Lettre d’opinion sur la polygamie
La criminalisation de la polygamie au Canada est désormais remise en question, puisque la Cour suprême de la Colombie-Britannique est sur le point de se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 293 du Code criminel qui interdit cette pratique patriarcale.
Le Comité de réflexion sur la situation des femmes immigrées et “racisées”, dont les membres adhèrent aux valeurs universelles de l’égalité entre les sexes, observe avec inquiétude cette évolution.
Le gouvernement de la Colombie-Britannique est en effet revenu en octobre 2009 sur les accusations qu’il avait portées neuf mois auparavant contre deux chefs religieux de la petite communauté mormone de Bountiful, qui pratiquent et promeuvent la polygamie au nom de la liberté de religion et ce, en dépit des lois canadiennes. En s’adressant à la Cour suprême pour qu’elle se prononce sur la conformité de l’interdiction de la polygamie à la Charte canadienne des droits et libertés, il ouvre ainsi la voie à la décriminalisation de la polygamie.
Il va sans dire, même si peu d’études ou de prises de parole le démontrent, que la majorité des femmes immigrantes, y compris celles qui sont originaires de l’Afrique ou des pays musulmans où l’on retrouve le plus de mariages polygames, sont en accord avec les principes d’égalité entre les sexes et des droits des enfants, mais elles semblent peu entendues dans un contexte d’augmentation du racisme, de l’islamophobie et de déficit d’espaces d’expression pour ces femmes. Ce contexte ayant par ailleurs été également favorisé par une certaine instrumentalisation politique récente du port de signes religieux associé à l’immigration, qui a complètement occulté les réels besoins et revendications des femmes et des féministes immigrées et “racisées”, qui portent avant tout sur des enjeux d’autonomie économique, d’accès aux ressources, de représentation au sein des institutions, de leadership et d’égalité.
Nous rappelons que la polygamie au Canada et au Québec est un phénomène rare légitimé par des minorités religieuses fondamentalistes parmi les mormons ou dans les milieux d’immigration d’origine africaine ou musulmane. Nous aimerions souligner ici aussi que les retombées négatives de la polygamie sur les droits des femmes et des enfants nous paraissent bien plus graves que les justifications culturelles ou religieuses de cette pratique.
Il s’ensuit que nous appuyons entièrement l’avis du Conseil du statut de la femme à cet égard ainsi que les recommandations qui en découlent. En effet, la décriminalisation de la polygamie ne ferait qu’amplifier ce phénomène. Il est important non seulement de maintenir la constitutionnalité de l’article 293, mais aussi de rendre cette interdiction effective par une intervention étatique à multiples volets pour contrer cette pratique patriarcale qui porte atteinte à la dignité des femmes.
Une politique vigoureuse en la matière devrait avoir pour finalité l’éradication de la polygamie et la protection des droits des femmes et des enfants. Ceci nécessite l’accompagnement des mesures d’interdiction par une action préventive, en termes de sensibilisation et de programmes d’éducation. Dans le même sens, Il est essentiel de renforcer l’interdiction aux chefs religieux de décider des questions relevant du droit familial et d’assurer un réel accès des femmes immigrées et “racisées” à la justice par une aide juridique, qui reste très peu accessible, une meilleure connaissance des lois, la levée des barrières linguistiques, etc., qui sont autant de moyens qui éviteraient le renoncement de ces femmes à leurs droits.
Pour nous, avec la féminisation de l’immigration de ces dernières années, les paradigmes d’analyse des enjeux prioritaires pour les femmes immigrées et “racisées” au Québec doivent impérativement se fonder sur les valeurs universelles des droits humains des femmes et des principes d’égalité entre les sexes. A contrario, la stigmatisation, les préjugés, le racisme et l’exclusion ne feront qu’augmenter à l’égard de ces femmes.
Dans un tel contexte, aucun argument de nature religieuse ou culturelle ne pourrait justifier un retour à la légalisation de la polygamie alors que partout dans le monde - même si elle fait l’objet de revendication de la part de tendances religieuses fondamentalistes ou traditionnalistes - elle reste combattue par les féministes des pays africains ou musulmans qui y voient l’expression de leur statut d’infériorisation, une atteinte à leurs droits humains et à leur dignité.
Même dans des pays islamistes tel que l’Iran, le mouvement féministe œuvre à une réinterprétation de l’islam et milite pour l’abolition de la polygamie au nom de l’égalité des sexes. D’ailleurs, plusieurs pays africains ou musulmans interdisent déjà cette pratique patriarcale (Bénin, Turquie, Tunisie) ou la limitent (Maroc).
Yasmina Chouakri
Mounia Chadi
Comité de réflexion sur la situation des femmes immigrées et “racisées”
Le Comité de réflexion sur la situation des femmes immigrées et "racisées", mis en place depuis avril 2008, rassemble des femmes immigrées et "racisées" de toutes origines impliquées dans différents milieux. C’est un lieu de réflexion et d’action privilégié sur les enjeux touchant directement les réalités de cette population. Depuis septembre 2009, le Comité travaille conjointement avec la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) sur un projet d’envergure provinciale qui vise à améliorer la prise en compte des besoins des femmes immigrées et "racisées" et favoriser leur leadership et leur participation à la vie sociale, économique et démocratique au Québec.
– La polygamie est une atteinte à l’égalité des sexes, dit le Conseil du statut de la femme
Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 novembre 2010