L’auteure a prononcé cette allocution à l’Université de Montréal le 20 avril 2011 lors d’un hommage rendu à Marie-Andrée Bertrand décédée le 6 mars 2011 à Montréal.
Marie-Andrée Bertrand, décédée à Montréal le 6 mars 2011
Ce soir, c’est avec beaucoup d’émotions, que je tiens à rendre hommage à celle qui fut ma directrice, ma professeure, ma collègue, une fidèle et acharnée complice dans l’action militante et qui est devenue aussi, au cours de ces dernières années, une amie.
J’ai eu le privilège de travailler sous la direction de Marie-Andrée pour mon mémoire de maîtrise dans les années 80. La décision de travailler avec elle n’avait pas été ébranlée par les rumeurs qui circulaient alors dans le milieu étudiant : on disait qu’elle faisait « pleurer ses étudiants » ! Ce qui était vrai d’ailleurs. Parce que travailler sous sa direction, c’était s’engager dans une aventure intellectuelle et humaine pas toujours simple. Marie-Andrée était exigeante, directe, imposante, très encadrante et, il faut le dire, pas toujours d’un caractère facile.
Et si je n’ai pas pleuré, j’ai dû en revanche me plier sans sourciller à des horaires de travail à l’image de son engagement sans limite : j’ai souvenir de rencontres fixées les 24 ou 30 décembre ou autres jours fériés. Mais chacune de ces rencontres a été l’occasion de mieux connaître cette femme passionnée, entière, généreuse qui me déstabilisait par sa capacité singulière d’entrer en relation avec une force, une intensité, une qualité d’écoute peu commune tout en maintenant une réelle frontière avec ses interlocuteurs.
C’est à l’occasion du séminaire de doctorat en criminologie, dont elle avait la charge, que j’ai mieux saisi l’envergure de cette grande intellectuelle, sa conception du savoir, de la mission universitaire et ce qui dans le fond constituera le fil conducteur de sa pensée : développer, nourrir et enseigner la pensée critique dans une démarche toujours créative, toujours en quête d’émancipation. Toute sa pédagogie reposait sur la transmission de cette attitude intellectuelle qu’elle jugeait essentielle. Nous avons toutes et tous été séduits, enthousiasmés, happés par ce séminaire qui restera sans doute le plus formateur dans nos parcours.
Même si Marie-Andrée n’en a pas été la directrice, nous ne nous sommes jamais perdues de vue durant ma thèse. Elle entretenait une attitude constante de curiosité à l’égard des domaines plus éloignés de ses champs d’intérêt. Sur une base régulière, elle m’interrogeait sur l’avancement de mes travaux sur les Autochtones. Elle m’appelait pour m’inviter dans son fief de l’époque, le restaurant Le Béarn, dans Côte-des-Neiges, ou pour comme elle le disait « luncher » chez elle. Ces rencontres se déroulaient parfois sous un mode très particulier : elle m’inondait de questions et restait silencieuse, prenant des notes. Et le lunch s’achevait ainsi, presque abruptement. Nous reprenions le fil quelques semaines plus tard sur son invitation ; elle arrivait avec des idées, des réflexions à partir de ses travaux. Ces moments stimulants nous ont donné l’occasion de collaborer sur un des thèmes qui lui était cher, à savoir les inégalités et ses effets sur le genre, et ce qu’elle appelait la « couleur du droit ».
Les plus mauvais souvenirs que je garde de Marie-Andrée à cette époque sont les moments où elle m’invitait à participer à des activités académiques à l’extérieur de la ville et que je devais m’y rendre… dans son auto. Parce que l’inépuisable Marie-Andrée poursuivait ses réflexions épistémologiques tout en conduisant et qu’elle tenait à ne jamais perdre de vue ses interlocuteurs. Ce sont les seuls moments où je ne suis pas parvenue à m’intéresser à ses idées, trop concentrée à travailler à notre survie commune.
C’est surtout à partir de sa retraite, en 1997, que la frontière qu’elle savait si bien maintenir a commencé à s’estomper. Comme on le sait, cette retraite n’en a jamais été une. Marie-Andrée disait d’ailleurs : « Une féministe à la retraite ne connaît pas facilement le repos et ne le désire pas ». Marie-Andrée a maintenu un rythme effréné mais, cette fois, avec une décontraction et une simplicité qui l’ont rendue vraiment plus accessible. C’est à partir de là que des liens d’amitié ont pu se tisser au fil du temps.
Nous nous sommes mutuellement entraînées dans nos combats humanitaires et politiques : Québec solidaire, la laïcité dans la fonction et l’espace publiques, la tentative d’amener ici mon ami Juan, avocat colombien menacé de mort dans son pays. L’ardeur, la ténacité et la combativité de Marie-Andrée étaient impressionnantes. C’est elle qui dictait le ton de nos missives officielles, comme l’illustre ce suave conseil rédigé dans un courriel échangé pour peaufiner une lettre adressée à l’ambassade du Canada à Bogota : Peux-tu remplacer le mot "souhaitons" dans le 3e paragraphe du bas par quelque chose de plus vigoureux ?
L’an passé, les responsables de la revue Criminologie m’ont demandé de réaliser un entretien avec Marie-Andrée à insérer dans un numéro « spécial 50ème » de l’École de criminologie. Les six heures passées avec Marie-Andrée à cette occasion ont été des moments forts et inoubliables. J’avais devant moi une femme qui se livrait ouvertement, franchement, avec une liberté et une humilité désarmantes. Son regard posé sur sa contribution à la criminologie d’ici et d’ailleurs m’ont en revanche attristée car elle soulignait n’avoir eu que très peu d’influence sur sa discipline au Québec, remarquant au passage qu’aucun de ses textes ne figurait dans les plans de cours de l’École. Elle allait même jusqu’à dire qu’elle n’était pas parvenue à faire « des disciples » en criminologie au Québec même si, disait-elle, elle reconnaissait avoir exercé une « présence réelle ».
Je n’ai senti aucune amertume dans ses propos. Un constat lucide qui ne la désarçonnait pas, bien au contraire ; allant même jusqu’à nourrir sa combativité légendaire. Nous avons d’ailleurs bouclé cette série d’entretiens par une liste impressionnante de projets et d’activités que nous allions débuter ce printemps, histoire sans doute de tenter de former des disciples « ailleurs » qu’à l’Université.
J’ai perdu ma complice que je croyais éternelle, mais certainement pas les idéaux que nous partagions. Oui, Marie-Andrée, tu as bel et bien formé des disciples ici et ailleurs.