|
jeudi 14 novembre 2002 Madeleine Gagnon, poète engagée
|
DANS LA MEME RUBRIQUE Briser le silence "Tutoyer l’infini", le plus récent recueil de poèmes d’Élaine Audet La couleur du silence Tutoyer l’infini L’éternel départ L’empreinte de la beauté Autoportrait d’automne Entre deux eaux L’éphémère Un été dans les arbres II Éternelles burqas du silence Un été dans les arbres I Le dit de l’oiseau Mille et une nuits pour te dire L’échappée libre Le printemps debout Nos pas Le tournant des solitudes Souviens-toi et deviens L’état des lieux Entre le silence et les mots La haine n’aura qu’un temps Le voyage De l’île et du désert Oui, cette question se pose... Autoportrait par ricochet Port d’envol Mouvement du rêve Viol Crépuscule d’été Syrie : "Elle va nue, la liberté" de Maram Al Masri Sur le tranchant de la lumière Les Îles L’épreuve du coeur Printemps premier Une mémoire à ta mesure et à ta démesure Sablier Prends soin mon amour de la beauté du monde Aller-retour Passage Haïti au cœur La peau profonde de l’amour Un premier recueil de haïkus par des femmes francophones Des ailes et du soleil Éclats La poésie en français dans le monde et son rapport au monde Rebelles Place du marché Le fil de l’eau France Bonneau : un souffle puissant Funambules La plénitude et la limite, poèmes d’Élaine Audet Incandescence La poète québécoise Hélène Dorion reçoit le prix Mallarmé L’essence des jours Dworkin - L’envers de la nuit Mots d’urgence Marcheuse de l’impossible ! La complainte de Salomon Un nom d’amazone Le cycle de l’éclair La saison de l’appartenance Pour Nadine Trintignant Variations sur un Andantino de Franz Schubert L’Embellie À nul autre pareil Nicole Brossard et Lisette Girouard : nouvelle anthologie de la poésie des femmes au Québec Fossiles Poème pour la paix Une poésie ouverte au monde Point de rupture La poésie prend le métro |
Nous venons d’apprendre avec plaisir que Madeleine Gagnon, l’une des grandes poètes, romancières et essayistes engagées au Québec, a reçu le prestigieux prix Athanase-David du Gouvernement du Québec pour l’ensemble de son œuvre et « le regard qu’elle porte sur le monde et la condition des femmes ».
Madeleine Gagnon est née le 27 juillet 1938 à Amqui. Elle étudie chez les Ursulines de Rimouski et de Québec pour obtenir son Baccalauréat ès arts à l’Université Saint-Joseph de Moncton (collège pour filles Notre-Dame de l’Acadie) en 1959. Elle poursuit ses études à Montréal et décroche, en 1962, une maîtrise ès arts, option philosophie à l’Université de Montréal. Elle poursuit sa formation en France, où elle obtient un doctorat en littérature à l’Université d’Aix en Provence. Professeure au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, en 1969, elle sera, par la suite, invitée dans plusieurs universités. Elle a reçu de nombreux prix pour la qualité de ses œuvres. Entre autres, le prix du Journal de Montréal (1986) pour Les Fleurs du Catalpa, prix Arthur Buies (1990), du salon du livre de Rimouski pour l’ensemble de son oeuvre, prix Artquimédia (1991), prix du Gouverneur général du Canada (1991) pour Chant pour un Québec lointain. « Bois des berceaux, voix des revanches La survie et l’avenir passent encore par les mains et les ventres puissants des femmes, Madeleine Gagnon est connue pour sa participation, dans les années 70, au mouvement indépendantiste et à la création d’un mouvement socialiste uni. Quant à son activité enseignante, elle s’accompagne d’une action syndicale intense. Elle fait de la syndicalisation des professeur-es du réseau des Universités du Québec l’une de ses priorités et participe aux luttes qui accompagnent ce processus. Elle s’investit également au niveau de la création de comités femmes sectoriels et intersyndicaux. D’ailleurs, l’engagement de Madeleine Gagnon pour la cause féministe trouve sa résonance à la fois dans son engagement militant et dans certains de ses écrits, réalisés avec des intellectuelles féministes importantes. Elle co-publia avec Denise Boucher, Annie Leclerc, Hélène Cixous et Annie Cohen. Personnellement, je me rends compte que les livres de Madeleine Gagnon me suivent dans mon cheminement depuis longtemps. Je retrouve dans ma bibliothèque Pour les femmes et tous les autres, publié, en 1974, aux éditions de l’Aurore, par François et Marcel Hébert. Un livre en beau joual qui joue du langage et se joue des formes sclérosées. En 1977, c’est Retailles, écrit avec Denise Boucher, qui déjà questionne le consensus féministe à tout prix et appelle à la solidarité dans la reconnaissance des différences. Puis, c’est Au cœur de la lettre (1981), illustré par des encres de l’auteure : « Je ne vivrai plus que d’aimer. Vague chavirée. Langue de sel. Puis soudain, dans la lueur rasante sur le gouffre fermé, la vague se love, lionne renversée, langue de miel. » Et voici que je songe, muette me penser, tout le récit s’est dissout là, et soudain, tout peut donc exploser d’un moment à l’autre, cela se terminerait sans le rituel flamboyant de la fin dans quelque vallée imaginée et je serais sans connaissance, une aile persisterait peut-être encore à s’ébattre, ma joue ne saurait plus que cela s’est passé. Par conséquent s’éternise le pacte.(p. 95) La terre est remplie de langage (1993) est le dernier chapitre du livre multiple amorcé avec Antre (1978) et risque un Art poétique au bout du chemin, dit Madeleine Gagnon en quatrième de couverture. Cette sagesse ancienne ne s’est pas oubliée La terre est remplie de langage. Mais notre langue est Mais nous avons la musique ! L’enfant compose son histoire. Minuit n’a pas sonné, Certains jours, les yeux grands ouverts, rien n’est vu. On dit bonheur et le temps s’est ouvert sur un cratère Grâce aux éditions Typo, l’oeuvre poétique de Madeleine Gagnon est, depuis cet automne, rendue plus accessible à un large public par la parution d’une anthologie en livre de poche de ses poèmes de 1978 à 2002, préfacée par Paul Chanel Malenfant. Ainsi, aurons-nous le bonheur de pouvoir lire ce qu’elle appelle son "histoire en poésie", un art de vivre et d’être au monde. Et pour finir ce parcours en accéléré de l’œuvre si riche de Madeleine Gagnon, il y a son périple autour du monde avec Monique Durand pour écouter ce que les femmes, prises dans le filet des guerres, ont à dire. À l’époque, j’ai salué ce livre courageux qui fait entendre la voix de la vie dans la surdité générale. La guerre inavouée contre les femmes C’est sur la route entre Québec et Montréal, un beau matin d’octobre, que Madeleine Gagnon et Monique Durand, réalisatrice à Radio-Canada, en cherchant les mots qui illustreraient le mieux le XXe siècle, ont retenu « femmes » et « guerre ». Ainsi est née, d’une amitié éprouvée et d’une réflexion partagée, le projet ambitieux d’un livre et d’un documentaire radiophonique sur les femmes et la guerre qui les a menées en Macédoine, au Kosovo, en Bosnie, en Israël, en Palestine, au Liban, au Pakistan et au Sri Lanka pour y donner enfin la parole aux femmes. « Et si la grande guerre, de tout temps, était la guerre destinée aux femmes, tu sais, Anna, celle qui tue plus de femmes au monde que le cancer ou les accidents de la route et presque autant que le sida, par les coups, les mutilations et les viols, sans compter les millions de fœtus femelles chaque année promis aux limbes dans des pays où les progrès techniques permettent, grâce à l’échographie, une sélection, dite naturelle en faveur des enfants mâles ? » (p. 21) Dans Les femmes et la guerre, Madeleine Gagnon approfondit les témoignages bouleversants des femmes qu’on a pu entendre dans la série radiophonique du même nom, présentée à Radio-Canada l’automne dernier par Monique Durand. L’écriture, chargée de poésie et de sensibilité lucide, est portée par une longue phrase incantatoire qui épouse « ces flots de paroles en jets continus » (p. 100) dont elle veut témoigner et y trouve sa forme. La beauté de l’écriture Rythmant son souffle sur celui de la mémoire douloureuse qui lui est confiée, Madeleine Gagnon nous communique la voix de ces femmes qui ont vécu la guerre en première ligne sous forme de viols, de pertes d’êtres chers ou de tout ce qu’elles avaient au monde. Des femmes qui ne se plaignent pas mais cherchent d’abord à comprendre, comme l’auteure, sans exclure leur propre responsabilité dans ce malheur récurrent. Et comme ces femmes de grand courage, les deux voyageuses québécoises seront « le contraire de pleureuses ». (p. 216) Si le livre touche tellement, c’est précisément à cause de cette écriture incandescente qui fait le lien constant entre le dehors et le dedans, entre la retranscription fidèle de l’histoire racontée et ses retombées en soi sous forme de questions lancinantes. Pourquoi tant d’horreur encore et encore, quelle est la racine de tant de cruauté et de haine, des origines de l’histoire jusqu’aux centaines de guerres ethniques et religieuses qui mettent encore des peuples à feu et à sang à l’ombre de la mondialisation ? D’un bout à l’autre du « village global », en effet, jamais la violence et les inégalités n’ont été aussi criantes. Désormais, à l’ère de « la guerre propre » et des « frappes chirurgicales », la mort frappe davantage les populations civiles, les femmes et les enfants, que les armées qui s’affrontent. Remonter à la source Madeleine Gagnon et Monique Durand, sa collègue de Radio-Canada, veulent comprendre la relation entre la grande guerre contre les femmes et les autres formes de guerre, « saisir, par la voix et le regard des femmes, les liens entre les guerres millénaires et la guerre primordiale, celle pourtant dont on parle si peu ». (p. 21) L’origine de la guerre est si lointaine qu’on est tenté de croire qu’elle a toujours existé. Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi, il y a eu un temps où des hommes ont décidé de soumettre le féminin et la nature, de séparer l’esprit de la chair en diabolisant cette dernière et les femmes, d’accaparer les richesses, d’usurper, au nom d’un Dieu vindicatif, autoritaire, justicier, et guerrier, tout le pouvoir terrestre et divin. Ainsi est déclenchée, « en ce temps-là », la guerre inavouée contre le féminin au nom de la suprématie virile, érigée en valeur suprême et plantée dans la culture l’esprit même de toutes les guerres contre « l’Autre », étranger ou femme. Aliénation et soif de vengeance Madeleine Gagnon ne cesse de se questionner sur l’intériorisation par les femmes des valeurs patriarcales, guerrières, ethnocentriques : « entendu tant de haine, semblant remonter d’un puits sans fond, tant de ressentiment, d’amertume, de rancœur qu’il me semble nécessaire, pour comprendre, ne fût-ce qu’un petit peu, de chercher les refoulés. »(p. 90) Un énorme désir de vengeance les habite et elles continuent d’élever leurs garçons comme des guerriers investis des haines impuissantes dans l’espoir d’être vengées lorsque « le violeur qui avait voulu incendier le ventre d’une Kosovare de son sang slave et pur rencontrerait peut-être un jour, au détour de sa route de cendre, un rejeton, aveuglé, qui l’assassinerait. » (p. 71) Mais le plus grand nombre de femmes interrogées considèrent la soif de vengeance comme une impasse ne pouvant que perpétuer la guerre. Plus ou moins, elles pensent comme Anna de Bosnie que « les femmes, serbes, croates, musulmanes, sont toutes soumises à leurs hommes et, s’ils sont morts, obéissent encore à leur mémoire, à leurs ordonnances posthumes, c’est cet esclavage-là qui est à la base de toute guerre, c’est la guerre dans la guerre ».( p. 99) Pour s’en sortir, il n’y a pas d’autres voies que de mettre fin à cette allégeance aveugle. Quand le national prime sur le social Plus tard, c’est Annie, une juive solidaire avec la lutte du peuple palestinien, qui dira : « Je rêve d’un monde androgyne, chacun son sexe, bien entendu, je parle de l’androgynie de l’esprit et des cœurs, chacun en l’autre se reconnaîtrait, l’étranger deviendrait familier, comme il arrive quand une mère porte son enfant, en elle il y a l’Autre, mais pour elle, c’est le soi. » (p. 138) Au fil des paroles, on comprend que ce sont les femmes, résistantes ou combattantes, qui partout luttent pour la démocratie et l’égalité entre les sexes alors que les hommes sont plus préoccupés par le combat pour la libération nationale : « Les femmes voient le danger et comprennent que si le national prime le social, tout sera toujours à recommencer, les mêmes vieux conflits liés à la possession du territoire reviendront. » (p. 161) Une Pakistanaise met en garde contre ces leaders nationalistes qui « les ont tenues asservies sous des discours de pureté et de sacrifice pendant qu’ils dilapidaient à leur profit les richesses du pays. » (p. 217) « Comment écrire après Auschwitz ? sinon en donnant son encre, comme d’autres leur sang » (p. 123), constate Madeleine Gagnon devant tant d’horreurs banalisées par les médias. Mission accomplie, car, le livre refermé, tous ces visages de femmes nous habitent comme une responsabilité désormais incarnée. Comment oublier cette histoire de Marlène-la-belle, qui ressemble à Romy Schneider, et l’espace incommensurable de son destin ramassé soudain en un seul instant suspendu : « peut-être s’était-t-il vu dans le corps du bébé entre la mère et le mur, elle se souvient avoir crié « tuez-moi si vous voulez, mais pas mon petit garçon », c’est là que son regard à lui plongea dans le sien, « une éternité de temps de regards », elle le revoit encore, puis il a monté, il l’a laissée filer. » (p. 203) Mondialisation de la solidarité Madeleine Gagnon a écrit là un livre nécessaire et d’une très grande beauté. Au moment où se cristallise la mondialisation de la solidarité des femmes et des peuples, cette réflexion profonde sur le rôle des femmes dans les conflits vient à point nommé pour nous convier à mettre fin tant à la passivité qu’à la soif de vengeance. Dès la petite enfance, les valeurs dominantes incitent les garçons à tuer le féminin en eux, à devenir des conquérants dans leurs vies privées et sociales, sous peine de voir leur virilité remise en question et d’être rejetés par leurs semblables. Mais, comme le montre admirablement Les femmes et la guerre, il ne saurait y avoir de libération sans refus de transmettre ces valeurs dans lesquelles s’enracinent les haines et les exclusions. Le temps est venu de cesser « d’élever des guerriers ». Le livre vient d’être réédité en France et y connaît un grand succès. L’éditeur Fayard « a enlevé la préface de Benoîte Groult et a changé le titre pour Anna, Jeanne, Samia...afin de ne pas lui accoler une étiquette préalable et l’enligner dans un couloir féministe », déclare l’auteure. Est-ce aujourd’hui la condition pour qu’un livre marche ? Bibliographie |