| Arts & Lettres | Poésie | Démocratie, laïcité, droits | Politique | Féminisme, rapports hommes-femmes | Femmes du monde | Polytechnique 6 décembre 1989 | Prostitution & pornographie | Syndrome d'aliénation parentale (SAP) | Voile islamique | Violences | Sociétés | Santé & Sciences | Textes anglais  

                   Sisyphe.org    Accueil                                   Plan du site                       






jeudi 14 janvier 2010

Femmes afghanes, un échec partagé par le gouvernement Karzaï et l’aide internationale

par Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris






Écrits d'Élaine Audet



Chercher dans ce site


AUTRES ARTICLES
DANS LA MEME RUBRIQUE


L’assassinat d’une femme afghane, Farkhunda
Talibans et Boko Haram - Même combat contre les droits humains
Afghanistan - "Pour les Afghanes, la situation n’a pas progressé", selon Carol Mann
Le Centre d’Enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes répond à Carol Mann
Soumettre à l’analyse critique la politisation de la religion : une responsabilité des féministes
"Femmes afghanes en guerre", un livre de Carol Mann
Afghanistan - Les pourparlers avec les talibans devraient tenir compte des mauvais traitements que ces derniers infligent aux femmes
Une journée d’études sur la situation des femmes en Afghanistan depuis la chute des Talibans
Protestation mondiale pour faire entendre raison à Amnistie Internationale
NEGAR – Soutien aux femmes d’Afghanistan s’oppose à la réinsertion des Talibans modérés au gouvernement
Les talibans sont déjà au pouvoir à Kaboul
L’appel de Kaboul par 200 organisations afghanes : pas de talibans au gouvernement
Droit coutumier et corruption : des obstacles aux droits des femmes afghanes
Élection en Afghanistan : le point de vue d’une étudiante en droit
Afghanistan - Troquer la sécurité des femmes chiites contre des votes
Les Talibans s’en prennent aux enfants
La mortalité maternelle en Afghanistan, un record mondial qui laisse indifférent
La crèche de l’université de Kaboul
Quelque 1,5 million de veuves afghanes dans la misère
Afghanistan - Une guerre contre les femmes
Afghanistan - Les dangereuses thèses de Christine Delphy (Afghana.org)
L’Afghanistan en proie à un double incendie
La scolarisation des filles en Afghanistan
Un constat désespéré de Sarajevo à Kaboul
Un projet de bibliothèque pour jeunes en Afghanistan
Je vous écris de Kaboul... Aidez Aïna !
Site NEGAR - Soutien aux femmes afghanes
Afghanistan 2005 : Journée internationale de la Femme
L’élection présidentielle du 9 octobre en Afghanistan intéresse les femmes
Le droit des femmes, un sujet très subversif en Afghanistan
Le Fonds pour les Droits des femmes en Afghanistan
Ni justice ni sécurité pour les femmes en Afghanistan
Le pouvoir des chefs de guerre met en péril la sécurité des femmes en Afghanistan
Des crimes contre l’humanité impunis
Restrictions et persécutions imposées aux femmes afghanes par les talibans
La résistance féministe afghane
L’avenir des femmes afghanes
Les femmes afghanes et l’ONU
Mary Robinson, Haut-commissaire de l’ONU, aimerait voir les femmes au pouvoir en Afghanistan
Des embûches sur le chemin de la liberté
Les femmes devraient être au pouvoir en Afghanistan
La Maison-Blanche « découvre » la situation des Afghanes et part en campagne
Lettre au premier ministre du Canada pour les femmes afghanes
Le ministère des Affaires étrangères du Canada répond à une lettre adressée au Premier ministre
Où est Ben Laden ?







En décembre, l’ONG Human Rights Watch (HRW) a publié son rapport sur la situation des femmes afghanes (1). Le constat est atterrant. A la suite de la destruction des tours jumelles à New York, le 11 septembre 2001, l’opinion publique s’est enfin intéressée au traitement des femmes par le régime taliban, jusqu’ici critiqué principalement par des associations féministes occidentales. Une vaste entreprise humanitaire fut lancée. Un déferlement médiatique, l’arrivée des ONG, d’innombrables commissions et enquêtes, des élections, le tout suivi de projets encourageant l’autonomie des femmes, paraissaient augurer un avenir plus clément. De 2002 et 2005, le progrès était tangible, la scolarisation des filles, surtout en ville, l’accès au travail et un début de changement des mentalités laissaient leurs marques sur une société épuisée par la guerre. Pourtant, un déclin rapide a suivi.

L’état des lieux de HRW met en cause toute politique d’aide et de reconstruction. Le rapport passe en revue cinq aires emblématiques : l’agression des femmes dans la sphère publique, la violence, les mariages forcés, l’accès à la justice et la scolarité secondaire des filles. Si un quart des députés est féminin, leur parole est étouffée. Les députées, avocates et militantes qui osent protester sont menacées. Les assassinats ne sont pas rares, perpétrés par les talibans et leurs alliés et destinés à inhiber toute ambition féminine. Le nombre de femmes dans la fonction publique est en baisse. Du fait de l’impunité de ces crimes, le gouvernement augmente l’effet dissuasif de cette campagne de violence croissante.

Ce qui se passe en haut lieu reflète une tendance élargie. Selon une enquête réalisée en 2008, 87,2% des femmes de tout âge ont subi au moins un acte de brutalité physique, sexuel, psychologique (2). La police et les juges n’interviennent pas, estimant que cela relève du domaine privé. Les problèmes se règlent selon le droit coutumier préislamique, principale référence juridique du pays, au détriment du droit coranique ou constitutionnel. Moins de 15% osent porter plainte, par manque de confiance dans la justice des tribunaux.

Le viol n’est pas criminalisé, seul l’est le zina, le rapport sexuel non réglemente, soit hors mariage, assimilé à l’adultère : c’est ainsi que les victimes de viol se retrouvent souvent derrière les barreaux, et les violeurs en général s’en sortent en soudoyant les juges. Près de 60% des filles sont mariées avant l’âge de seize ans, souvent sans leur consentement. Les grossesses précoces suivent, dans un contexte de brutalité et de malnutrition. La mortalité maternelle et infantile reste l’une des plus élevées sur terre. La majorité des filles n’étant pas scolarisée et le taux d’alphabétisation féminin se situant à un niveau très bas, aucune politique de santé publique ou de prise de conscience des droits humains ne risque d’être efficace.

Comment l’Afghanistan en est-il arrivé là, après huit ans de présence d’experts étrangers, d’aide financière massive (8,9 milliards de dollars, provenant de soixante pays différents) et d’assistance ininterrompue ? L’échelle du Pnud situe l’Afghanistan au numéro 181 sur 182, juste avant le Niger. Et le taux d’alphabétisation féminine est le plus bas avec une moyenne nationale de 12,8%(3) et un taux de presque zéro à Kandahar. Certes, le détournement des aides et la corruption doivent être incriminés dans ce pays qui a tourné au narco-État, produisant plus de 90% de l’opium mondial. L’organisation de l’aide humanitaire porte sa part de responsabilité. Son but n’est pas une simple reconstruction post-conflit, mais une tentative de créer in fine un avatar de la société mondialisée, qui rendrait possible le développement sur le modèle capitaliste.

Dans les années 70, l’aide soviétique à l’Afghanistan procédait d’un élan comparable, avec un autre idéal de société en vue. Des erreurs de tactique ont été commises en considérant les femmes selon un référent occidental, séparées des hommes et du contexte familial. Une réflexion sur la nature des espaces privé et public en Afghanistan n’a pas été entreprise, ce qui a invalidé des efforts pourtant considérables, décriés comme une ingérence inacceptable. Dans un contexte ultra-patriarcal, les droits des femmes ne constituent guère une urgence, en dépit d’une Constitution supposément égalitaire. Malgré tous ses défauts, l’éthique humanitaire exige l’application d’une notion universelle de droits humains difficilement recevable en Afghanistan.

La sonnette d’alarme avait déjà été tirée quand, en mai 2009, le président Karzaï fit adopter une loi restreignant les droits des femmes chiites, d’un niveau de sévérité inconnu depuis les talibans. Malgré la protestation internationale, il fit discrètement passer une version allégée, pour s’assurer le vote des fondamentalistes chiites. Pour demeurer au pouvoir, Hamid Karzaï n’a cessé de faire des compromis avec des politiciens conservateurs, au détriment des femmes. L’opposition aux talibans n’est pas fondée sur des motifs idéologiques, mais des raisons de stratégie opportuniste. C’est pourquoi des chefs de guerre réactionnaires assistent le gouvernement contre les insurgés et il a fallu les récompenser, en sacrifiant toute mesure en faveur des femmes : l’abject traitement de ces citoyennes de seconde zone seul fait consensus. Les maladresses des agences humanitaires sont présentées comme autant de tentatives pour discréditer l’honneur viril. La béance d’un quelconque état de droit en Afghanistan ne laisse guère espérer une véritable amélioration de la vie des femmes.

Notes

1. “We Have the Promises of the World”.
Women’s Rights in Afghanistan
2. Global Rights, « Living with Violence : A National Report on Domestic Abuse in Afghanistan », March 2008.
3. Pnud : Rapports sur le développement humain.

* L’auteure a publié également cet article dans Libération sous le titre « Femmes afghanes, un échec partagé », le 14 janvier 2010.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 janvier 2010



Format Noir & Blanc pour mieux imprimer ce texteImprimer ce texte   Nous suivre sur Twitter   Nous suivre sur Facebook
   Commenter cet article plus bas.

Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris
femaid.org

Carol Mann, sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflit armé, directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris.

Historienne, docteure en sociologue (EHESS), spécialiste de genre et conflits, chercheure associée au LEGS (Université de Paris 8), Carol Mann a créé deux ONG, l’une humanitaire www. femaid.org, l’autre womeninwar.org, destinée à l’étude de la condition féminine dans des situations de guerre actuelle. Elle a longuement séjourné en Afghanistan, Pakistan, Iran, R.D. Congo et en Bosnie pour ses recherches et ses projets humanitaires. Elle est l’auteure de La résistance des femmes de Sarajevo, Le Croquant, Paris 2014, Femmes afghanes en guerre, Le Croquant, Paris, 2010, et de Femmes dans la guerre 1914-1945, Pygmalion/Flammarion, Paris, 2010, ainsi que de nombreux articles. Elle collabore également à divers ouvrages et revues scientifiques. Rejoindre l’auteure sur Facebook à la page Women in War et sur Twitter .



    Pour afficher en permanence les plus récents titres et le logo de Sisyphe.org sur votre site, visitez la brève À propos de Sisyphe.

© SISYPHE 2002-2010
http://sisyphe.org | Archives | Plan du site | Copyright Sisyphe 2002-2016 | |Retour à la page d'accueil |Admin