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dimanche 5 octobre 2003 Le féminisme dans la mire des médias Un exemple de désinformation
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Le 11 septembre dernier, à l’émission "Dans la mire..." de la chaîne de télévision québécoise TVA, l’animatrice Jocelyne Cazin demandait à ses invité-es et à son auditoire si les hommes étaient devenus "le nouveau sexe faible". Anticipant une réponse affirmative, elle voulait savoir également si le féminisme n’en était pas un peu responsable.
L’animatrice avait invité Michèle Asselin, présidente de la Fédération des femmes du Québec, à faire face au "gars content", Yves Pageau, à la journaliste-animatrice donneuse de leçons, Denise Bombardier, et au psychologue masculiniste de service, Yvon Dallaire (qui n’était pas en studio). La place que Jocelyne Cazin avait assignée à ses invité-es annonçait la couleur de l’émission : les deux défenseur-es de l’homme "opprimé" encadraient l’animatrice, Michèle Asselin étant à l’écart, à l’extrême-gauche de l’écran. Si on pensait embarrasser la présidente de la FFQ ou lui faire "perdre les pédales", on aura été déçu. Stoïque, Michèle Asselin a su utiliser le peu de temps qui lui était alloué, par rapport aux autres invité-es, pour livrer des commentaires pertinents et articulés, en ignorant la provocation. Cette édition de "Dans la mire..." ne passera pas à l’histoire comme une émission d’information exemplaire. Elle ne nous a rien appris sur la condition masculine et encore moins nous a-t-elle démontré que les hommes étaient opprimés. À quoi sert une émission de ce genre, si ce n’est de se faire l’écho complaisant d’un discours à la mode parce qu’antiféministe, qui qualifie le féminisme de "victimiste" tout en prétendant que les hommes en sont les "victimes" ? Cette émission a-t-elle un service de recherche ? Si c’est le cas, cela n’a pas tellement paru le 11 septembre dernier. Yves Pageau a affirmé avec aplomb des énormités sans que l’animatrice ne rectifie les faits ou du moins place ses affirmations en contexte. (À une exception près, quand le gars content a comparé le sort des hommes modernes à celui des esclaves de l’Alabama ...) À moins que Jocelyne Cazin, une professionnelle de l’information et de l’animation, ait choisi de jouer l’ignorante plutôt de tenir le rôle d’avocate du diable qu’elle aime généralement se donner. En insistant pour nous convaincre que c’est le hasard qui l’a conduite à une citation d’une antiféministe américaine notoire associée à la droite, Christina Hoff Sommers, l’animatrice a laissé planer un doute sur la crédibilité de ses sources. De toute évidence, "Dans la mire..." avait moins pour but de renseigner sur les difficultés réelles des hommes que de faire le procès du féminisme, et ses deux acteurs principaux, Yves Pageau et Denise Bombardier, n’ont pas failli à la tâche. Comme ce genre d’émission illustre bien la désinformation à laquelle se livrent parfois des médias aveuglés par l’antiféminisme ambiant, il vaut la peine de s’y attarder. "ON EST DES CANICHES", DIT LE GARS CONTENT C’est Yves Pageau qui devait lancer le supposé débat. Affichant son penchant naturel pour la caricature, il s’est dit fatigué, parlant au nom de tous les hommes, "d’être toujours disqualifiés d’être ce que nous sommes", ainsi que des reproches que les femmes leur feraient depuis trente ans. On a demandé à ces derniers de s’adapter au partage des tâches domestiques et des soins de l’enfant, a-t-il dit, ils l’ont fait, et les femmes ne sont pas encore contentes. "On est des caniches, il faudrait toujours être au service de Madame." Quand Jocelyne Cazin lui a rappelé qu’il a déjà comparé sa situation à celle d’un Noir de l’Alabama en 1962, il a répondu : " Oui, eux ils se faisaient tirer, nous, on ne se fait pas encorer tirer.(...) J’aimerais bien ça qu’une dame tue finalement plus de 14 hommes le même jour au même endroit pour qu’on arrête de célébrer ça tous les ans, parce qu’un fou a tué du monde, et de nous dire qu’on est coupable collectivement." Souhait d’un inconscient... Une auditrice a répondu qu’il était peu probable qu’une femme agisse de la sorte. Fidèle à lui-même, Yves Pageau s’est livré à la désinformation et à la manipulation des faits. "Il y a un déséquilibre entre le pouvoir qui est accordé aux femmes et aux hommes dans le couple, a-t-il déclaré. Dans un couple, la femme a le pouvoir n’importe quand de faire le 911, de dire j’ai peur, et le monsieur se retrouve en prison. Elle a le pouvoir de dire : M. le Juge, il m’a fait peur, et on enlève à l’homme sa maison, on le prive de l’accès à ses enfants, on le prive de ses revenus. Je connais des hommes qui paient plus cher de pension alimentaire que le revenu qu’ils gagnent : 120%. C’est incroyable !" Si incroyable, en effet, que personne ne le croira. Est-ce pour cette raison que l’animatrice n’a pas jugé bon de relever l’énormité de l’affirmation ? On sait pourtant que l’État doit parfois récupérer les pensions alimentaires destinés aux enfants que des pères prennent toute sorte de subterfuges pour éviter de payer. On sait également que, la majorité des femmes étant sur le marché du travail, les juges ne sont pas si enclins qu’on le prétend à accorder une pension alimentaire qui compenserait les charges réelles qu’elles assument seules pour entretenir les enfants. Quant à la violence conjugale, elle n’est pas une invention féminine : au Canada, presque chaque semaine une femme se fait assassiner par un conjoint ou ex-conjoint, sans compter les milliers d’autres qui survivent mais qui voient leur vie dévastée. Yves Pageau a entonné son couplet habituel sur les subventions que reçoivent les groupes d’aide aux femmes tandis qu’il n’y aurait pas d’argent du tout, selon lui, pour aider les hommes en difficulté. "Il y a une industrie du victimisme, a-t-il dit. On a promis de doubler l’aide aux femmes pendant la campagne électorale, plus on en donne, plus les statistiques augmentent et plus les hommes sont violents. C’est donc pas efficace, il y a une industrie, c’est ça qui est en jeu". La vérité, c’est que les maisons d’hébergement assument des responsabilités qui coûteraient bien plus cher à l’État s’il devait les assumer entièrement. Les modestes subventions qu’il leur verse ne permettent pas toujours d’engager les professionnel-les nécessaires, ni de payer un salaire équitable aux permanentes. Si l’État n’aide pas Gars content ou l’Après-rupture, ce que j’ignore, il est faux de prétendre qu’il ne supporte pas du tout des groupes venant en aide à des hommes. Quant au victimisme dont on accuse le féminisme, on le retrouve plutôt du côté de ces hommes plaignards qui se perçoivent comme des "caniches" abandonnés à eux-mêmes. Le suicide chez les hommes ou la désinformation à son meilleur Lorsque Michèle Asselin a rappelé que l’importance de la violence contre les femmes nécessite de changer les rapports de sexe, tout en précisant qu’elle n’opposait pas les besoins des hommes et ceux des femmes, Yves Pageau s’est vivement approprié la parole pour répondre à côté du sujet : "C’est faux ! Il y a 12 000 hommes qui se suicident chaque année au Québec, 150% de plus que de femmes. Vous allez nous faire croire que les hommes sont violents parce que votre industrie en dépend." Une fois de plus, l’animatrice n’a pas jugé bon de rectifier les faits. Il y a de trois à quatre fois, non pas 150%, plus de suicides chez les hommes que chez les femmes au Québec et partout dans le monde. Comme le souligne le chercheur Francis Dupuis-Déry, l’écart entre le suicide chez les hommes et chez les femmes est stable au moins depuis les années ’50, une période de notre histoire où le féminisme n’était guère actif... (1) Si on considère le suicide comme indice de détresse, il faut également considérer les tentatives de suicides non réussies. Or, les femmes font autant sinon plus de tentatives de suicide que les hommes, et si elles échouent, c’est parce que les moyens qu’elles utilisent, contrairement à ceux des hommes, sont moins radicaux. Les hommes utilisent plus souvent des armes à feu et les femmes des médicaments. Rappeler cette réalité, ce n’est pas traiter à la légère le suicide chez les hommes. Je doute fort, toutefois, que d’en rendre les féministes responsables apporte des solutions au problème. En bon démagogue, Yves Pageau n’a pas manqué d’attaquer directement la Fédération des femmes du Québec. "L’égalité sociale, la FFQ la cherche mais ne cherche pas l’égalité des hommes, a-t-il dit. J’ai entendu la présidente de la FFQ dire un jour : On cherche l’égalité des femmes entre elles. Mon Dieu, la Pentecôte vient d’arriver ! On ne veut pas demander l’égalité avec les hommes, mais des femmes entre elles ! Est-ce qu’on aurait le droit d’en parler aussi, sans se faire traiter de masculinisme et dire : Va te coucher ?", a poursuivi Yves Pageau s’identifiant peut-être encore à la race canine. Il fait sans doute allusion au fait que la FFQ se préoccupe des inégalités, voire des discriminations, qui peuvent exister entre les femmes de différentes classes, y compris au sein du mouvement des femmes. Un souci que je trouve louable. En outre, comme l’a rappelé Michèle Asselin, la FFQ travaille en étroite collaboration avec des mouvements sociaux dont la majorité sont mixtes. J’ajouterai que la FFQ est également un pilier du mouvement contre la guerre et contre la pauvreté au Québec. "La Gazette des femmes" et un rapport de Condition féminine Canada Ressassant ses classiques, Yves Pageau a déclaré que "La Gazette des femmes" (CSF) passe son temps à noircir l’image des hommes. Ailleurs, sur son site et sur celui du CMAQ, il a accusé cette publication de propagande haineuse contre les hommes... "La Gazette des femmes" se livrerait à de la propagande haineuse.... On peut en rire. Se pourrait-il que certains hommes voient une image négative d’eux-mêmes dans toute analyse qui ne les prend pas pour centre d’intérêt ? Bien qu’il ne l’ait pas mentionné, Yves Pageau avait peut-être en tête l’excellent dossier d’Ariane Émond que "La Gazette des femmes" a publié le printemps dernier (2). Le "gars content" ne devait pas manquer l’occasion d’attaquer une autre de ses cibles favorites, un rapport de Condition féminine Canada sur la réussite scolaire selon les sexes et les discours masculinistes. "Le rapport Bouchard qui a été déposé recemment, a-t-il dit, recommande d’adopter une loi pour empêcher les masculinistes de parler sur leurs sites internet." Premièrement, il ne s’agit pas du rapport Bouchard, mais d’un rapport dont la chercheuse universitaire, Pierrette Bouchard, a dirigé la recherche, et ce rapport n’a pas été "déposé" comme s’il s’agissait d’un document du Sénat ou de la GRC. Ce rapport intitulé La réussite scolaire comparée selon les sexes : catalyseur des discours masculinistes fait partie du type de recherches universitaires que Condition féminine Canada subventionne couramment. Deuxièmement, ce rapport n’a jamais recommandé d’adopter une loi spéciale pour empêcher les masculinistes de s’exprimer, comme Yves Pageau et ses semblables l’ont colporté partout sur internet et dans les médias, en se donnant une importance qu’ils n’ont pas. Sur cette base absolument fausse, ils ont même incité à signer une pétition contre ce rapport. Le rapport en question contient quinze recommandations, dont trois en réalité concernent directement les discours masculinistes (3). Les articles 318 et 319 du code criminel prévoient des recours dans les cas de propagande haineuse contre un groupe identifiable, une expression qui "désigne toute section du public qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion et l’origine ethnique". L’article 318 ne prévoyant pas qu’un groupe qui se différencie des autres par son sexe, comme les femmes, puisse faire l’objet de propagande haineuse, le rapport recommande de le modifier pour y inclure le sexe comme "groupe identifiable". (D’ailleurs, l’article ne mentionne pas non plus l’orientation sexuelle et, récemment, un député démocrate a proposé d’y inclure l’orientation sexuelle comme facteur de différenciation pouvant faire l’objet de haine contre un groupe.) Je me demande même pourquoi cet article n’a pas encore été modifié afin de respecter la Charte canadienne des droits de la personne. Une autre recommandation susceptible de concerner la propagande haineuse de certains masculinistes qui sévissent sur internet, et non pas tous les discours masculinistes ou antiféministes, suggère de créer "un organisme de surveillance, du type Hate Watch, mais centré uniquement sur les rapports sociaux de sexe. Il serait également utile de tenir, publier, diffuser et mettra à jour une liste des groupes misogynes." (Recommandation no 4, p.98 d). Enfin, une troisième recommandation du rapport de Condition féminine Canada appuie une suggestion de la Fondation canadienne des droits de la personne, et je cite : "Dans le contexte où prolifèrent et se forment des réseaux internationaux de ces organisations, l’idée lancée par la Fondation canadienne des droits de la personne de créer des centres d’observation internationaux s’avère pertinente : « [ils] fourniraient une bonne base d’analyse et d’évaluation de la haine sur Internet et une source d’information aux milieux défenseurs des droits de la personne, [...] ils serviraient de chien de garde et collectionneraient des données." (4) Il ne s’agit donc pas d’interdire le discours masculiniste, mais d’inclure dans le code criminel le recours possible contre la propagande haineuse contre les femmes, y compris lorsque cette propagande provient de masculinistes et de sites qui les diffusent. LA BADINTER QUÉBÉCOISE DONNE DES LEÇONS C’est à Denise Bombardier, dont j’ignore les haut faits d’arme féministes (je ne l’ai personnellement jamais entendu défendre une cause collective concernant les femmes), que Jocelyne Cazin a demandé de faire le procès du féminisme à l’émission "Dans la mire..." du 11 septembre 2003. Ce n’était pas bien difficile. Denise Bombardier n’a eu qu’à réapprêter les propos qu’elle tient sur toutes les tribunes et dans ses livres depuis quelques années. Elle l’a fait tantôt en appelant à sa rescoussse la "nature" de l’homme, tantôt en l’écartant, selon les besoins de son argumentation. Faisant allusion à je ne sais qui, l’animatrice-journaliste-écrivaine a affirmé : "Il y a des gens, des femmes en particulier, qui ne veulent plus admettre cette différence entre les hommes et les femmes et demandent aux hommes de se comporter en dehors de leur nature (...) Il est évident que la violence n’est pas dans la nature de l’homme, d’ailleurs il y a des femmes violentes. Elles n’ont pas la musculature de l’exprimer comme des hommes". Faut-il apprendre à une personne qui a fait des études avancées en sociologie que le phénomène de la violence ne s’évalue pas à l’épaisseur de la musculature et qu’il comporte des facteurs psychologiques, relationnels, culturels, sociaux, politiques et économiques, aussi bien individuels que collectifs ? Poursuivant la réfutation de propos fictifs, tel Don Quichotte se battant contre ses moulins à vent imaginaires, Denise Bombardier a déclamé : "Que les femmes soient toutes vertueuses et que les hommes soient tous des batteurs de femmes potentiels, c’est pas vrai ! La majorité des hommes ne sont pas violents et ne battent pas leur femme ! C’est pas vrai que la vertu est du côté des femmes et que les hommes sont tous des salauds !" Qui donc a dit le contraire ? Certainement pas les féministes, bien que ce soit précisément ce qu’on leur fait dire quand on cherche un motif de les discréditer. On aura remarqué que Denise Bombardier, Elisabeth Badinter et certains masculinistes font usage du même procédé (5). Ignorance crasse des effets de la violence conjugale Cette pourfendeuse des "excès" féministes a étalé, au cours de cette émission, une ignorance étonnante de la situation des femmes victimes de violence conjugale. "Il faut s’occuper des hommes et que les femmes cessent d’être victimes, a-t-elle dit. C’est incompréhensible qu’en 2003, il y ait des femmes qui acceptent de se faire battre, de se faire rebattre, et de se faire rebattre. C’est pas seulement à cause des hommes, qu’il faut aider, les femmes acceptent d’être dévalorisées. Le bourreau a besoin d’une victime." Et le psychologue de service de renchérir vivement : "Il y a autant de femmes bourreaux que d’hommes." "Ça ne paraît pas en Cour", de répliquer Jocelyne Cazin. "Justement !", a répondu Yvon Dallaire. Que signifie ce "justement" ? Que le système judiciaire du Canada épargne les femmes "bourreaux" ? Il est déconcernant qu’une personne cultivée comme Denise Bombardier en soit restée, en 2003, à une perception aussi primaire du phénomène de la violence conjugale. Il y a eu tant de recherches, d’articles, de livres, d’émissions sur la nature et les effets dévastateurs de cette violence, qui figure parmi les moyens de contrôle reconnus par les psychologues et les psychiatres. On devrait maintenant savoir, du moins dans les milieux généralement bien informés, pourquoi de nombreuses femmes ne peuvent fuir un conjoint violent. Des facteurs culturels, sociaux et économiques, que la Cour suprême du Canada a elle-même identifiés clairement, peuvent expliquer cette incapacité. Les facteurs les plus courants sont "le manque de compétence professionnelle, la dépendance économique, les représailles du conjoint, la crainte de perdre la garde des enfants, le souci de les protéger contre la violence, l’exposition à la violence malgré le départ du foyer, la maison familiale comme territoire de la femme autant que de l’homme, la nécessité de se loger et la menace de la pauvreté..."(6). Si ces obstacles à la fuite de certaines femmes violentées n’intéressent pas Denise Bombardier, la polémiste sera peut-être plus sensible à une argumentation de nature psychiatrique. Voici comment la Dre Renée Roy décrit la situation des femmes victimes de violence en milieu conjugal : "La femme victime d’abus se sent isolée et impuissante. Elle croit que son conjoint est tout-puissant et elle s’y soumet passivement. Ses perceptions sont restreintes, toutes ses énergies se concentrent sur des stratégies de survie à court terme. Elle est constamment en alerte face aux comportements de son conjoint et à ses moindres changements d’humeur. Dans une tel contexte, la femme en vient à développer une impuissance apprise qui ne lui permet plus de trouver des solutions pour sortir de la situation d’abus, comme par exemple en se réfugiant dans un centre pour femmes en difficulté, en laissant derrière elle le conjoint abuseur. Lorsque ces femmes en viennent à craindre pour leur vie, la seule solution envisageable devient alors de se défendre contre le conjoint avant que celui-ci les supprime. Il ne s’agit pas d’un choix délibéré ni d’un geste prémédité, la capacité de ces femmes de trouver des solutions plus adaptées étant nettement altérée par le perpétuel contexte de violence dans lequel elles ont vécu."(7) "On est allé trop loin au Québec" Denise Bombardier a recours à un autre slogan populaire chez les nostalgiques de l’avant-féminisme : le féminisme serait allé trop loin, surtout au Québec. Trop loin, où et comment ? "Il faut comparer avec les sociétés d’ailleurs, dit-elle, où on a écarté les femmes systématiquement. Ici, les hommes ont fait des progrès considérables." Que des intégristes islamistes maltraitent et excluent complètement les femmes quelque part dans le monde démontre-t-il, en comparaison, que les féministes québécoises sont allées trop loin ? Denise Bombardier a raison de dire que les hommes québécois ont fait des progrès considérables, mais ils n’en auraient probablement pas fait autant si personne ne les avait poussés à les faire et, comme l’a rappelé Michèle Asselin, il reste tout de même du chemin à parcourir. Des hommes ont progressé grâce au féminisme, ils s’y sont adaptés et ont vu des avantages à renoncer à de vieux privilèges en retour de rapports de sexe plus gratifiants. Ces hommes "adaptés" sont peut-être plus nombreux qu’on le pense, mais ce ne sont pas eux qu’on invite à l’émission « Dans la mire... » ni dans la majorité des émissions ou des médias qui se penchent sur la condition masculine. On préfère inviter des hommes et des femmes antiféministes qui sont restés accroché-es à des stéréotypes surannés et qui s’auto-proclament porte-parole "des" hommes. Denise Bombardier reconnaît qu’il y avait des "disparités". Et de se donner en exemple : "D’ailleurs, j’ai été la première, vous savez, l’une des premières (s’est-elle reprise), à prendre une place que des hommes occupaient avant moi. Et je me suis faite bousculer, mais je ne me suis pas mise à pleurer." Réflexion de petite-bourgeoise dont la vision sociale ne semble pas dépasser le cercle d’ami-es ou la classe d’appartenance. J’admire et félicite une personne qui a réussi une brillante carrière. Mais en-dehors de sa petite personne et de son entourage, il y a un monde parfois très différent du sien. Il faut ignorer l’histoire des femmes pour insinuer qu’elles sont des pleurnichardes qui ne font pas l’effort de prendre leur place. Faut-il rappeler les luttes des ouvrières, des infirmières, des téléphonistes de Bell, des employées de Desjardins, des employées du gouvernement fédéral qui ont obtenu équité et justice après 14 ans de luttes, des travailleuses de métiers traditionnellement masculins, des collaboratrices de leur mari autrefois considérées comme travaillant "par amour", et j’en passe. Même des collègues et ex-collègues de Denise Bombardier, à Radio-Canada, se sont battues et se battent encore pour occuper la place qui leur revient. Rappelons, par exemple, le rôle actif que les employées de Radio-Canada ont joué dans la grève survenue à la société d’État au printemps 2002. Des pleurnichardes, ces femmes-là ? Je ne crois pas qu’elles méritent le mépris de Denise Bombardier, qui professe une forme de "féminisme" égocentrique ("regardez-moi, j’ai réussi, vous n’avez qu’à faire comme moi, sinon cessez de vous plaindre".) L’homme "est condamné" à la femme Comme Jocelyne Cazin tenait mordicus à savoir si les hommes étaient devenus des "martyrs" et le "nouveau sexe faible", Denise Bombardier a fait appel aux théories psychanalytiques auxquelles elle voue une prédilection. "À savoir si les hommes seraient devenus le nouveau sexe faible, d’abord, je dirais qu’ils l’ont toujours été, a-t-elle répondu. L’homme est vulnérable sur le plan affectif et émotionnel parce que l’homme est condamné à la femme. Il dépend d’abord de maman - c’est dommage que vous n’ayez pas un psychanalyste ici - il est vrai que l’homme dépend de la femme. C’est vrai que les hommes d’aujourd’hui sont en dérarroi. J’ai fait un documentaire là-dessus et on l’a bien vu... Et je suis en train de faire un documentaire, figurez-vous, sur l’amour au XXIe siècle. Et on cherche des hommes pour venir avec leur femme exprimer leur amour de leur femme, et les hommes ne veulent pas venir ! » Qu’y a-t-il d’étonnant et de nouveau à cela ? Je n’y vois pas en tout cas une preuve de désarroi. Figurez-vous, camarade Bombardier, que ce n’est pas tout le monde, homme ou femme, qui aime s’épancher sur la place publique, même pour son quinze minutes de célébrité. En outre, la plupart des hommes ont toujours été plus réservés que les femmes quand il s’agit d’exprimer leurs sentiments et leurs émotions en privé, imaginez un peu quand on leur demande de le faire en public. Et ce serait la faute du féminisme ? Par une distorsion vicieuse, va-t-on maintenant blâmer le féminisme d’une attitude masculine dont les femmes, depuis des décennies, suggèrent aux hommes de se départir, c’est-à-dire une certaine réticence à exprimer verbalement leurs sentiments et leurs émotions ? Quand Michèle Asselin a déclaré qu’elle trouvait légitime la réflexion des hommes sur la condition masculine qui remettait en question les stéréotypes, source de problèmes pour beaucoup d’entre eux, mais qu’elle s’interrogeait sur le masculinisme qui s’exprime par le ressentiment, la haine ou la confrontation entre les sexes, Denise Bombardier a repris vivement : "Mais Mme Asselin, vous savez très bien que dans le discours féministe aussi il y a eu des femmes, et très souvent celles qui parlaient au nom de toutes les autres, qui exprimaient du ressentiment vis-à-vis des hommes ! Donc, c’est pas vrai que quand les hommes veulent se réunir, se définir, c’est simplement parce qu’ils sont dans le ressentiment et qu’ils en veulent aux femmes qui leur ont fait payer des choses." Admirez la distorsion : Denise Bombardier a réfuté un argument que Michèle Asselin n’avait pas avancé, à savoir que les hommes qui veulent se réunir et se définir le feraient simplement par ressentiment. Denise Bombardier a déploré que le discours émotionnel soit "totalement ébranlé sinon éclaté à cause du discours idéologique. Moi, je suis mal à l’aise que les hommes soient obligés de se réunir pour essayer de se sentir solidaires." Les femmes se réunissent depuis longtemps pour créer des solidarités et lutter contre la discrimination et, à ce que je sache, Denise Bombardier n’a jamais exprimé son "malaise" face à ces réunions de femmes. Pourquoi serait-il inapproprié que des hommes imitent des femmes ? Je mettrais cette démarche masculine davantage à l’actif qu’au passif du féminisme. Quant à l’image des hommes qui serait "très" négative à la télé, dans la publicité, les téléromans, partout, ce ne sont pas les féministes qui la créent. Ces dernières ne sont pas nombreuses dans ces lieux de pouvoir. En outre, il faut être aveugle pour ne pas voir que l’image des femmes n’y est pas plus valorisante que celle des hommes. Denise Bombardier lit peut-être dans le "Journal de Montréal" que "des femmes ont tué leurs enfants parce qu’elles étaient déprimées", mais moi, j’ai souvent entendu Radio-Canada annoncer que "des hommes tuent conjointe et enfants parce qu’ils sont désespérés." Quelle est "le mobile" le plus "noble" : la dépression ou le désespoir ? La différence comme justification Je ne connais personne qui nie les différences entre les hommes et les femmes, mais j’en connais plusieurs qui utilisent et accentuent ces différences pour justifier l’inégalité et la discrimination entre les sexes. Je me suis toujours demandé ce qui peut inciter des gens à se comporter comme si leurs vis-à-vis étaient à cet égard de pur-es ignorant-es. À ce chapitre, Denise Bombardier et Yvon Dallaire font bon ménage. "L’homme est tout ce que n’est pas la femme, nous a appris le psychologue de service. Hommes et femmes sont dans une espèce de lutte de pouvoir qu’il faut dépasser". C’est un peu court comme définition de la condition masculine, mais enfin... ’’Il faut distinguer fonctions sexuelles et rôles sexuels, a ajouté Yvon Dallaire. Moi, en tant que père, j’aborde l’enfant avec mon énergie phallique et la mère va compléter ce travail-là. Encore faut-il qu’elle m’en donne la possibilité ou que je m’impose pour remplir le rôle." Ah bon, la mère complète... On ne dirait pas que c’est elle qui donne la vie et passe le plus clair de son temps avec les enfants. Denise Bombardier a cru alors avoir mis le doigt sur "le" problème "des" femmes (remarquez la généralisation, elle qui reprochait à d’autres un peu plus haut de parler aux noms de toutes les femmes). "Voilà le problème des femmes ! s’est-elle exclamée. Elles veulent que leur mari ou leur amour - on ne sait plus bien comment les appeler aujourd’hui (encore la faute des féministes, peut-être ?) - ce que les femmes veulent, c’est qu’ils soient pour elles ce que sont leurs amies de fille. Or, un homme, ce n’est pas une femme, c’est une évidence, mais il faut le rappeler. Je ne suis pas sûre que toutes les tâches que les femmes font sont des tâches que les hommes devraient faire." Michèle Asselin a rappelé que ce que les féministes veulent, c’est un rapport égalitaire et, dans la vie quotidienne, le partage des responsabilités. Péremptoire, Denise Bombardier a rétorqué : "L’égalité est un faux concept dans les relations amoureuses. C’est chacun son tour. On ne peut pas introduire la notion d’égalité, car ça fait tout éclater."C’est une théorie nouvelle pour moi : la recherche de l’égalité seraitun obstacle aux relationsamoureusesréussies... En rappelant que "l’homme n’a pas le même rapport à l’enfant" (une autre lapalissade), Denise Bombardier en a profité pour lancer une dernière charge contre "les" femmes, et je la cite : "De toute façon, les femmes quoi qu’elles disent - je pense que les femmes ont un double discours - elles permettent au père d’arriver à l’enfant, c’est elles qui décident. Il y a des moments où elles ne peuvent s’occuper de l’enfant, mais le jour ou l’heure où elles ont décidé de le reprendre - si elles étaient honnêtes au fond d’elles-mêmes - les femmes croient que l’enfant, ça leur appartient d’abord." Il me semble que la société et les hommes aussi ont cru bien longtemps que les enfants appartenaient aux femmes puisque, jusqu’à récemment, ils leur ont abandonné l’essentiel des responsabilités familiales. Un féminisme libérateur L’animatrice de "Dans la mire..." n’avait invité qu’une féministe pour "dialoguer" avec trois antiféministes notoires. Au cours de la première intervention de la présidente de la Fédération des femmes du Québec, la caméra distrayait les téléspectatrices et téléspectateurs des propos de Michèle Asselin en présentant un homme qui prenait soin de ses enfants. Un procédé très respectueux de l’invitée, vraiment... Les propos de Denise Bombardier et d’Yves Pageau n’ont pas eu l’air d’impressionner Michèle Asselin, une militante féministe d’expérience. Il est faux de prétendre que le féminisme est responsable des difficultés des hommes, a-t-elle affirmé. Le féminisme a été libérateur pour les hommes comme pour les femmes en remettant en question les stéréotypes dont les hommes souffrent également. Il est vrai que des avancées importantes ont été réalisées dans tous les domaines au Québec. Cependant, il y a encore des étapes à franchir, a poursuivi Michèle Asselin, dans le domaine de la pauvreté, de stéréotypes dans les ghettos d’emplois féminins, des lieux de pouvoir qui ne sont pas investis par les femmes. Dans les relations de couple, les femmes demandent le partage des responsabilités pour le soin des enfants. Selon Michèle Asselin, la question à poser n’est pas : "Quel est le sexe faible maintenant ?", mais "Quel monde veut-on bâtir pour nos enfants avec les hommes, avec leurs différences ? Je suis féministe, je suis présidente d’un regroupement de centaines s’associations, où il y a des femmes qui ont des amis, des conjoints avec lesquels elles ont des rapports égalitaires." Marc Boilard, un invité "à la sauvette", a rendu hommage au féminisme : "Moi, je trouve que la meilleure chose qui est arrivé à l’homme québécois, c’est le féminisme. De loin. Je préfère être le gars que je suis et vivre dans cette société que de vivre en Afghanistan. Il y a des pays où c’est incroyable d’être un homme, on ne peut être fier de ça. Le féminisme était un mouvement essentiel et il a créé une égalité. J’ai de la difficulté à blâmer un mouvement positif pour certains effets négatifs qu’il a pu créer par la suite." Complaisante à souhait, l’animatrice Jocelyne Cazin a terminé l’émission en s’adressant à Yves Pageau et à ses semblables : "C’est vrai que c’est court, une heure. Vous en méritez bien une autre." Sur quoi repose ce "mérite", dites-moi, de même que la sympathie masculiniste de l’animatrice ? SOURCES 1. Francis Dupuis-Déri, « Hommes en désarroi et déroutes de la raison ». Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er octobre 2003 Merci à Cybersolidaires de nous avoir prêté la photo de Michèle Asselin, œuvre de Nicole Nepton. |