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lundi 2 août 2004

Quand c’est la politique qui salit l’argent

par Shirin Ebadi et Amir Attaran






Écrits d'Élaine Audet



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La Banque mondiale a un problème avec les droits de l’homme : elle ne les respecte pas assez. La Banque a également un problème d’ordre politique : selon son président, M. James D. Wolfensohn, la préoccupation à l’égard de la pauvreté mondiale "n’a jamais été aussi faible". Pourtant soucieuse de ce second problème, la Banque semble peu avertie quant au premier, au détriment de sa mission d’assistance aux pauvres de la planète.

La Banque mondiale, qui a octroyé 18 milliards de dollars d’aide en 2003, devrait cesser d’allouer des fonds à des gouvernements non démocratiques, ou qui violent les droits fondamentaux de leur peuple. Prêter de l’argent à des tyrans, c’est renforcer leur pouvoir, et se rendre complice des atteintes portées aux droits de leur peuple.

Prêter de l’argent à des Etats structurés autour d’un parti unique revient à en asseoir l’hégémonie, et à faire fi de la dignité des personnes qui ne sont pas membres de ce parti. Prêter de l’argent à des dictateurs nantis, c’est réduire à l’esclavage leurs citoyens, qui même après le départ du dictateur, auront à rembourser intérêt et principal à la Banque.

Les contribuables occidentaux attachés aux droits de l’homme seraient
certainement très désagréablement surpris d’apprendre que la Banque ne fait pas de toujours de différence entre les démocraties et les dictatures en matière d’attribution des prêts et de l’aide. Selon des organisations telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch, et l’Organisation des Nations Unies, la Banque, au cours de la dernière décennie, a proposé des prêts à des dizaines de pays qui violent les droits civiques.

La raison invoquée par la Banque pour prêter à des despotes se résume en un mot : pragmatisme. Le raisonnement tenu est que le sort des peuples opprimés ne peut que s’améliorer si leurs gouvernements empruntent de l’argent pour mettre en oeuvre des services socialement utiles. La Banque soutient que ces prêts à des régimes d’oppression contribuent, ne serait-ce qu’un peu, à atténuer les inégalités sociales.

Peut-être, ou peut-être pas. En tout état de cause, il est inutile d’en débattre, car quelle que soit l’importance des fonds prêtés à des gouvernements répressifs, (et ces montants ne sont pas négligeables), le monde compte suffisamment de démocraties touchées par la pauvreté qui accepteraient volontiers de bénéficier de cette aide à leur place. M. Wolfensohn lui-même a affirmé que si le total de l’aide étrangère mondiale devait être doublé, pour atteindre un montant d’environ 100 milliards de dollars par an, les pays pauvres pourraient facilement absorber cette augmentation et l’allouer à des projets de réduction de la pauvreté.

S’il dit vrai, et que les besoins à combler sont d’une telle ampleur, pourquoi la Banque ne choisit-t-elle pas d’autres bénéficiaires pour les fonds qu’elle prête actuellement à des régimes d’oppression ? Elle pourrait aisément réorienter plus de la moitié de ses prêts (disons 10 milliards de dollars sur un total de 18,5 milliards) : ce faisant, elle ne financerait encore qu’une fraction des programmes de lutte contre la pauvreté que M. Wolfensohn juge digne d’être aidés. La Banque n’aurait aucun mal à trouver quantité de pays démocratiques démunis disposés à accepter son aide.

C’est pourquoi la justification avancée par la Banque au nom du pragmatisme pour prêter à des gouvernements répressifs n’a aucun sens. Cela revient à prêter prioritairement à des dictatures souvent prédatrices et qui cachent leur jeu, avant de subvenir aux besoins des démocraties. Cela pénalise tant les citoyens que les dirigeants qui, ensemble, assument la lourde tâche de maintenir des démocraties.

La Banque devrait plutôt concevoir une sorte de grille d’évaluation des
performances en matière de droits de l’homme. Celle-ci devrait au minimum inclure les droits civiques (liberté d’expression, liberté de la presse et droit des femmes), et les droits économiques et sociaux fondamentaux (droit à la santé, accès à l’éducation et droit de propriété). La Banque devrait suivre l’état de ces libertés, et refuser son aide à tout pays qui leur porte atteinte.

En appliquant une telle grille d’évaluation, la Banque montrerait que les
gouvernements qui refusent aux citoyens toute participation à la vie politique ne sauraient légitimement emprunter au nom de l’intérêt de leur peuple, puisque celui-ci n’a pas voix au chapitre. Recourir à cette grille d’évaluation mettrait aussi à profit l’élan suscité par les droits de l’homme pour ranimer l’intérêt faiblissant porté au travail de la Banque. Ce serait en outre, et ceci n’est pas négligeable, la forme de conditionnalité la plus humaine jamais appliquée par la Banque.

Mais alors, pourquoi ne pas le faire ? A la Banque, les tenants du pragmatisme font valoir qu’en vertu des statuts de la Banque, les décisions concernant le crédit "seront fondées exclusivement sur des considérations économiques". Mais cet argument ne prouve rien. Si l’aptitude à diriger et à gouverner d’un candidat à l’emprunt est un critère valable aux yeux des banques commerciales, elle doit l’être tout autant pour la Banque Mondiale. Même si les économies des pays démocratiques ne font pas toujours mieux que celles qui sont fondées sur l’oppression, elles représentent un risque moindre. Ainsi que le soulignait un rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement, "aucune démocratie n’a jamais affiché de performances aussi lamentables que les pires dictatures ".

Refuser de prêter aux dictateurs permettrait donc d’éviter les pires résultats économiques, comme le non-remboursement ou de perpétuels rééchelonnements de la dette. Si la Banque avait prêté en fonction du respect des droits de l’homme dans le passé, elle n’aurait jamais fait crédit à des despotes corrompus comme Jean-Claude Duvalier, en Haïti, ou Mobutu Sese Seko, au Zaïre. Des prêts que les citoyens de ces pays sont encore en train de rembourser.

Des critères d’octroi de prêts fondés sur le respect des droits de l’homme
épargneraient l’argent du contribuable, tout en donnant des résultats comparables, sinon meilleurs, pour les plus pauvres de la planète.

Questionné au sujet des prêts accordés aux régimes dictatoriaux le mois dernier, M. Wolfensohn a semblé le reconnaître. "Le plus simple, pour moi, pour la Banque, serait de dire, contentons-nous d’attendre que ces pays deviennent démocratiques" avant de leur prêter de l’argent.

M. Wolfensohn a raison. Soit la Banque trouve une bonne raison d’accorder de l’aide aux dictateurs et aux tyrans, alors que les démocraties restent sans le sou, soit elle s’en tient à ce qui est "le plus simple" et elle arrête de le faire. Poursuivre dans cette voie, en invoquant des excuses plutôt que des principes, n’est pas seulement un gâchis d’argent. C’est une insulte aux droits fondamentaux de milliards de personnes.

Shirin Ebadi, professeure de droit à l’Université de Téhéran, a obtenu le
prix Nobel de la paix en 2003. Amir Attaran est professeur de droit et de santé des populations à l’Université d’Ottawa.

Traduction : Flora Pellegrin de Coorditrad

Le 21 juillet 2004
ATTAC
BANQUE MONDIALE ET DROITS DE L’HOMME

http://www.france.attac.org/IMG/pdf/attacinfo478.pdf



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Shirin Ebadi et Amir Attaran

Shirin Ebadi, professeure de droit à l’Université de Téhéran, a obtenu le prix Nobel de la paix en 2003. Amir Attaran est professeur de droit et de santé des populations à l’Université d’Ottawa.



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