerne l’éducation. Les filles allaient à l’école, fréquentaient et enseignaient à l’université ; de nombreuses peintres sont originaires de cette ville.
5. Christine de Pizan. La Cité des Dames, Paris : Stock/Moyen Age, 1985, p. 147. Présentation et traduction Eric Hicks et Thérèse Moreau.
6. Daniel Poirion, "Christine de Pizan" in Littérature française : le Moyen Age, II. Paris : Artaud, 1977, p.206.
7. Voir Eric Hicks (éd.) Le Débat sur le Roman de la Rose, Paris : Champion, 1996.
8. La bataille d’Azincout en 1415 fut un désastre pour le parti du roi de France (parti Armagnac). De nombreux nobles furent tués, et la jeunesse décimée. Le roi d’Angleterre Henri V fit de nombreux prisonniers dont Charles d’Orléans.
9. Voir Christine de Pizan, Le Livre des Faits et Bonnes Mœurs du roi Charles V le Sage, Paris : Stock/Moyen Age, 1997. Traduction et présentation Eric Hicks et Thérèse Moreau.
10. L’historienne Susan Groag Bell mène depuis des années une enquête minutieuse qui lui a permis, sinon de retrouver les tapisseries, du moins d’en trouver les traces dans les inventaires royaux. Voir pp. 449-468, in Une Femme de lettres au Moyen Age, Liliane Dulac et Bernard Ribémont (éd.), Orléans : Paradigme, 1995.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 juin 2005



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Thérèse Moreau, écrivaine



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  • > Christine de Pizan, prestigieuse écrivaine du Moyen Age
    (1/1) 25 avril 2008 , par





  • > Christine de Pizan, prestigieuse écrivaine du Moyen Age
    25 avril 2008 , par   [retour au début des forums]

    Madame Moreau bonjour,

    Merci de cet article très intéressant et documenté sur Christine de Pizan. Cette poétesse magnifique, qui, soit dit en passant, aimait les hommes ("La fille qui n’a point d’ami"...), mériterait vraiment d’être mieux connue.

    Je vous suggère donc, pour servir encore mieux sa cause, de supprimer le rappel de l’imbécile commentaire du critique Lanson ; il ne mérite qu’un sort : la poubelle de l’histoire. Je doute, au surplus, que plus d’un demi-siècle plus tard, son appréciation débile puisse encore influencer.

    D’autre part, n’étant pas spécialiste de Christine de Pizan, je me pose une question : compte tenu du volume de son oeuvre, quelle consistance aurait un volume de la Pléiade qui lui serait consacré ? Les chances de succès commercial, hélas, comptent aussi.

    Que ces deux arbustes ne cachent pas la forêt : j’ai appris grâce à votre article sur cette auteure et vous en remercie.

    Bien cordialement,

    Baudouin Goepp


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