Le noir est la couleur que nous portons ;
Le noir est la couleur qui exprime notre colère
Le silence est le langage que nous parlons,
Le silence, un langage qui exprime notre angoisse
Nous sommes Les Femmes en Noir : un mouvement qui a inspiré, dans différentes parties du monde, des groupes de femmes à se tenir debout dans leurs villes et cités, à des coins de rue, sur des places de marché et d’autres endroits publics, pour une heure, chaque semaine, vêtues de noir, manifestant en silence contre les nombreuses formes de violence qui deviennent de plus en plus intrinsèques à nos réalités quotidiennes dans les différentes cultures et communautés. Elles manifestent contre l’injustice des guerres et de la militarisation qui sont les formes les plus extrêmes de la violence patriarcale.
Le mouvement a commencé en 1991 à Tel Aviv, à Haïfa, à Jérusalem quand des femmes palestiniennes et israéliennes sont venues ensemble pour manifester contre la politique de haine qui démolissait leurs foyers, brisait leur vie. Elles sont venues ensemble en parlant d’une patrie pour les Palestiniens. Elles s’inspiraient de l’esprit du Mouvement des Black Sash dans les années 1950 en Afrique du Sud, où des femmes blanches et des femmes noires, sont sorties en portant des écharpes noires pour dénoncer le racisme. Elles s’inspiraient de la tristesse des mères et des grands-mères accablées de la Place de Mai à Buenos Aires, en Argentine, qui marchaient silencieusement sur la place des marchés, une écharpe blanche nouée sur la tête et portant les photos de leurs fils disparus ou morts à la fin des années 1970, défiant la dictature militaire.
Le mouvement des Femmes en Noir s’est ensuite étendu dans d’autres pays. La balkanisation de l’ex-Yougoslavie a vu des femmes se réunir et traverser les nouvelles frontières pour manifester contre le viol comme arme de guerre et contre l’épuration ethnique de la Bosnie. Dans tous les continents et toutes les cultures, les questions sur lesquelles on mettait l’accent étaient multiples, notamment la violence contre les femmes et la violence inhérente à toutes les guerres et à tous les conflits. Que cette violence soit à la maison, dans la communauté ou entre pays. Ces manifestations se sont exprimées également sous des formes variées. Le silence, les affiches, les panneaux, les tracts… et parfois même des lampes allumées ont servi à exprimer cette rébellion collective et cette résistance.
En mars 1993, inspirées par les vigies de Femmes en Noir dans le monde entier, la première action Femmes en Noir en Inde a eu lieu à Vimochana au Bangalore : le pays était alors déchiré par la politique communautariste, fondamentaliste et nationaliste qui a suivi la destruction délibérée de Babri Masjid et de la culture de coexistence pacifique qu’il symbolisait. Au cours des années, différents groupes de Femmes en Noir se sont formés dans différentes cités et villes de l’Inde. De manière pacifique et soutenue, ils ont voulu rendre public les nombreuses formes de guerres contre les femmes – la violence conjugale, les meurtres pour la dot, le foeticide, l’infanticide, les agressions sexuelles, le viol.
Ces années-là, on a été témoin d’une escalade horrible de la violence sexuelle contre les femmes et les enfants : Khap Panchayat décrétant le viol collectif d’une femme tribale parce qu’elle avait osé avoir une relation avec un non-tribal ; un éditeur connu abusant sexuellement d’une jeune employée, dédaignant ses sentiments ; la plus haute Cour du pays secoué par des révélations de harcèlement sexuel caché dans les plis de son déshonneur.
Le spectacle démoralisant d’un mouvement politique idéaliste encore novice devenu parti politique en appliquant une justice vigilante contre la drogue et le trafic sexuel et qui devient la proie d’un public misogyne légitimant tous les stéréotypes habituels pour avilir, diaboliser et détruire les femmes : les "bonnes" femmes qui auraient besoin d’être contrôlées occasionnellement ainsi que les "mauvaises" comme des prostituées ou des femmes de couleur qu’il faudrait punir ou auxquelles ont devrait enseigner à bien se comporter. Des histoires terrifiantes de filles jeunes, même des bébés, brutalisées sexuellement et victimes d’actes d’une horreur indescriptible.
C’est comme si on avait déclaré une guerre contre le corps des femmes, des filles et des garçons. Une guerre alimentée par les forces de l’hyper-consumérisme et de la marchandisation qui ont déclenché une sexualité violemment misogyne qui semble dévorer et détruire toute forme normale de désir et d’amour humains.
Nous vivons une période violente :
. une période dans laquelle nos communautés et nos mémoires collectives sont en train de mourir ;
. une période dans laquelle de nombreux rêves se transforment en cauchemars sans fin, et où l’avenir se fragmente de plus en plus ;
. une période où s’effondrent les nombreuses visions de la vie en une cosmologie unique qui a créé ses propres vérités universelles – l’égalité, le développement, la paix ; des vérités qui sont intrinsèquement discriminatoires, même violentes ;
. une période qui a créé l’ordre mondial global qui dépossède la majorité, désacralise la nature, détruit les cultures et les civilisations, dénigre les femmes, dévalue les femmes ;
. une période dans laquelle la guerre contre le terrorisme apporte une période d’incertitude violente, des guerres brutales : des guerres pour les ressources – pétrole, terres, diamants, minéraux : du terrorisme d’État, des guerres d’occupation, se globalisant et accordant une franchise à tous les États-nations dans le monde entier ;
. une période qui développe un nouveau vocabulaire : frappe préventive, dommage collatéral,journalisme enchâssé, combattants ennemis, tribunaux militaires, interprétation de nouveaux mots : des mots imprégnés de sang ;
. une période pendant laquelle la pensée politique dominante, les institutions, et les instruments de justice sont difficilement capables de rattraper la violence qui croît et s’intensifie, une période dans laquelle le progrès présuppose le génocide de bien des gens, le féminicide. La violence prenant des formes plus nouvelles, plus contemporaines.
. une période dans laquelle les droits humains en sont venus à signifier les droits des privilégiés, les droits des puissants, et les masses, si elles réclament des droits humains, doivent abandonner le droit le plus élémentaire, le droit d’être humain.
. une période dans laquelle les espaces politiques ouverts à l’autre, et même clôturés, diminuent.
Une période qui détruit la diversité – une seule agriculture, une seule science, un seul modèle de développement, une seule histoire, l’unique récit, la seule montagne centrale.
Le monde a épuisé son imagination, semble-t-il.
C’est peut-être en ce moment, quand des systèmes de pensée se fragmentent, que nous pouvons chercher de nouveaux sens. Qui peut nier qu’on ait besoin d’un autre imaginaire ?
Ces années ont été des années non seulement de grandes violences mais aussi de grandes manifestations. Des femmes, des jeunes, de jeunes garçons et filles, des pauvres, des vulnérables, des minorités sexuelles qui réclament leurs droits, leur dignité, ont récupéré la rue comme lieu de résistance et de rébellion.
Cette année à Bangalore, Les Femmes en Noir sont solidaires de la résistance collective. Nous sommes parties prenantes d’un acte collectif de récupération de nos dignités face à cette guerre dégradante contre le corps des femmes. Comme l’ont fait les grands-mères rendues furieuses à Manipur quand elles se sont présentées, nues, par défi, aux grilles devant les fusils d’Assam qui avaient utilisé le viol de leurs filles comme arme contre l’insurrection.
Venez femmes et hommes et tous ceux qui croient
cueillons les étoiles
qui sont dispersées
dans le silence de l’espace incommensurable
et jetons-les ensemble
au cœur d’une obscurité profonde,
pour regarder un million de lucioles
la nuit sans fin se fondre dans le matin.
Les Femmes en Noir - Inde, mai 2015. Traduction : Édith Rubinstein de la liste Femmes en Noir.