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jeudi 30 juin 2016 "Toilettes pour femmes" de Marilyn French Le récit d’une libération
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Tombé dans l’oubli en Europe, le roman de l’Américaine Marilyn French est pourtant l’ouvrage féministe qui a été le plus lu au monde derrière Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. D’ici à ce que nous trouvions le moyen de le traduire à nouveau et de le rééditer, tentez de le dénicher chez les bouquinistes. À contre-courant du temps et des modes, nous le proclamons "livre de l’été" ! Annabelle Georgen
Le titre Le titre du roman (The Women’s Room en anglais, dont le titre de l’édition française Toilettes pour femmes est la traduction exacte) est un clin d’œil à un graffiti repéré par l’auteure dans les toilettes de l’université américaine de Harvard. Quelqu’un, sans doute une étudiante, avait rayé l’écriteau qui stipulait que ces toilettes étaient réservées aux "dames" ("ladies"), remplaçant ce mot par "femmes". Un geste qui symbolise à lui tout seul l’émergence d’une prise de conscience collective des femmes dans l’Amérique puritaine et patriarcale des années 1960. L’auteure Marilyn French (1929-2009) s’est largement inspirée de sa propre vie pour écrire Toilettes pour femmes. Après un mariage malheureux qui s’est soldé par un divorce, elle a repris ses études de littérature et est devenue la première femme nommée professeure titulaire à Harvard et l’une des voix du féminisme américain. Elle a publié de nombreux essais sur la condition féminine, le patriarcat et le féminisme, tels que Beyond Power : On Women, Men and Morals (1985), The War Against Women (1992) et From Eve to Dawn : A History of Women (2008). Mis à part La fascination du pouvoir, paru chez Acropole en 1987 et La guerre contre les femmes, L’Archipel, en 1992, ses essais n’ont malheureusement pas été traduits en français. L’histoire C’est avec un roman choral plutôt qu’un essai que Marilyn French a choisi de s’adresser aux femmes pour les encourager à sortir de la sphère domestique où elles sont confinées. Sorti en 1977 aux États-Unis, Toilettes pour femmes est le récit d’une libération, celle de Mira, qui incarne le destin typique des Américaines de la classe moyenne blanche dans les années 1950 : mariée jeune, elle délaisse ses études pour que son mari puisse poursuivre les siennes, tombe bientôt enceinte et se retrouve cloîtrée chez elle, vouée aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants, sans autre perspective qu’être l’épouse, la mère et la maîtresse de maison idéale. Mira et ses voisines, des "Desperate Housewives" avant la lettre, dont les vies n’ont rien du glamour de la série américaine du même nom, se serrent les coudes comme elles peuvent, attachées qu’elles sont à leurs intérieurs, vitrines impeccables de la réussite sociale des époux. On y croise toute une galerie de femmes attachantes : Nathalie, qui ravale sa colère d’épouse frustrée en se lançant dans d’innombrables projets de déco, la triste Lily, que son mari fera enfermer quand elle osera élever la voix et crier sa douleur, la vaillante Adèle, exaspérée par sa progéniture, ou encore l’insouciante Martha, dont les illusions seront bien vite brisées. Mais la vie monotone et fastidieuse de Mira va soudain prendre une direction inattendue, et ce qu’elle perçoit d’abord comme un malheur injuste se trouvera précisément être la clef de sa lente émancipation, de l’éveil de sa conscience féministe et des choix à la fois douloureux et libérateurs qui en découlent. Emportée dans le joyeux tourbillon de sa nouvelle tribu hétéroclite de l’université de Harvard, épaulée par l’ineffable Val, bonne vivante au poing toujours levé, Mira aura enfin le courage d’être elle-même – quitte à en payer une fois de plus le prix. Regards croisés sur un monument de la littérature féministe La chercheuse américaine en lettres modernes Stephanie Genty, qui a consacré sa thèse à l’œuvre de Marilyn French, et la poétesse et essayiste québécoise Élaine Audet, cofondatrice de la maison d’édition féministe Sisyphe, décryptent pour axelle le destin de Toilettes pour femmes. Stephanie Genty : "À cette époque, aux États-Unis, un certain nombre de romans à caractère féministe avaient déjà été publiés et avaient eu du succès, comme Diary of a Mad Housewife (Sue Kaufman, 1968), Memoirs of an ex-Prom Queen (Alix Kates Shulman, 1972) et Kinflicks (Lisa Alther, 1976). Le mouvement féministe prenait de l’ampleur, il était visible dans les médias et présent sur la scène politique. Il était rentré dans le foyer des Américains, en quelque sorte, un public avait été créé et était prêt à recevoir ce livre. D’autre part, avec son récit, Marilyn French offrait aux lecteurs un condensé de l’expérience féminine américaine de l’après-guerre. Elle y avait inscrit toutes les souffrances d’une génération de femmes plutôt éduquées, contraintes à vivre selon une définition de la féminité qui les confinait dans un rôle déshumanisant et mortifère. Son livre, qui sonnait si vrai et qui semblait parler – ou plutôt crier – le ras-le-bol de toutes, est arrivé au bon moment." Élaine Audet : "French a su mettre en mots la frustration et la soif de liberté que les femmes n’arrivaient pas à exprimer ; elle est parvenue à faire de leur conscience et de leur solidarité une force active de libération. Son roman est tombé dans le sillage d’essais phares tels que Le Deuxième Sexe (1949) de Simone de Beauvoir, La femme mystifiée (1963) de Betty Friedan et La politique du mâle (1970) de Kate Millett. Trois livres qui permirent l’éclosion d’une deuxième vague du féminisme, plus radicale, et remettant clairement en question l’existence même du système patriarcal. Marilyn French s’est engouffrée dans ce courant passionné et, avec une sensibilité d’une intelligence redoutable, fit faire un pas de géant à la conscience des femmes." Quelle brèche Marilyn French a-t-elle ouverte ? É. A. : "Elle a ouvert magistralement la brèche de l’absence de liberté des femmes, de leur aliénation, non seulement par le capitalisme, mais en premier lieu, par le patriarcat. Elle a su mettre en mots tous les aspects de cette aliénation et l’exigence des femmes de choisir leur propre destin. Dont celui d’aimer une autre femme, ce qui était rare et très courageux pour l’époque." S. G. : "L’œuvre de French a apporté des idées féministes à un lectorat beaucoup plus vaste. Contextualisées dans un récit réaliste, exprimées avec conviction dans un langage simple et dans un style accessible, ces idées ont réveillé les consciences de millions de femmes dans le monde entier." Pourquoi ce roman a-t-il été oublié dans les pays francophones européens, où il n’a pas été réédité depuis des décennies ? S. G. : "Aux États-Unis, il est considéré comme un classique, un incontournable. C’est un livre qui a fait date, et qui continue à être lu, mais plutôt en dehors des murs de l’université. En Europe, il est moins connu, et beaucoup moins lu car considéré comme appartenant à une époque révolue." É. A. : "Pourtant, ce roman est toujours très actuel et son écriture percutante. Il me semble – c’est mon cas – que c’est un livre qu’on se transmet de mère en fille, entre amies, et qui passionne toujours autant à travers les différentes générations de femmes. Si on ne le réédite pas, c’est peut-être parce qu’on craint toujours l’influence subversive qu’il exerce sur les femmes en mettant en lumière toutes les formes de leur oppression et la nécessité de mettre fin à leurs rivalités pour se réaliser pleinement." En quelques mots – Le roman Toilettes pour femmes a connu un immense succès à la fin des années 1970 mais sa traduction en langue française est tombée dans l’oubli.
Illustration © Diane Delafontaine Article paru dans le hors-série d’été 2016 du magazine Axelle et dont les droits de reproduction ont été consentis à Sisyphe à titre gracieux. Page Facebook de la revue. Site de l’auteure Annabelle Georgen Mis en ligne sur Sisyphe, le 26 juin 2016 |
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