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vendredi 25 novembre 2005 Femmes d’Afrique, un jour viendra
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On ne peut pas rejoindre Bukavu au Congo à partir de Monrovia au Libéria. Comme à peu près partout ailleurs en Afrique, des forêts tropicales denses, d’interminables guerres et des routes infranchissables qui ne conduisent nulle part séparent les deux endroits. Pourtant, ils pourraient aussi bien être le même endroit. « Ah, je suis enfin chez moi », ai-je pensé en rampant hors du minuscule avion mono-moteur et en sautant sur la piste de ce qui passe pour un aéroport à Bukavu. C’était il y a à peu près six mois et j’accomplissais un voyage de reportages à travers l’Afrique. Un voyage bizarre pour moi parce que j’étais là pour écrire sur la pauvreté et le développement, et cependant, partout où j’allais, d’Accra au Ghana à Mekele en Ethiopie et Kisumu au Kenya, je continuais à penser qu’aucun de ces endroits, malgré leur pauvreté endémique et leur corruption, ne paraissait dans une situation aussi mauvaise que celle de mon propre pays d’origine, le Libéria. Jusqu’à ce que j’arrive à Bukavu. Après l’Ethiopie semi-désertique et les savanes du Kenya, Bukavu était autrement luxuriante avec cette odeur tropicale d’après la pluie, qui m’accueillait souvent quand je rentrais chez moi au Libéria. Des feuillus, des montagnes et des vallées vertes entouraient la ville grouillante de monde, avec de riches bananiers et des plantations de thé parsemant la campagne : le même paysage verdoyant, luxuriant que nous avons autour de Monrovia. Et le même sens d’abandon inexplicable qui provient d’une population ravagée depuis des années par des guerres civiles qui ne riment à rien. Des milliers et des milliers de jeunes garçons, sans endroit où aller, déambulent dans des rues fétides jonchées d’ordures. Les bâtiments du centre, dépourvus depuis longtemps de tout commerce, sont marqués par des trous de roquettes, de grenades et d’autres projectiles variés, communs aux nombreuses guerres de tout le continent. Quelques voitures privées, se traînant, bourrées de 10, 15 et même 20 personnes, mais surtout des S.U.V. blanches des Nations Unies, parcourent les rues remplies de cratères. Pourtant, ce qui m’a frappée le plus à Bukavu, ce sont les femmes. En roulant dans la ville, j’ai dépassé des femmes que j’ai toujours connues. Il y avait de vieilles femmes - vieilles en Afrique signifie plus de 35 ans - qui portaient d’énormes fagots de branches de bambou sur leur dos. Dans la plupart des cas, les charges dépassaient leur dos, et elles se traînaient de colline en colline. Il y avait les femmes du marché dans leur robe colorée - au Libéria, nous les appellerions lapas - regroupées sur le bord de la route et vendant des oranges, des oeufs durs et des noix. Il y avait des femmes et des filles assises devant les huttes du village, baignant leurs fils, leurs filles, leurs frères et soeurs dans des seaux en caoutchouc. Pas d’électricité ou d’eau courante, coupés partout, mais une petite fille de 10 ans avait traîné un seau d’eau sale du ruisseau en haut de la colline, à sa maison, pour pouvoir laver sa petite soeur de 4 ans. Ce sont les femmes avec lesquelles j’ai grandi au Libéria, les femmes dans toute l’Afrique - le pire endroit pour une femme - qui d’une manière ou d’une autre se débrouillent pour porter un continent entier sur leur dos. Au Libéria, quand leurs fils ont été kidnappés et drogués pour combattre dans des factions rebelles et quand leurs maris entraient à la maison venant du bordel et les infectaient du VIH, et quand des soldats gouvernementaux envahissaient leur maison et les violaient devant leurs fils adolescents, ce sont ces femmes qui se ramassaient elles-mêmes et continuaient à avancer. Elles continuaient à vendre du poisson, de la cassave et des noix de cola pour pouvoir nourrir leur famille. Elles ont donné naissance aux enfants de leurs violeurs dans les forêts et ont porté les enfants sur le dos en tenant des cruches d’eau en équilibre sur leur tête. Les femmes du Libéria ont élu la première femme à la direction d’un pays africain. Ce sont les femmes qui sont allées voter au Libéria la semaine dernière. Elles ont ignoré les menaces des jeunes hommes qui ont juré de continuer la guerre si le candidat à la présidence qu’ils avaient choisi, un ancien joueur de football appelé George Weah, ne gagnait pas. « Pas de Weah, pas de paix », criaient-ils, scandaient-ils dans les rues et autour des bureaux de vote. Globalement, les femmes au Libéria ont ignoré ces gars et ont fait de Ellen Johnson-Sirleaf, âgée de 67 ans, la première femme à être élue en Afrique pour diriger un pays africain. Je n’ai pas été surprise que M. Weah ait dit immédiatement que le vote avait été truqué, alors que des observateurs internationaux disaient qu’il ne l’avait pas été. Dans le demi-siècle qui a suivi le départ des Européens d’Afrique, les hommes se sont montrés de remarquables adeptes de l’aveuglement. Personne ne peut savoir avec certitude quelle sorte de présidente sera Mme Johnson-Sirleaf, une banquière éduquée à Harvard et qui a été emprisonnée par un des nombreux hommes qui ont mené le Libéria à la catastrophe ces dernières décennies. Il y a une foule de femmes africaines qui nous ont fait honte, comme Winnie Madikizela-Mandela. Mais après 25 ans de guerre, de génocide et d’anarchie, on peut parier que Mme Johnson-Sirleaf fera mieux que les hommes qui l’ont précédée dans la direction du pays. Ce ne sera pas si difficile : elle succède à Charles Taylor et Samuel Doe, deux bouchers de première catégorie. Depuis que les résultats du vote ont commencé à être connus, il y a quelques jours, montrant ce qu’avaient fait les femmes libériennes, j’ai été incapable de me sortir de l’esprit une image de Bukavu. C’était celle d’une vieille femme dans la trentaine. Le crépuscule était presque tombé quand je la vis montant la colline, tandis que je roulais vers la ville. Elle transportait tant de bûches que sa poitrine semblait presque toucher terre tant son dos était voûté. Pourtant, elle continuait à se traîner, grimpant la colline vers sa maison. Son mari marchait juste devant elle. Il ne portait rien. Rien dans les mains, rien sur les épaules, rien sur le dos. Il ne cessait pas de se retourner en lui disant de se hâter. Je veux retourner à Bukavu pour retrouver cette femme et lui raconter ce qui vient de se passer au Libéria. Je veux lui dire ceci : Votre heure viendra aussi. Traduction par Édith Rubinstein, de la Liste des Femmes en noir, de l’article de la journaliste HéLène Cooper, « Waiting for Their Moment in the Worst Place on Earth to Be a Woman », New York Times, 16 novembre 2005. Avec nos remerciements à Édith. Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 novembre 2005. |