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lundi 17 janvier 2011 S’unir contre la banalisation de la prostitution - Un défi pour la décennie
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Document produit pour le cours « Théories féministes » lors du séminaire FEM-6000, de la Faculté des sciences sociales à l’Université Laval, Décembre 2010.
Introduction
Depuis plusieurs décennies, la prostitution fait l’objet de débats et de luttes tant dans notre société qu’au sein du mouvement féministe. La décision rendue par la juge Suzan Himel de la Cour supérieure de l’Ontario, le 28 septembre 2010, a relancé dans l’actualité les débats sur la prostitution. En effet, le jugement invalide trois articles du Code criminel canadien qui interdisent la tenue d’une maison de débauche (art. 210), le proxénétisme (art. 212) et la communication en vue de la prostitution (art. 213). Comment arriver à prendre position dans ces débats sur ce phénomène social complexe qu’est la prostitution ? Je propose une analyse des arguments utilisés par les deux principaux camps en présence, soit les néo-réglementaristes et les néo-abolitionnistes. Les néo-réglementaristes sont désignées ainsi à la suite de l’adoption, en octobre 1999, par les Pays-Bas, d’une loi professionnalisant la prostitution. Pour le gouvernement néerlandais, il s’agit d’une nouvelle approche visant un meilleur contrôle de la prostitution forcée et juvénile et permettant l’amélioration du statut social des personnes qui se prostituent. Quant aux néo-abolitionnistes, on les nomme ainsi afin de les distinguer de l’ancien mouvement abolitionniste contre les décrets sur les maladies contagieuses mené par Joséphine Butler en Angleterre, au milieu du 19e siècle (Toupin 2006 : 153). Pour paraphraser Jules Falquet dans son article La règle du jeu publié en 2009, je débute en me définissant selon les dix critères de discrimination possibles énoncés par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Ainsi, j’adopte une pratique développée par la Standpoint Theory. Je suis une femme blanche de 57 ans, hétérosexuelle, conjointe de fait, mère de trois enfants (d’une famille élargie) et grand-mère de deux petits-enfants. Je suis d’origine européenne. Le français est ma langue maternelle. Je suis catholique et j’appartiens à la petite bourgeoisie québécoise. Je suis féministe, syndicaliste, souverainiste et de gauche. Je ne souffre d’aucun handicap. Depuis 1987, je travaille au ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine et, depuis 2008, je suis bénévole à la Maison de Marthe qui aide les femmes à sortir de la prostitution avec une approche d’empowerment. En premier lieu, je présente les définitions de la prostitution utilisées par les quatre courants féministes, c’est-à-dire les matérialistes, les radicales, les libérales-égalitaires et les postmodernes. Ensuite, j’aborde la manière dont différents pays encadrent légalement la prostitution. Enfin, je critique les arguments développés par les néo-réglementaristes et les néo-abolitionnistes. 1. Qu’est-ce que la prostitution ?
Le terme prostitution est emprunté au latin chrétien « prostitutio » qui veut dire profanation, débauche, et il est dérivé du supin « prostituere » qui signifie prostituer. Ce terme est peu utilisé avant 1530. Le Dictionnaire culturel en langue française lui attribue trois sens : le fait de livrer son corps aux plaisirs sexuels d’autrui pour de l’argent et d’en faire un métier ; l’exercice de cette activité et le phénomène social que représente la prostitution (2). Je retiens ce dernier sens pour mon l’analyse. La définition de la prostitution suscite en soi une controverse comme j’ai pu le constater dans le Dictionnaire critique du féminisme qui propose deux énonciations selon deux idéologies différentes. Dans un premier temps, Claudine Legardinier, journaliste française, considère que « la prostitution est d’abord l’organisation lucrative, nationale et internationale, de l’exploitation sexuelle d’autrui. Les acteurs impliqués dans le système prostitutionnel sont multiples : clients, proxénètes, États, ensemble des hommes et des femmes. Car cette institution, fortement ancrée dans les structures économiques, l’est tout autant dans les mentalités collectives. L’ensemble des représentations et des mythes entourant la prostitution et qui l’encouragent et la légitiment en est un agent essentiel » (3). Pour sa part, Gail Pheterson, psychothérapeute américaine, définit la prostitution comme l’échange de services sexuels contre une compensation financière ou matérielle qui s’intègre à des relations telles que les rencontres ou le mariage. Elle ajoute que les « travailleuses du sexe » exigent que la prostitution soit socialement et légalement reconnue comme un travail et que les personnes fournissant des services sexuels soient considérées comme des citoyennes légitimes. Les prostituées réunies au sein d’associations « exigent la fin du harcèlement sexiste, raciste et colonialiste des autorités publiques ainsi que le plein accès aux droits civiques et humains » (4). 1.1 La prostitution n’est pas le plus vieux métier du monde !
C’est le plus vieux mensonge du monde. En effet, la prostitution comme étant le plus vieux métier du monde est un mythe populaire qui relève soit de l’ignorance de cette réalité ou de la mauvaise foi des personnes qui ne veulent pas intervenir sur cette problématique sociale. Cette construction de l’esprit sous-tend trois idées principales : la prostitution est immuable puisqu’elle est inscrite dans la nature humaine ; la sexualité masculine est incontrôlable puisque l’homme est prisonnier de ses pulsions sexuelles et la sexualité féminine doit être soumise aux plaisirs masculins. En recoupant des données historiques, archéologiques, anthropologiques et juridiques, Martine Costes-Péplinski (2002 : jaquette) avance le raisonnement suivant à savoir que la prostitution apparaît, en même temps que la guerre et l’esclavage, avec l’appropriation des terres, l’autorisation d’accumuler, le délitement du groupe, l’adoption de l’argent comme garant des transactions, et l’adoption de la loi écrite pour la transmission des liens et des biens. Ainsi, les plus faibles socialement, devront payer de leur corps à la guerre ou dans la prostitution, ce que ni l’argent ni le droit ne leur accorde, c’est-à-dire la protection, la nourriture et un abri. L’anthropologue québécoise Rose Dufour (2005 : 16) estime que le plus vieux métier du monde est celui de sage-femme. Pour Yolande Geadah (2003 : 24), politologue québécoise, le fait que les femmes agricultrices, cueilleuses ou artisanes échangeaient leur surplus de production, dans les sociétés primitives, constitue le plus vieux métier du monde. 1.2 Qu’est-ce qu’un métier ?
Le terme métier vient du latin « menestier » qui signifie service et « mistier » qui représente le mot office. Il recoupe deux concepts grecs, soit ceux des intelligences pratiques et raisonnées. Le métier recouvre la division sociale du travail, celle entre manuel et intellectuel ainsi que la division sexuelle du travail, celle entre les femmes et les hommes. Ainsi, à la fin du 19e siècle, la notion de « métier de femmes » se définit autour des qualités naturelles innées et non acquises, donc non reconnues comme une qualification à part entière, contrairement aux diplômes obtenus par les hommes qui sont eux, reconnus socialement. Aussi, l’utilisation comme outil que font les prostituées et les nourrices de leur corps en feront des « métiers de femmes ». La notion de métier évolue selon les contextes socio-économiques vers une professionnalisation. Il en va de même pour la prostitution où les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être sont documentés par divers chercheuses et chercheurs et développés par les associations représentant les femmes et les hommes dans l’industrie du sexe au Québec, au Canada et dans le monde. 2. Qu’en pensent les quatre grands courants théoriques féministes ?
Le féminisme, comme tout autre mouvement social historique, est composé de courants idéologiques qui font l’objet de controverses. À l’égard de la prostitution, je retiens les quatre grands courants théoriques suivants : les radicales, les matérialistes, les libérales-égalitaires et les postmodernes. Le courant des féministes radicales est plus visible depuis la fin des années 1960. Il accompagne la libération sexuelle et le mouvement de libération des femmes aux États-Unis d’Amérique, au Royaume-Uni, en France et au Canada. Les féministes radicales refusent le système de pouvoir favorisant l’homme au détriment de la femme dans les relations sociales. En voulant abolir le patriarcat, elles se distinguent des féministes qui agissent afin d’aménager les législations sans remettre en question le système de domination masculin. Elles réfutent les approches essentialistes associant la biologie au rôle social dévolu aux femmes en raison de leur sexe et qui sont stéréotypés. Ensuite, le courant matérialiste analyse le patriarcat en relation avec la théorie du matérialisme historique développée par le philosophe allemand Karl Marx et les travaux de Simone de Beauvoir. Les féministes matérialistes critiquent les militants de gauche qui favorisent la lutte des classes sociales au détriment de la libération des femmes. Les féministes libérales-égalitaires sont celles qui font le procès d’une société discriminatoire envers les femmes et qui prônent une parfaite égalité entre les femmes et les hommes dans toutes les sphères de la société, et ce, principalement dans l’éducation et le travail. Les féministes libérales-égalitaires rejettent tout discours idéologique qui maintient les femmes dans des stéréotypes et des rôles socialement dévalorisés (5). Enfin, la réflexion des féministes postmodernes est de s’ouvrir sur la multiplicité des différences existantes au sein du mouvement des femmes et de laisser la parole aux femmes concernées. Celle-ci a autant de valeur que celles des autres groupes de femmes puisqu’il n’existe plus de hiérarchie des valeurs pour les féministes postmodernes. 2.1 La vision des féministes radicales
La vision des féministes radicales est fondée principalement sur les travaux menés par Kate Millet, écrivaine américaine et Kathleen Barry, sociologue américaine. Les féministes radicales sont solidaires des prostituées tout en s’opposant à la prostitution. Elles prônent la décriminalisation des prostituées et la criminalisation des prostitueurs et des proxénètes. Kate Millet assimile la prostitution à l’expression ultime de la condition sociale des femmes. En effet, elle estime que la sujétion de la femme est évidente, dans la prostitution, ainsi que les rapports d’argent entre les sexes. Ces rapports attribuent une valeur aux femmes qui sont devenus objets dans cette transaction. Pour elle, ce n’est pas le sexe de la femme qui est vendu mais ce qui est réellement en cause, c’est la dégradation de la femme prostituée. Kathleen Barry définit la prostitution comme un système prostitutionnel où les femmes sont contraintes de se prostituer dans la violence et la manipulation des proxénètes et des prostitueurs. Elle considère que ce ne sont pas aux seules prostituées à porter la responsabilité de la prostitution puisque les prostitueurs et les proxénètes sont également parties prenantes du système. Ils constituent la source de ce phénomène. Kathleen Barry affirme que la prostitution ne constitue pas un métier, un travail comme un autre. Elle représente la forme ultime de la violence des hommes à l’égard des femmes. Selon elle, la prostitution relève du système patriarcal qu’il faut détruire. Et ce, à long terme. Elle n’adhère pas à la dichotomie « prostitution forcée et volontaire » et le fait de devenir prostituée, puisque cette approche individualiste ignore les éléments sociaux, politiques et économiques conduisant à la prostitution. 2.2 La pensée des féministes matérialistes
Colette Guillaumin, sociologue française, et Paola Tabet, anthropologue italienne, résument la pensée des féministes matérialistes. Colette Guillaumin a développé le concept de sexage où la nature spécifique de l’oppression des femmes se trouve dans le rapport de sexage, c’est-à-dire le rapport où c’est l’unité matérielle productrice de la force de travail qui est prise en main, soit le corps des femmes, et non seulement la force de travail. Danielle Lacasse, historienne canadienne, qui a étudié la problématique de la prostitution à Montréal, de 1945 à 1970, note que dans la prostitution, les outils que sont le vagin, l’anus, la bouche et les seins ne sont pas détachés de la personne ; les prostitueurs s’approprient alors leur individualité tant physique que psychique, ce qui réduit les prostituées à une simple marchandise dans une transaction inégalitaire avec le client. Paola Tabet définit la prostitution comme les relations sexuelles entre hommes et femmes impliquant une transaction économique. Selon elle, la sexualité de « service » des prostituées, qui est identifiée à partir de gestes, de tarifs et d’un temps donné, n’est plus à proprement parler de la sexualité. Paola Tabet reconnaît que les prostituées ne sont pas seulement des objets mais également des sujets qui possèdent du pouvoir face à leurs prostitueurs. 2.3 Le point de vue des féministes libérales-égalitaires
Francine Bélanger-Descarries et Shirley Roy (Conseil du statut de la femme 2002 : 89) relatent le point de vue des féministes libérales-égalitaires sur la prostitution. Cette dernière relève d’un choix libre et rationnel et la prostituée est une femme autonome et maîtresse de son destin. Elle peut disposer librement de son corps et vendre des services sexuels. Les prostituées possèdent le pouvoir individuel de définir le contrat avec le client ainsi que le pouvoir collectif d’agir en tant que groupe organisé dans la société. 2.4 La réflexion des féministes postmodernes
Pour Shannon Bell, philosophe américaine, la prostitution ne constitue en rien une forme de violence, donc les prostituées ne sont pas des victimes. Cependant, la violence existe dans la prostitution à cause des lois qui criminalisent les femmes et de la stigmatisation sociale du travail du sexe. Pour Shannon Bell, la prostitution est une activité génératrice de revenus et non un problème social. La prostitution est un choix individuel légitime, voire une forme de résistance et d’émancipation puisque ce choix est en rupture avec le modèle de sexualité dominant. Elle revendique alors le droit des femmes à se prostituer. Également, les féministes postmodernes dénoncent les situations où les femmes sont forcées de se prostituer pour une tierce personne. Ainsi, selon elles, les revendications des travailleuses du sexe sont pour une égalité sociale, basée sur leurs différences d’être des femmes prostituées. 3. La prostitution se mondialise
En 2001, l’Organisation des Nations Unies, ONU, estimait qu’il y avait quatre millions de personnes trafiquées chaque année, dont deux millions de femmes et d’enfants, et ce, pour la prostitution. Après la drogue et les armes, la prostitution représente la troisième source de profits du crime organisé qui se chiffraient à quatorze milliards de dollars américains. L’industrie du sexe représente de 0,8 % à 2,4 % du produit intérieur brut de l’Indonésie et 3 % de celui du Japon. L’ONU rapporte également que 500 000 femmes de plus en plus jeunes et mineures sont recrutées aux Pays-Bas, en Belgique et en Italie ; 100 000 jeunes Népalaises sont dirigées vers les bordels de Bombay en Inde, 35 000 Colombiennes en Amérique du sud ; 75 000 Brésiliennes en Europe, au Japon, en Israël et aux États-Unis d’Amérique ; sans compter les 45 000 femmes et enfants provenant de l’Asie du Sud-est de l’Amérique latine et de l’Europe de l’Est envoyés aux États-Unis d’Amérique. Au Canada, on estime que 8 000 à 16 000 personnes sont « exportées » aux fins de la prostitution, et ce, annuellement et qu’elles rapportent entre 120 et 400 millions de dollars au crime organisé de Toronto et de Vancouver. Au Québec, en 2002, il n’y avait pas d’étude systématique réalisée sur les femmes victimes de trafic sexuel (8). 4. L’encadrement légal de la prostitution
En tant que phénomène social, la prostitution implique des relations de pouvoir entre plusieurs intervenants : les gouvernements, les groupes politiques et féministes, les médias, les puissances économiques et les organisations criminelles nationales et internationales. Ainsi, l’encadrement légal de la prostitution est l’enjeu principal actuel afin de maintenir et accroître les profits de l’industrie du sexe. Je constate trois positions législatives adoptées par les pays dans le monde : les prohibitionnistes, les néo-réglementaristes et les néo-abolitionnistes. Les États prohibitionnistes, comme le Canada et les Philippines, n’interdisent pas la prostitution adulte en soi mais ils rendent illégales ses conditions d’exercice : tenue de maisons closes, proxénétisme, communication aux fins de prostitution. Ainsi, les prostituées, les prostitueurs, et les proxénètes peuvent être criminalisés. Lorsque la prostitution adulte et ses conditions d’exercice sont légales, les prostituées, les prostitueurs et les proxénètes sont décriminalisés. C’est le cas dans les pays néo-réglementaristes que sont l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Grèce, la Suisse, la Thaïlande, le Vietnam et le Cambodge. Les États néo-abolitionnistes rendent illégales tant la prostitution adulte que ses conditions d’exercice. Ainsi, les prostitueurs et les proxénètes sont criminalisés alors que les prostituées sont décriminalisées. Ce modèle législatif est présent en Suède, en Norvège et bientôt, en Islande. De plus, des pays comme le Danemark, la France, la Belgique, l’Italie, le Luxembourg, le Portugal tentent de faire adopter ce modèle au sein de leurs institutions démocratiques. 5. La controverse entre les néo-réglementaristes et les néo- abolitionnistes
La Fédération des femmes du Québec, FFQ, et le Conseil du statut de la femme, CSF, n’ont pas de position politique déclarée sur ce phénomène. Pourtant, depuis le début des années 2000, on assiste au Québec à une guerre larvée entre les néo-réglementaristes, issues du courant postmoderne et les néo-abolitionnistes, issues du courant radical. Ces deux positions idéologiques sont alimentées par des chercheuses et chercheurs universitaires, des groupes féministes et des femmes ayant un vécu dans l’industrie du sexe. Leurs activités sont parfois soutenues par divers ministères québécois ou fédéraux. Généralement, les arguments avancés par les néo-réglementaristes sont orientés vers les conditions d’exercice de la prostitution comme travail alors que les néo-abolitionnistes apportent des arguments sur les conditions d’oppression de la prostitution en tant que violence faite aux femmes. 5.1 Les arguments néo-réglementaristes
La vision politique des néo-réglementaristes, issue du courant féministe postmoderne, repose sur une nouvelle base théorique et analytique qui combine la sociologie du travail et la criminologie. Colette Parent, Chris Bruckert, Patrice Corriveau, Maria Nengeh Mensah, Frances Shaver et Louise Toupin sont les principales chercheuses et chercheurs qui utilisent cette approche théorique. Pour ce qui est de la sociologie du travail, leurs recherches permettent d’éclairer la diversité des pratiques de l’industrie du sexe et de situer cette dernière dans l’ensemble du marché du travail. Leurs études mettent en lumière les défis et les compétences du travail du sexe alors qu’il s’agit d’un travail stigmatisé, marginalisé et criminalisé. Du côté de la criminologie, leurs travaux explorent « la manière dont les pratiques et les discours sociolégaux encadrent le travail du sexe, augmentant les dangers que vivent les travailleuses du sexe, affectent leurs niveaux d’angoisse et contribuent à façonner les relations qu’elles entretiennent avec leurs univers personnels et sociaux » (Parent et al. 2010 : 56). Ils ne s’inscrivent pas dans la criminologie de la déviance. Ces chercheuses et chercheurs estiment que le travail sexuel ne doit pas être vu seulement à travers le prisme de la sexualité. Le travail du sexe exige des compétences et des habiletés nécessaires à son exercice. Elles déplorent le fait que le travail vénal ne soit pas reconnu au même titre que toutes les autres formes de travail qui bénéficient de droits et d’une reconnaissance sociale. Elles critiquent donc les lois actuelles et le jugement moral des courants conservateurs, religieux et féministes qui empêchent l’amélioration des conditions d’exercice du travail du sexe. À cet égard, les femmes dans l’industrie du sexe, ne peuvent bénéficier des avantages sociaux que constituent l’assurance-emploi, la santé et sécurité au travail, les indemnisations pour des accidents du travail et des maladies professionnelles, l’accès à la syndicalisation. Ce contexte contribue à augmenter le potentiel d’abus et d’exploitation à leurs endroits. Les néo-réglementaristes ne nient pas la violence infligée aux femmes dans l’industrie du sexe. « Elles sont victimes de clients, d’agresseurs, de membres de la communauté et de la police. Le travail du sexe n’est toutefois pas plus dangereux, par nature, que d’autres professions comparables, et les travailleuses du sexe ne risquent pas par nature d’être victimes » (Parent et al. 2010 : 75). Elles attribuent cette violence aux préjugés stigmatisant le travail sexuel et à l’ambiguïté de la loi canadienne qui permet en soi la prostitution mais qui criminalise ses conditions d’exercice. En conséquence, elles militent pour la légalisation de la prostitution adulte, ce qui permettra la reconnaissance des droits du travail et des droits sociaux pour les travailleuses du sexe. 5.2 Les arguments néo-abolitionnistes
La vision politique des néo-abolitionnistes, issue du courant féministe radical, s’appuie sur le principe que les personnes peuvent disposer de leur corps dans le respect de la dignité humaine. Ce corps ne peut être traité comme une marchandise et la prostitution constitue une relation commerciale inacceptable puisque le corps humain est inaliénable. Élaine Audet, Micheline Carrier, Rose Dufour, Martin Dufresne, Yolande Geadah, Rhéa Jean et Richard Poulin en sont les principales défenderesses et défendeurs. Leur cadre théorique repose sur l’analyse des rapports sociaux entre les sexes, et ce, à l’aide de concepts développés en sociologie, en philosophie, en science politique et en anthropologie. Ces chercheuses et chercheurs considèrent la prostitution comme un système qui se développe dans le contexte de la mondialisation de l’industrie du sexe où la traite des femmes et des enfants est aux mains du crime organisé. Ainsi, elles mettent en lumière le jeu des proxénètes qui exploitent, dominent, manipulent les filles et les femmes par la séduction et les stratagèmes luxueux. Pour la première fois au Québec, Rose Dufour étudie l’identité et les motivations des prostitueurs et des proxénètes (Dufour 2005 : 469-617). De plus, les néo-abolitionnistes abordent le lien entre la prostitution et la pornographie, la première étant la pratique et la seconde la théorie. Elles utilisent le concept de l’intersectionnalité développé par Kimberlé Williams Crenshaw pour démontrer le sexisme, le racisme, l’âgisme et le classisme de la prostitution. En matière de santé publique, les néo-abolitionnistes mettent en évidence les traumatismes vécus par les prostituées qui sont la distanciation, le désengagement, la dissociation et la désincorporation et qui équivalent aux chocs post-traumatismes. Rhéa Jean questionne l’approche de la réduction des méfaits utilisée en toxicomanie qui est appliquée à la prostitution (Jean 2010 : 222-242). Finalement, Yolande Geadah croit que les intérêts pratiques, individuels (à court terme) d’un petit nombre de femmes qui ont choisi la prostitution ne saurait primer sur les intérêts stratégiques de l’ensemble du groupe des femmes (à long terme), qu’elles soient ou non prostituées (Geadah 2003 : 162). En conséquence, les néo-abolitionnistes militent en faveur de la décriminalisation des prostituées mais de la criminalisation des prostitueurs et des proxénètes qui constituent la source première de la prostitution. En plus de changements législatifs, elles revendiquent des programmes sociaux de prévention, de soutien et d’éducation pour changer les réalités et les mentalités face à la prostitution. 6. Il est urgent de prendre position
À la lumière des arguments avancés par les deux camps en présence depuis une décennie, je considère que nous disposons de données essentielles afin de prendre une position politique dans le débat sur la prostitution. Quoique les néo-réglementaristes et les néo-abolitionnistes s’accusent mutuellement de manquer de rigueur scientifique et d’avoir trop d’émotions dans ce débat, elles condamnent la prostitution des enfants et la prostitution forcée. De plus, chacun des camps est motivé par le désir sincère de défendre les droits humains des personnes prostituées (Geadah 2003 : 18). Évidemment, les deux camps s’entendent sur la nécessité de réviser le Code criminel canadien selon leur idéologie, d’où la recrudescence de leurs activités de représentation en faveur ou en défaveur du jugement de la Cour supérieure de l’Ontario, rendu en septembre 2010. À cet égard, l’organisme Stella et l’Institut Simone de Beauvoir de Montréal représentent les intérêts des néo-réglementaristes alors que ceux des néo-abolitionnistes sont défendus par la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, CLES, le Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, RQCALACS, la Maison de Marthe à Québec et l’Association féminine d’éducation et d’action sociale, AFEAS, de Saint-Augustin-de-Desmaures. L’approche intersectorielle développée par Kimberlé Williams Crenshaw, juriste américaine, nous permet de prendre position en présence d’intérêts divergents. En effet, les prostituées ne forment pas un groupe homogène et elles militent tant avec les néo-réglementaristes qu’avec les néo-abolitionnistes. La localisation des prostituées à l’intersection de la race et du genre rend compte de leur expérience réelle de la prostitution. Ce sont majoritairement des femmes et des filles qui sont prostituées aux plans locaux, régionaux, nationaux et internationaux (rapports sociaux de genre) ; ces femmes et ces filles sont issues des milieux les plus pauvres et les plus vulnérables de leur société respective (rapports sociaux de classe) et finalement, elles sont immigrantes ou appartiennent à des nations autochtones alors qu’elles sont trafiquées à des fins sexuelles tant au Canada que dans les réseaux internationaux (rapports sociaux de race et d’ethnie). 6.1 Les responsables politiques doivent s’engager
Au Québec, les programmes et les plates-formes politiques des partis politiques provinciaux ne comportent pas de mesures ou d’engagements pour contrer la prostitution. À ce jour, seul le Comité femmes de Québec solidaire de la région de la Capitale-Nationale s’est prononcé en faveur de l’adoption d’une législation prônant l’abolition de la prostitution et agissant directement sur l’achat d’actes sexuels, le proxénétisme et la traite des femmes. Cette proposition a été adoptée également par la Commission nationale des femmes le 20 avril 2008 et par la circonscription de Louis-Hébert en 2009. Cependant, elle ne figure pas encore dans le programme de Québec solidaire. Du côté du Parti libéral du Québec, si la Politique gouvernementale Pour que l’égalité de droit devienne une égalité de fait aborde la problématique de l’exploitation sexuelle des femmes à la section 3.5.2, le Plan d’action 2007-2010 ne proposait aucune mesure pour contrer la prostitution, à l’exception d’Offrir des services d’aide et de protection aux femmes migrantes victimes de traite. Le prochain Plan d’action 2011-2014 devra comprendre des actions pour prévenir l’entrée dans la prostitution et pour soutenir les femmes qui veulent en sortir. À cet égard, selon Rose Dufour (2010), il n’y a aucune politique sociale élaborée et mise en œuvre au Québec pour contrer le système prostitutionnel. Si les conditions d’exercice de la prostitution sont criminalisées par le Code criminel qui est de juridiction fédérale, le gouvernement du Québec a le devoir de faire pression auprès du gouvernement canadien afin qu’il adopte une législation fondée sur l’égalité entre les femmes et les hommes puisqu’il soutient les orientations de ce courant féministe. Ainsi, le gouvernement du Québec et les municipalités, en tant que responsables constitutionnellement de l’application des lois fédérales sur leur territoire respectif, agiraient en cohérence avec la Politique gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes. 6.2 La culture ne doit plus être complice de l’industrie du sexe
La tradition judéo-chrétienne a proposé les trois archétypes féminins que sont la mère, la vierge et la putain. Ils sont bâtis sur trois rôles sexuels traditionnellement attribués aux femmes, c’est-à-dire la reproduction, l’abstinence et la débauche. Encore maintenant, ces archétypes féminins sont présents dans notre imaginaire collectif. À titre d’exemple, dans la série télévisuelle Les Bougon, c’est aussi ça la vie !, qui a connu de fortes cotes d’écoute, François Avard nous les représente dans la peau de ces trois personnages féminins que sont la mère, Rita Bougon ; la vierge, Mao Bougon et la putain, Dolorès Bougon. Ces rôles sexuels sont limitatifs et ne tiennent pas compte des critiques développées par le mouvement féministe à l’égard des stéréotypes sexuels imposés aux femmes. De plus, le fait que Dolorès Bougon se prostitue dans sa chambre à coucher banalise la prostitution, voire la rend légitime. Les idées voulant que la prostitution est inévitable et qu’elle est due à certaines femmes sont réaffirmées avec le personnage de Dolorès Bougon, permettant ainsi la perpétuation du mythe populaire sur la prostitution comme le plus vieux métier du monde. Si les luttes des féministes, avec leur slogan « Le privé est politique », ont permis de politiser l’inceste, le viol et les violences conjugales en tant que phénomènes sociaux collectivement inacceptables, le débat actuel entre les néo-réglementaristes et les néo-abolitionnistes ainsi que le silence politique de la FFQ et du CSF, confinent les principaux acteurs sociaux à leurs perceptions individuelles sur la prostitution. Or, dans une culture occidentale de plus en plus matérialiste et individualiste, la prostitution s’avère encore une affaire privée et secrète entre un homme et une femme. Seul le point de vue de l’unicité de l’acte sexuel vénal est retenu. Le film culte américain Pretty Woman, est explicite à cet égard puisqu’il ne présente que la relation entre un beau jeune homme riche et puissant avec une jeune prostituée, belle et talentueuse, qui rêve de terminer ses études universitaires. De plus, les faiseurs d’images pornographiques, y compris Anne-Marie Losique, nous véhiculent, ad nauseam, le modèle de réussite de la « Poule de luxe », blanche, riche et sexy, et ce, sur la plupart des chaînes de télévision payantes. Combinée à l’actuelle hypersexualisation des jeunes filles, par l’industrie de la mode et du vidéoclip, la culture se pornographise. Ainsi, les hommes pourront continuer de penser que la prostitution n’est pas un crime puisqu’il n’y a pas de victime, seulement des femmes consentantes, riches et puissantes, et ce, grâce à l’industrie du sexe. Qu’en est-il des jeunes à l’adolescence ? Une étude, publiée récemment dans la revue Archives of Sexual Behavior, réalisée par Francine Lavoie, professeure à l’École de psychologie de l’Université Laval, nous révèle que la prostitution est désapprouvée par 93 % des 815 élèves des quatrième et cinquième secondaire interrogés dans la région de Québec (Larochelle 2010 : 4). Cependant, cette étude nous confirme que 3 % des jeunes avaient acheté des actes sexuels, principalement des adolescents et que 4 % des jeunes avaient vendu de tels actes sexuels, principalement des adolescentes, contre de l’argent, des drogues ou de l’alcool. L’un des traits caractéristiques de ces jeunes était qu’elles et qu’ils avaient une attitude favorable envers la prostitution. Contrairement à la prostitution adulte, les actes sexuels sont achetés et vendus par une personne amie ou par une connaissance du sexe opposé. Si le nombre de jeunes ayant une pratique prostitutionnelle est faible, il est troublant de constater que 33 % des filles et 20 % des garçons qui ont vendu des actes sexuels l’avaient fait sous la contrainte alors que plusieurs acheteurs pourraient être impliqués dans l’exploitation sexuelle d’enfants. Une fois de plus, le mythe du consentement vole en éclats ! Heureusement, le récent documentaire de la cinéaste Ève Lamont, L’imposture, déboulonne les mythes de la prostitution heureuse en accordant la parole aux femmes qui désirent ou qui sont sorties de l’enfer de la prostitution. Mais dans un contexte culturel général où la prostitution est banalisée et où sont tues les violences physiques et psychologiques résultantes des déviances sexuelles des prostitueurs, il est clair que les hommes ne sauraient remettre en question leurs pratiques sexuelles dans une approche égalitaire avec les femmes. Dommage, car ils passent à côté d’une sexualité enrichie pour ressentir leurs mieux-être individuel et collectif. Conclusion
La prostitution n’est pas un métier comme un autre, c’est un système d’exploitation sexuelle, principalement, des femmes et des enfants. Elle ne saurait être limitée aux aspects économiques et juridiques de ce phénomène social complexe. L’enjeu actuel de la réforme du Code criminel canadien est important pour l’avenir des politiques et des programmes en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes tant dans les pays développés que dans les pays émergents et ceux en voie de développement. Il faut avoir le courage de prendre position. Si les arguments des néo-réglementaristes sont éloquents en matière de respect des droits du travail et des droits sociaux pour les travailleuses du sexe puisqu’ils contribuent à la légalisation de la prostitution, ils ont, néanmoins, le désavantage de brimer les droits économiques et sociaux des milliers de femmes exploitées par l’industrie du sexe qui est contrôlée par le crime organisé, et ce, sur l’ensemble de la planète. Collectivement, il nous faut défendre les intérêts des nombreuses femmes racisées, immigrées, pauvres, dominées et exploitées sexuellement par le crime organisé afin qu’elles soient des citoyennes à part entière plutôt que de défendre les intérêts des prostituées blanches qui ne demandent qu’à devenir proxénètes, prospérant ainsi comme entrepreneures dans l’industrie du sexe, comme c’est le cas actuellement en Ontario. Les valeurs sociétales accordées à ces deux groupes de prostituées ne sauraient être égales. Ainsi, j’endosse la position de Yolande Geadah qui considère que le « droit de ne pas se prostituer » au nom des responsabilités collectives à l’égard des femmes prévaut sur le « droit de se prostituer » au nom des libertés individuelles. En cette période où plusieurs citoyennes et citoyens se mobilisent autour du développement durable, il serait intéressant de soumettre le système prostitutionnel à une analyse selon les seize principes de développement durable définis par la loi qui le régit. Cela constituerait une avancée indéniable puisqu’elle permettrait de faire les liens entre les composantes culturelles, économiques, environnementales et sociétales de la prostitution. Il faudrait également développer et appliquer des stratégies de communication efficaces afin que soit entendu et compris le message qu’un Québec sans prostitution est possible. Notes 1. DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE DU 19E ET DU 20E SIÈCLE. 1988. Prostitution, Édité par le Centre national de la recherche scientifique, Paris : 1 366. – Vous trouverez la bibliographie de ce texte dans le fichier word ci-contre que nous vous invitons à télécharger. Mis en ligne sur Sisyphe, le 9 janvier 2011 Suggestions de Sisyphe – « Pour la protection des personnes prostituées : cesser de les poursuivre et pénaliser "clients" et proxénètes. Lettre à signer ». Action contre le jugement Himel, janvier 2011.
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