Qu’y a-t-il de plus fondamental dans notre identité que le nom que nous portons, la façon dont on s’adresse à nous ? Le Directeur de l’état civil a même le mandat d’intervenir lorsque les parents donnent un prénom ridicule à leur enfant et, si le désaccord persiste, il peut demander au tribunal de remplacer le prénom en question par un prénom plus usuel. En France, la loi stipule que le prénom choisi ne doit pas être de nature à compromettre l’intérêt de l’enfant. (1) Et pourtant, d’aucun-es voudront banaliser l’emploi de « Mademoiselle » ou son équivalent dans d’autres langues (mon article ne vise pas, bien sûr, le Ms. anglais que les féministes américaines ont décidé de privilégier).
Qui plus est, des gens se montrent offusqués lorsqu’on leur rappelle les bonnes manières, comme s’ils pensaient avoir un droit sur la personne à laquelle ils s’adressent, et qu’on voulait le leur enlever. Sur les cinq cas que j’ai en mémoire (et appartenant à des contextes très divers), où j’ai communiqué directement, mais très poliment, ma préférence à mon interlocuteur, trois ont donné lieu à des manifestations d’agressivité (hausse du ton de voix, onomatopées diverses, rudesse, « j’appellerai b’en “Mademoiselle” qui j’veux », « C’est ça, tu m’enverras en prison ! » [après avoir dit que cela me blessait] ou répétition délibérée de « Mademoiselle » après correction). Dans un autre cas, il n’y a pas eu réaction d’agressivité mais intensification de l’utilisation de « Mademoiselle » à l’occasion de conversations tenues autour de moi avec des femmes courbant l’échine ou ne comprenant pas l’enjeu. En résumé, sur cinq personnes, seulement une a bien réagi et a corrigé en s’excusant.
Certains ministères du gouvernement fédéral, sinon tous, préconisent à leurs fonctionnaires l’emploi de « Mademoiselle » pour s’adresser aux jeunes filles qui n’ont pas atteint l’âge de 13 ans. Pourquoi serait-il plus ridicule d’appeler une jeune fille de 12 ans « Madame », qu’un jeune garçon de 3 ans « Monsieur » ? Les jeunes filles de 12 ans et moins doivent être très politisées pour que l’on persiste ainsi à maintenir le titre de civilité parmi les options des menus déroulants. Lorsqu’un homme doit lire Mlle, Mme avant de cocher M., on entretient chez lui l’idée qu’il a le choix de s’adresser à une femme par l’un ou l’autre. Il y a donc une part de responsabilité collective. Quand j’ai abordé la question avec mes supérieurs, on a essayé de me convaincre que ce n’était pas de la discrimination. L’un d’eux m’a même répondu, à l’idée d’un recul possible, « ah b’en ça, c’est dans l’ordre des possibilités ». (En passant je me suis encore fait appeler « Mademoiselle » cette année et j’ai 42 ans, mais il y a environ trois ans, je pouvais affirmer ne pas avoir souffert l’offense depuis 15 ou 20 ans, ce qui n’est plus le cas).
Si une mauvaise habitude est à perdre, pourquoi donc l’inculquer ? « Prendre sa place, ça commence tôt ! », slogan que j’emprunte à un colloque du YWCA de Québec intitulé « Place aux filles ! ». Bien avant, donc, la norme de 12 ans du gouvernement fédéral ou l’âge de la majorité, qui est de 18 ans au Québec.
Est-il donc surprenant que dans un cours d’espagnol aucune des jeunes femmes présentes (parions qu’elles ont au moins 20 ans) ne réagit lorsque la professeure s’adresse à elles en disant « Señorita » ? À moi, elle dit « Señora » - tiens, je dois avoir un ou deux cheveux gris que je vais devoir couper ce soir. Quand j’ai demandé, le plus diplomatiquement possible, à la professeure, les raisons qui, en espagnol, justifiaient l’emploi de « Mademoiselle », elle n’a fait que régurgiter les règles du « catéchisme » patriarcal que la société hispanique lui a inculquées. Elle m’a répondu que l’emploi de « Señorita » ou de « Señora » se déterminait en fonction de l’âge et de l’état civil de la femme. Elle a précisé que l’apparence de la femme entrait en ligne de compte (depende de la apariencia de la mujer a la que se dirija) et qu’à la différence du français québécois, on continuait de les utiliser beaucoup (y a diferencia del francés quebequense, sigue utilizandose mucho en español). (2)
Donc, si une femme apprend une langue étrangère, doit-elle nécessairement, au nom du respect de celle-ci, désapprendre l’égalité et réapprendre la soumission ? En cette ère de mondialisation, la question me paraît pertinente.
J’avoue que le choc fut grand, habituée que j’étais à l’idée que l’université doit servir de modèle au reste de la société. Je vois certainement, dans cette pratique, un danger de contamination de la langue, parce que ces jeunes risquent de faire un transfert linguistique (d’autant plus facile à faire qu’il aura été cautionné par l’université), comme lorsque l’on regarde des films mal traduits, où le traducteur a traduit « Ms. » par « Mademoiselle »... sauf lorsque le contexte le justifie, bien entendu, comme dans le film Las Solas (de Benito Zambrano), dans lequel la protagoniste, Maria, ordonne à son voisin de ne pas l’appeler « Señorita ».
Les hommes ont banalisé le sexisme en lui donnant une apparence non politique. Ils ont évacué la femme de la sphère politique en la découpant en petits morceaux pour mieux la contrôler. Le sexisme est pratiqué par le biais de la linguistique, du religieux, etc. (que l’on englobe sous le vocable « culturel »). L’Académie française ou la Real Academia ne sont que l’un de ces outils de discrimination. Comme je l’ai déjà dit lors d’un échange vigoureux en plein atelier où le formateur essayait de réhabiliter les « droits de l’homme » au détriment de « droits humains », sur lequel il essayait de faire planer un doute sous le couvert de l’adjectivite, ce n’est pas aux grammairiens de décider de la place de la femme dans la société, mais aux femmes elles-mêmes. À la fin de la discussion, une jeune traductrice lui avait demandé, toute ingénue, le regard levé vers lui, avide de connaître la réponse et soucieuse de bien faire son métier : « Alors, M. X, qu’est-ce que l’on fait, qu’est-ce que l’on doit dire ? » Il faut se réapproprier ces morceaux. Et ça ne commence pas à 18 ans !
Cette persévérance à maintenir certains mots dans l’usage n’est pas innocente. Ceux qui sont dans le secret des dieux, notamment les spécialistes de la publicité, connaissent depuis belle lurette la magie des mots. Malgré tous leurs diplômes, les femmes n’occupent pas encore dans la société la place qui leur revient. Et si le manque à gagner avait quelque chose à voir avec l’empreinte du mot sur l’esprit. Si celle-ci était la masse manquante de l’univers des relations hommes-femmes...
Notes
1. www.legifrance.gouv.fr et www.cslf.gouv.qc.ca
2. La diferencia de uso entre estos dos términos se establece a partir de la edad y estado civil de la mujer. En el diccionario de la RAE puede encontrar las siguientes definiciones que pueden servirle de guía :
Señorita :
3. Término de cortesía que se aplica a la mujer soltera.
4. f. Tratamiento de cortesía que se da a maestras de escuela, profesoras, o también a otras muchas mujeres que desempeñan algún servicio, como secretarias, empleadas de la administración o del comercio, etc.
Señora :
m. y f. Título que se antepone al apellido de un varón o de una mujer casada o viuda.