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vendredi 2 mars 2012 Parcours d’une cinéaste indomptable, Hejer Charf Entretien
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Il est difficile de décrire une cinéaste qui porte en elle le nom du désert et par la même occasion celui de l’exil. Hejer en arabe « hajara » signifie celui qui émigre, ou celui qui part. Exode d’Agar exilée dans le désert et mère d’Ismaël. Voilà pour le mythe. Voilà pour l’indomptable cinéaste qui n’en fait qu’à sa tête, mais complètement convaincue de ses choix. Elle croit à la possibilité de mener à terme ses projets. À la liberté qu’elle va chercher, au-delà des mers, vers le Nouveau monde où elle trouve un sens à son existence, celui de faire des films contre vents et marées. Nadine Ltaif - Qu’est-ce qui t’a motivée à faire du cinéma ? Hejer Charf - C’est une passion. Depuis très jeune, ce sont des films qui m’ont frappée, des mouvements de cinéma, la nouvelle vague, les films de Paradjanov, qui m’ont donné le goût de faire du cinéma. Qui me confirmaient qu’on pouvait avoir une vie à travers le cinéma. Tu en vois tellement. Puis, je me suis mise à écrire sur le cinéma, à écrire des scénarios. Je prends autant de plaisir à regarder un film qu’à en faire. Je me rappelle d’une scène dans un film de Truffaut, La nuit américaine, Truffaut dit à Léaud : « Le cinéma est plus important que la vie. » Parfois je le pense, oui. J’ai commencé à être cinéphile très jeune. On ne peut pas être cinéaste sans être cinéphile ou sans avoir écrit un peu sur le cinéma. Connaître l’histoire du cinéma. De la nouvelle vague au cinéma russe. Nadine Ltaif - Les Passeurs est une docu-fiction, tu l’as écrit, tu l’as produit, tu l’as réalisé. Tu as voulu y inclure presque toutes les différentes communautés vivant à Montréal. Mais aussi c’est l’idée du différent qui est évoqué, le penser différent, le parler différent, le s’aimer différent, que cherche à comprendre Ulysse, le personnage principal dans le film. Tu as donné le nom d’Ulysse au personnage des Passeurs, en référence au voyageur d’Homère. Hejer Charf - Il n’y a pas qu’Ulysse, il est entouré de ses amis, et ils sont dans une espèce de quête et d’une volonté de rencontres. C’est un groupe de jeunes, et c’est Ulysse qui est l’initiateur de cette aventure : il cherchait une caméra pour faire rencontrer des gens d’horizons divers et les faire parler. Il cherche à faire rencontrer les différences, tout en restant sur la Main (le boulevard Saint-Laurent) à Montréal. Pour dire que les différences sont là, qu’on n’a pas besoin de prendre un avion pour aller voir les différences ; elles sont là. Il suffit d’ouvrir l’œil, de tendre l’oreille. Ulysse, qui est censé être québécois, s’est rendu compte que toutes ces différences sont là. Tous les mondes sont là, c’est dit dans le film. Il suffit de les voir et de les reconnaître. Et la trame sonore suit un peu le sujet du film. Je me promenais quand j’écrivais le film, j’entendais toutes ces langues, toutes ces sonorités, je me disais tiens, ça pourrait faire une bonne bande sonore et c’est ce que j’ai fait. Tu te rappelles, on est allé dans une école de langues et on a enregistré plusieurs langues. Nadine Ltaif - Tu vas souvent chercher des films d’archives, je pense à l’extrait du « Chat dans le sac » de Gilles Groulx dans Les Passeurs ou l’extrait de René Lévesque qui évoque l’histoire de l’Algérie dans un de tes courts-métrages (« Je suis le futur de votre mémoire »). Pourquoi utilises-tu ce procédé ? Hejer Charf - Le film Le Chat dans le sac est un film qui parle d’identité, il s’agit d’une femme juive anglophone amoureuse d’un Québécois francophone, ça pose les problèmes que le Québec peut-être se pose encore. C’est peut-être le premier film aussi qui parlait d’identité. Passer un extrait d’un film tourné en 64 dans un film (Les Passeurs) qui a lieu en 2002 : c’est un peu voir où on en est. Nadine Ltaif - Tu mets ensemble une Égyptienne avec une Québécoise d’un certain âge, un Laotien avec une Indienne, un jeune Québécois avec un jeune Amérindien, tu construis une histoire dans une histoire comme dans « Les Mille et une nuits ». L’histoire d’Ulysse qui s’amalgame aux histoires que les autres racontent. Hejer Charf - Les dialogues, c’est la rencontre de deux différences qui se ressemblent. Exemple : l’Égyptienne et la Québécoise sont toutes les deux québécoises parce que toutes les deux habitent le Québec. Les lieux de tournage aussi sont importants : une maison québécoise, le Laotien avec une Indienne dans un temple hindou, le jeune Québécois avec un jeune Amérindien dans la forêt. Ulysse fait le déplacement vers le lieu de l’autre, mais le lieu de l’autre reste québécois. Dans la scène du temple, j’ai tenu à avoir un cercle pour que l’énergie et le dialogue passent, la caméra tourne autour des acteurs assis en cercle. Mais pour moi, tous ces espaces, avec leurs différences, sont québécois, prennent racines ici avec une autre dimension, une autre graine. Ce film a reçu le Sceau de la paix de la ville de Florence, en Italie, en 2003. C’était assez émouvant de le présenter en Italie, une réalité québécoise qui touche un autre pays. Ça m’a convaincue que lorsqu’on parle de l’autre, ça touche tout le monde. Nadine Ltaif - Nadja Productions inc., la compagnie de films que tu as fondée en 1995, a produit les spectacles d’Anna Karina et Philippe Katerine à Montréal et à Québec (2004). Tu as produit aussi le film Victoria d’Anna Karina. Ton travail à titre de productrice est-il loin de tes préoccupations de réalisatrice ? Hejer Charf - Non. Ça se complète, ça se continue. Je n’ai pas produit n’importe quelle actrice. J’ai produit une actrice qui vient de la nouvelle vague, dont les films m’ont inspirée, avec qui je partage le même regard. Il y a une continuité, un même souffle. Nadine Ltaif - Tu as réalisé un grand nombre de courts-métrages. Des films-poèmes très poignants qui touchent aux droits des femmes, je pense à Femmes lapidées, Le viol d’Iman Obeidi, La mélomane, La Nageuse de la Place des Arts… Peux-tu nous parler de quelques–uns et nous dire pourquoi avoir choisi cette forme ? Hejer Charf - Je suis allée vers le court-métrage, d’abord, parce que c’est moins cher et que la machine est tellement lourde : je ne pouvais pas attendre des années pour qu’un scénario soit accepté, que je sois financée. J’ai trouvé le moyen de tourner des courts métrages et de les monter moi-même, et l’actualité est tellement brûlante, il y a une urgence de parler de quelque chose, par exemple Femmes lapidées, je me rappelle : j’avais reçu une pétition à signer pour sauver Sakineh, la femme iranienne. Tu te demandes qu’est-ce que tu peux faire à ton petit niveau ? L’urgence de dire non, de résister. J’ai fait ça en une nuit. Moi ça m’a aidée un peu : je ne sais pas si ça a aidé Sakineh. C’est pareil pour le film Le viol d’Iman Obeidi qui est une réaction épidermique face au viol de cette fille libyenne qui s’est fait violer par un groupe de quinze hommes. Qu’est-ce que tu fais face à l’horreur ? Ça m’aide un peu à vivre. Est-ce que ça aide l’autre vraiment ? Franchement, je ne sais pas. La mélomane est un film que j’aime beaucoup : ce n’était pas une urgence, je l’ai fait avec beaucoup de bonheur, ce n’est pas un film douloureux comme Sur la trace de ma malédiction où il y a des images que je ne peux pas voir, comme celle de l’enfant qui se fait tuer avec son père. La mélomane est une réflexion sur l’intimité, sur l’islam, sur la musique : c’est une femme voilée qui écoute une chanson de Billie Holiday, et plus la chanson avance, elle avance en intimité et en sensualité, mais elle n’enlève jamais le voile. Alors que tous mes autres films se passent en extérieur, La mélomane se passe en intérieur, mais c’est pour la sortir de cet intérieur-là que je l’ai filmée. Pour la sortir de son voile. Nadine Ltaif - Tu diffuses plusieurs de tes courts-métrage sur Youtube et ils sont vus à l’échelle mondiale. Femmes lapidées a été sélectionné dans Women Voice Now, un festival américain. D’ailleurs, tes films sont souvent projetés dans des festivals aux États-Unis, bien qu’ils soient bilingues ou trilingues (arabe–français-anglais). Il y a des sujets phares dans tes films : le 11 septembre dans le film « Sur la trace de ma malédiction », l’islam et les femmes dans « Femmes lapidées ». La liberté d’expression n’est-elle pas le thème principal de tes préoccupations ? Ne rejoins-tu pas là les articles d’opinion que tu publies régulièrement dans les médias : Le Devoir, Médiapart, Tolérance… ? Au delà de ta passion pour Montréal, pour le Québec, il y a ta passion pour l’Amérique du Nord, la Californie, New York. Est-ce que tu trouves un point commun entre ces villes ? Pourquoi filmer aux États-Unis ? Hejer Charf - C’est à partir du film sur le 11 septembre, Sur la trace de ma malédiction que je me suis mise à tourner aux États-Unis. C’est le 11 septembre qui m’a poussée à le faire, le regard des États-Unis et du monde sur le Musulman et l’Arabe avait changé. J’étais intéressée d’aller voir ce qui avait changé. Tu ne peux pas faire un film sans avoir une vision, c’était pas simplement pour montrer Ground Zéro, mais pour montrer d’où vient le malheur. C’était important que quelqu’un comme moi parle du 11 septembre. On n’est pas seulement du côté de la terreur et de ceux qui ont commis ça. Mais aussi du côté des victimes et de ceux qui ont souffert. Du moment où tu es arabe et musulman, on a tendance parfois à te mettre du côté du bourreau. Moi je dis que je suis aussi victime. J’en ai souffert, ça m’a fait mal. Tu ne peux pas justifier pourquoi on massacre. Mais j’ai montré que ça fait trop longtemps qu’elle dure, cette terreur. Elle est infligée au peuple palestinien, la violence qui se passe aussi contre la population civile israélienne. C’est la résultante de beaucoup de violence, de beaucoup de frustration. Il n’y a pas d’acte violent isolé. Même s’il paraît isolé. Si tu veux réfléchir à un événement, il faut le relier à ce qu’on disait tout à l’heure, la mémoire, l’histoire. Au sujet de Where Have all the Flowers Gone Je suis allée tourner en Californie parce que les marginaux, la Beat Génération, Kerouac, Gingsberg sont des écrivains qui m’inspirent, une période qui n’existe plus. Tu vas à la trace de l’absence, bien sûr il y a des musées de la Beat Génération, la librairie City Lights …, on a filmé l’absence, la disparition de cette époque-là. Pour moi la liberté d’expression est aussi importante que la liberté de mobilité, que mon corps aille où je veux. En cinéma on n’est pas très libre, alors je m’arrange pour me ménager des poches de liberté, c’est pour cela je fais de petits films, pour tourner où je veux et dire ce que je veux. Filmer en Amérique, ça me passionne, parce que c’est un pays plein de surprises. Bon c’est vrai, c’est un pays conservateur, mais qui a vu naître des grands mouvements de liberté et de démocratie. Un pays habité par ses contradictions, qui a voté Obama. Je pense que la liberté d’expression, je l’avais, sinon je n’aurais pas fait ces films. Nadine Ltaif - Il y a aussi tes articles d’opinion que tu publies régulièrement ? Il y a des liens entre ces articles et tes films, par exemple, tu vas à New York et écris un article sur les bohèmes de Greenwich Village (Mediapart) ? Hejer Charf - J’aime écrire. Ces articles m’aident à approfondir des sujets, ça m’aide aussi à patienter, en attendant de faire un film. Nadine Ltaif - Tous tes films sont imprégnés de poésie, fond et forme sont indissociables. Hejer Charf - Des films qui traitent plutôt de sujets sociaux que de sujets intimes. C’est important de travailler sur la forme, sur le son, les associations, pour créer une poésie, une émotion, sans tomber dans le pathos, le tract politique ou social. Par exemple avec le film sur l’excision Femmes mutilées ou La lapidation, j’essaie une recherche formelle, en parallèle de ce que je veux dénoncer. Scander des slogans, montrer les choses de manière frontale ou faire des reportages télé, ça me m’intéresse pas. Ce qui me tient à cœur c’est la marginalité, la justice sociale, la liberté des femmes, la violence faite aux femmes. Je ne pense pas que je sois capable de faire un film dans un milieu bourgeois, parler des riches ne m’intéresse pas, parler des riches par rapport aux pauvres oui. J’aime filmer à l’extérieur. Et les riches ne vivent pas beaucoup à l’extérieur. Ils vivent dans leurs voitures, dans les restos. Je filme la rue. Pour moi le cinéma, c’est dehors. Je regarde un film, il peut y avoir de très belles scènes à l’intérieur et puis dès que la caméra sort à l’extérieur, je dis voilà, maintenant le cinéma commence. Peut-être que c’est parce que je viens d’un pays où la rue n’appartient pas à la femme. Nadine Ltaif - On arrive à la Tunisie qui a donné le point de départ aux révolutions dans les pays arabes en 2011, il y a à peine un an. Qu’est-ce qui a changé pour toi ? Hejer Charf - Je suis encore en train d’écrire sur ça, mais oui, je suis allée prendre des photos de la Tunisie et j’ai écrit un texte sur la révolution et les résultats des élections, qui paraissent dans un livre sur les révolutions arabes (1), heureusement c’était une commande, parce que c’est très dur émotionnellement. Je n’ai jamais cependant connu un espoir aussi grand que pendant la révolution. C’était magique. Que ça vienne du pays où je suis née, où je n’ai connu que la dictature. La révolution est née de la liberté. Elle n’est pas née parce qu’on veut être plus religieux ou plus communiste. Des gens en avaient marre et ont voulu se libérer. Ça a changé ma relation avec la Tunisie et la culture arabe, malgré ma crainte. Si l’on tombe dans une théocratie, on retourne à la case départ. On retourne à la censure, à la dictature. J’étais choquée par le résultat du vote, mais je pense être sûre d’une chose : que la Tunisie, même l’Égypte ne retourneront plus à la peur. La peur de parler, la peur d’agir. Ces pays ont compris, ont vu, ont expérimenté la force d’une révolte. Les effets de sortir dans la rue et de gueuler : « Dégage ! » Les Tunisiens sont très vigilants. C’est une bataille de tous les jours qu’ils sont en train de mener pour confronter la théocratie, l’intégrisme…. Mes films sont, dans ce sens, une résistance. Nadine Ltaif - Tes films ont été montrés récemment dans des Maisons de la culture. Ils ont un aspect art et essai qui peut les mener dans des galeries. Es-tu intéressée par ces lieux de diffusion. Hejer Charf - La mélomane était une commande d’un musée. On n’a pas pu parler de La Nageuse de la Place des Arts, mais on peut le voir sur Youtube. Je prépare une expo pour l’année prochaine, je ne veux pas trop en parler, mais des installations, des courts-métrages, oui, ça m’intéresse. Propos recueillis par Nadine Ltaif. Un grand merci à Lise Harou pour sa relecture. Photo de Hejer Charf par Nadine Ltaif. On peut voir la filmographie intégrale de la réalisatrice sur son site Internet. Voir des extraits du film Les Passeurs. Note 1. Histoires minuscules des révolutions arabes, textes réunis sous la direction de Wassyla Tamzali, Éditions Chèvre-feuille étoilée, France, 2012. Biographie de la cinéaste Hejer Charf est née en Tunisie, elle est réalisatrice et productrice canadienne. Elle vit à Montréal où elle a fondé NADJA PRODUCTIONS INC. en 1996, une compagnie qui se consacre à la production de films d’auteur et indépendants. Elle a écrit, produit et réalisé le long métrage « Les passeurs », qui a reçu le Sceau de la Paix de la Ville de Florence, en Italie. Elle a réalisé plusieurs courts métrages et documentaires et produit le film « Victoria », réalisé et joué par Anna Karina. Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 mars 2012 |