En septembre 2002, j’écrivais ceci dans le texte « Bientôt des proxénètes et des bordels subventionnés ? »
« Dans quelques années, le gouvernement du Canada émettra-t-il des permis autorisant à vendre le corps et la sexualité humaine sous certaines conditions ? Créera-t-il un programme de subventions pour soutenir les bordels et le proxénétisme, maillon de l’économie qui lui échappe ?
« Et verrons-nous ce genre de petite annonce dans tous les journaux : " Proxénète offre emploi à jeunes et jolies filles. Âge maximum : 21 ans. Fonction : dispenser des services sexuels. Bonnes conditions : horaire de travail souple, taux horaire intéressant, protection, assurance, fonds de pension, etc... " ?
« Et des fonctionnaires de l’assurance emploi ou de la sécurité du revenu refuseront-ils des prestations à des jeunes femmes en chômage en invoquant des « débouchés » dans les bordels de la région, de la province, du pays, et même du monde, mobilité oblige ?
« Et la Cour suprême du Canada donnera-t-elle raison à un "employeur" qui veut obliger une femme ou un homme à se prostituer en alléguant que le client a le droit d’avoir des services ? »
Il s’en est trouvé, chez les chantres de la prostitution-métier-comme-un-autre, pour dire que j’étais démagogue, que j’exagérais, que cela ne se passait pas ainsi dans les pays qui avaient légalisé la prostitution, que je voulais "faire peur au monde" afin de servir ma cause ( la prostitution n’est pas un métier, mais un système d’exploitation et une institution patriarcale qui broie les femmes et est contraire aux droits humains). Bref, je fabulais et je manquais de mesure, selon certaines.
Eh bien, si la situation rapportée par The Telegraph est fidèle, ce serait déjà le cas en Allemagne.
Ce sera peut-être un jour le cas pour les femmes canadiennes si la prostitution est décriminalisée au Canada. Il serait peut-être temps de faire savoir qu’on ne veut pas cela ici. Après tout, c’est toute la société qui est concernée par la modification des lois dans ce domaine. Micheline Carrier
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"Si vous n’acceptez pas de vous prostituer, nous supprimerons vos allocations", par Clare Chapman
Une serveuse de 25 ans ayant refusé un emploi qui consistait à fournir des "services sexuels" dans un bordel de Berlin pourrait se voir refuser le versement de ses allocations de chômage à cause de lois votées cette année.
La prostitution a été légalisée en Allemagne, il y a un peu plus de deux ans, et les propriétaires de bordels - qui doivent payer des impôts et l’assurance santé à leurs employées - ont été autorisés à consulter les bases de données officielles de demandeurs d’emplois.
La serveuse, une professionnelle des technologies de l’information sans emploi, avait mentionné qu’elle était prête à travailler dans un bar de nuit et qu’elle avait déjà travaillé dans un café.
Elle a reçu une lettre de l’agence pour l’emploi lui disant qu’un employeur potentiel était intéressé par son "profil" et qu’elle devrait le contacter. Ce n’est que lorsque cette femme - dont l’identité n’a pas été révélée pour des raisons légales - a appelé l’employeur en question qu’elle a constaté qu’elle avait un directeur de bordel au bout du fil.
Depuis les réformes sociales en Allemagne, une femme de moins de 55 ans qui a été sans emploi depuis plus d’un an peut être forcée à prendre un poste vacant - y compris dans l’industrie du sexe - sous peine de perdre ses allocations de chômage. Le taux de chômage dans ce pays est en augmentation depuis onze mois et a atteint la barre des 4,5 millions le mois dernier, amenant le nombre de chômeuses et de chômeurs à son apogée, depuis la réunification en 1990.
Le gouvernement avait envisagé de placer les bordels en dehors des employeurs potentiels sur la base de considérations morales, mais il a finalement décidé qu’il serait trop difficile de les distinguer des bars. En conséquence, les agences pour l’emploi doivent traiter les employeurs à la recherche d’une prostituée de la même manière que ceux cherchant une infirmière dentaire.
Quand la serveuse a entamé une procédure judiciaire à l’encontre de l’agence pour l’emploi, elle s’est rendue compte que celle-ci n’avait pas enfreint la loi. Une agence qui ne pénalise pas les personnes qui refusent un emploi en leur supprimant leurs allocations peut faire face à des procès de la part de l’employeur potentiel.
"Il n’y a rien dans la loi qui empêche les femmes d’être envoyées dans l’industrie du sexe", nous dit Merchthild Garweg, une avocate de Hambourg spécialisée dans de telles affaires. "Le nouveau règlement établit que, désormais, il n’est plus immoral de travailler dans l’industrie du sexe, et en conséquence on ne peut plus refuser aucune offre sans prendre le risque de se voir supprimer ses allocations".
Mme Garweg explique que des femmes ayant travaillé auparavant dans des centres d’appels se sont vues proposer des postes pour des téléphones "roses". Dans une agence de la ville de Gotha, on a dit à une femme de 23 ans qu’elle devait se présenter à un entretien d’embauche pour "poser nue" et devrait ensuite revenir à l’agence pour faire un compte rendu de cet entretien. Les employeurs de l’industrie du sexe peuvent aussi poser leurs propres annonces dans les agences, une nouveauté entrée en vigueur ce mois-ci. Une agence qui refuse d’accepter l’annonce peut être poursuivie.
Tatiana Ulyanova, qui possède un bordel dans le centre de Berlin, a consulté la base de données de son agence locale afin de trouver de nouvelles recrues.
"Pourquoi ne pourrais-je pas chercher de nouvelles employées dans une agence pour l’emploi alors que je paie des impôts comme tout le monde ?" demande Mme Ulyanova.
Ulrich Kueperkoch voulait ouvrir un bordel à Goerlitz, dans l’ex-Allemagne de l’Est, mais l’agence locale retira son annonce demandant douze prostituées en affirmant qu’il lui serait impossible de les trouver.
M. Kueperkoch répondit alors qu’il était sûr de la demande pour un tel établissement dans la région, et qu’il envisageait de demander compensation auprès des plus hautes autorités. La prostitution a été légalisée en Allemagne, en 2002, par le gouvernement qui pensait ainsi mieux combattre le trafic de femmes et couper les liens avec les organisations criminelles.
Mme Garweg estime que les pressions sur les agences pour l’emploi afin qu’elles fournissent des "employées" auront bientôt pour effet de les pousser à supprimer les allocations de celles qui refuseront de se prostituer.
"Elles sont déjé préparées à orienter des femmes vers des emplois liés aux services sexuels, mais qui ne sont pas considérés comme de la prostitution", nous dit Mme Garweg.
"Maintenant que la prostitution n’est plus considérée par la loi comme immorale, il n’y a plus que la bonne volonté des agences qui peut les empêcher d’orienter les femmes vers des emplois qu’elles ne veulent pas prendre".
Source : The Telegraph, le 30 janvier 2005
Commentaire de Sisyphe
Selon certains sites spécialisés dans la recherche de « légendes urbaines », cette histoire pourrait en être une. Les femmes ne sont pas forcées (pas encore ?) de "travailler" dans la prostitution en Allemagne. Et c’est sous l’anonymat que le propriétaire de bordels avait placé son annonce dans la base de donnée - tous les moyens sont bons pour recruter -, mais le gouvernement affirme qu’elle a été retirée. (Cela me rappelle, dans un autre domaine, une lettre de l’ambassade d’Iran en France expédiée un peu avant Noël et qui affirmait que la lapidation pour des "délits sexuels" ne se pratiquait plus en Iran depuis bien des années...).
Tout à fait ou partiellement vraie, l’histoire rapportée par The Telegraph pourrait devenir un fait ordinaire et banal dans les pays qui légalisent ou décriminalisent la prostitution. En effet, si on estime que la prostitution (ou autre "travail du sexe") est un travail légal, si elle est reconnue un "métier comme un autre", qu’est-ce qui empêchera les "employeurs" d’invoquer cet argument pour recruter des prostituées et l’État de demander aux chômeuses d’accepter les emplois disponibles ?
Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 février 2005.
Dans le dernier communiqué de Cybersolidaires, on peut lire ceci :
« Quand nous aurons besoin d’êtres sauvées, nous vous appellerons » - 22.02.05
« Au cours de la dernière partie du 20e siècle, un curieux phénomène s’est produit : les féministes radicales, qui prêchaient depuis des années que la prostitution est une violation des droits humains et une exploitation sexuelle, se sont mises à partager le lit des conservateurs religieux, trop heureux d’utiliser ces nouveaux slogans pour légitimer leur croisade morale contre la prostitution ».
Très bien. Personnellement, je veux bien ne pas demander de "vous" sauver - d’ailleurs, je ne le fais pas, et on me considère "sans coeur", insensible - mais vous, pourriez-vous ne pas demander à toute la société de faire le choix collectif de la prostitution comme métier alors que vous prétendez que c’est un "choix individuel ? Pourriez-vous cesser de vouloir imposer à toute une société "le choix" de vendre son sexe que fait un petit nombre de personnes (mais oui, je reconnais que certaines aiment l’argent vite gagné et vite dépensé, la vie moderne coûte cher...) ? Il y en a qui vont pleurnicher devant le sous-comité sur le racolage à Ottawa et qui obtiennent des félicitations de certaines députées en se plaignant des "abolitionnistes". Et ce sous-comité prétend mener une consultation "objective" alors qu’il a déjà tiré ses conclusions avant de faire son rapport. (On vous reparlera de ce sous-comité).
Facile mais pas très original (on l’a déjà fait souvent) de renvoyer les féministes radicales dans "le lit" (je suppose que l’expression est de mise dans le contexte) des conservateurs religieux quand il est question de prostitution. Comme réductionnisme, on ne fait pas mieux. Comme si le féminisme radical et le conservatisme religieux avaient les mêmes motifs de s’opposer à la légalisation ou à la décriminalisation de la prostitution. Feriez-vous semblant d’être pour la pédophilie, le meurtre, la prostitution des enfants afin de ne pas passer pour des conservateurs religieux qui sont contre tout ça ?
C’est commode d’amalgamer féminisme radical et conservatisme religieux (de savantes universitaires l’ont déjà fait avant aujourd’hui) et de gommer l’analyse de l’oppression des femmes qu’élaborent les féministes contre la prostitution (vous trouverez à ce lien maints exemples de ces analyses sans aucune connotation religieuse ). Analyse de l’oppression des femmes que ne font ni les conservateurs religieux ni les tenant-es de la prostitution-métier-comme-un autre. Ce genre d’amalgame sert aussi à détourner l’attention du fait que la libéralisation des lois sur la prostitution est liée essentiellement à la mondialisation néo-conservatrice (et pas du tout à la volonté des États de reconnaître la présumée liberté des femmes de se prostituer ou de soi-disant disposer de leur corps). Cette mondialisation transforme tout en marchandise, même des êtres humains (le seul critère étant la rentabilité, et mettre des femmes en marché, ça rapporte). Ce sont les femmes, dans la prostitution comme dans tous les autres domaines, qui paient d’abord le prix fort de cette sorte de mondialisation, et on essaie de nous faire croire que la majorité sont libres de choisir la prostitution. Le conservatisme prend bien des visages, y compris celui de la soumission aux lois du marché sous le couvert du libre choix.
Ce n’est certes pas ce genre d’association (conservatisme religieux/féminisme radical) qui fera taire les positions contre la décriminalisation des prostitueurs et des proxénètes. Quant on a déjà été qualifiée de folle, schizophène, sans coeur, moraliste, pas intelligente, étroite d’esprit, on peut supporter quelques amalgames douteux ici et là. Après tout, être associé au conservatisme religieux n’est pas pire que d’être associé au crime organisé, aux proxénètes et aux marchands de tout acabit. Pourvu qu’on sache à quoi s’en tenir sur soi-même, les qu’en dira-t-on ne nous font pas frémir de peur. J’imagine qu’il en est ainsi de plusieurs "vieilles" militantes radicales qui connaissent la musique.
Je sais, je sais. Il y en a qui vont dire qu’on divise le mouvement féministe en affichant publiquement nos désaccords sur la prostitution. Alors, faire semblant d’être d’accord pour ne pas paraître divisées ? Faire semblant d’être d’accord pour ne pas passer pour conservatrices ? Étouffer tout débat pour donner une fausse image d’entente parfaite ? Hum... faire semblant, ce n’est pas s’affirmer, et je ne pense pas que ce soit une attitude très féministe.
Micheline Carrier
Le 23 février 2005.
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