Après Charlie, après le 13 novembre, après Cologne.
Je finissais ce livre, début janvier, quand des informations arrivèrent d’Allemagne : la nuit de la Saint-Sylvestre, des centaines d’hommes, la plupart d’origine maghrébine, se livrèrent à des agressions sexuelles (attouchements et viols) contre des centaines de femmes, principalement dans le quartier de la gare de Cologne, mais aussi dans d’autres villes allemandes. Les informations, chaque jour plus nombreuses et précises, me plongèrent dans un mélange de stupéfaction, d’étonnement et de colère. Peu à peu, grâce aux témoignages des victimes, se dessina en effet une scène assez terrible : celle d’une chasse aux femmes, devenues des proies à attaquer, à attraper, à soumettre.
Je fus hélas moins étonnée par la tournure que prirent rapidement les débats et polémiques, en particulier sur la scène française. Hélas, car une fois de plus, l’événement, pourtant sidérant, fut rapidement intégré à une grille de lecture préétablie. Pour les un-es, il fallait vite le banaliser, en affirmant que les violences sexuelles contre les femmes étaient le fait d’hommes de tous temps, de tous pays, de toutes cultures et de toutes religions. Telle était la manœuvre : mettre un signe égal entre tout pour échapper à l’opprobre suprême, le racisme, et ne pas faire le jeu de l’extrême droite, des opposants à l’immigration, des tenants du choc des civilisations et des cultures. Pour d’autres, il s’agissait bien de s’autoriser de cette chasse aux femmes pour faire la chasse aux immigrés, aux réfugiés, aux arabes, aux musulmans, tous mis dans le même sac, tandis que des antiféministes affirmés, des opposants constants à l’émancipation des femmes s’affichaient dans l’instant en apôtres de leur liberté.
Dans l’achèvement de ce livre, j’étais donc rattrapée par ce qui m’avait décidé à le commencer, après les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Ce qui était déjà difficile à supporter avant ce tragique épisode – la correspondance à la fois inversée et exclusive d’opinions – l’était encore plus après. Alors que depuis quelques années tourne en boucle la double exhortation de Charles Péguy – « Il faut dire ce que l’on voit » et « voir ce que l’on voit »-, j’ai plutôt l’impression que chacun ne voit que ce qui l’arrange, devenant ainsi aveugle ou sourd au reste. D’où ces intimidations, ces interdictions, ces injonctions à être d’un camp ou d’un autre, plutôt d’un clan ou d’un autre. D’où aussi ce désagréable sentiment d’être coincée, prise en otage. L’air du temps est à l’inconditionnalité, il faut penser blanc ou noir, être pour ou contre, absolument, sans nuance. L’exigence de Péguy, qui devrait être la marque d’une lucidité et d’une libération, se transforme en asservissement.
Vient alors l’envie de refuser cette correspondance à la fois inversée et exclusive d’opinions qui nous étouffe. Dire non pour respirer.
Dire non à ceux qui ne voient que l’antisémitisme ou que l’islamophobie, les uns et les autres nous obligeant à mesurer lequel est le plus développé et le plus dangereux. Dire non à ceux qui ne voient dans les « issus de l’immigration », surtout s’ils sont jeunes, que menaces contre l’identité française et la France elle-même et à ceux qui ne les regardent que comme des « dominés », des « victimes », donc à jamais intouchables et même irresponsables. Dire non à ceux qui rangent toute critique de l’islam dans l’islamophobie, et à ceux qui rendent complice du terrorisme quiconque ne met pas tous les musulmans dans le sac du fanatisme islamiste. Dire non à ceux qui jugent que l’antiracisme est pire que le racisme et à ceux qui sont aveugles à la part d’identitaire et de communautarisme que comprend l’antiracisme.
Un fonctionnement à l’œuvre, avec oppositions dogmatiques, et bien souvent manipulations, met en scène des confusions systématiquement entretenues, ce qui transforme tout défenseur du libéralisme culturel en acteur de la financiarisation du monde et de l’écrasement des prolétaires autochtones.
Ou encore fait du féminisme tantôt l’autre nom de l’impérialisme occidental et du néocolonialisme, tantôt l’une des composantes de l’horreur sociétale, responsable de l’abandon du peuple et de la montée du Front national.
Les affrontements identitaires se succèdent, où sont brandies successivement la peur de la différence – de religions, de cultures -, comme s’il y avait un ordre naturel de l’autochtonie et de l’identité nationale, et, souvent par les mêmes, la peur de l’indifférenciation – de sexe ou de genre -, comme s’il y avait là encore un ordre naturel intangible.
Haro sur les analyses nuancées, les tentatives pour s’emparer de la complexité. C’est que l’heure est au spectacle, qui veut des gagnants et des perdants, du simpliste et du choc, du sarcasme, de l’outrance. Nous étouffons de la lutte menée par quelques-uns – en fait quelques types plutôt âgés – pour conquérir une surface médiatique, voire une position hégémonique et, une fois celle-ci établie, pour la conserver, ce qui exige un travail à plein temps et une capacité remarquable à dépasser les contradictions : dénoncer le consumérisme des bobos tout en se vautrant dans la marchandisation médiatique, se dire de gauche, la vraie, en dévidant des analyses qui méritent le qualificatif d’extrême droite, déplorer la défaite de la pensée et l’effacement de la culture en étant un quasi permanent du champ audiovisuel, quelle que soit sa forme, débats politiques, commentaires de l’écume des jours, divan sur lequel on s’allonge, séquence de variétés pourtant méprisée la veille, relevant de cet entertainment jugé si nocif pour les élèves d’une école en perdition…
Le sentiment de solitude de celles et ceux qui n’ont pas envie de faire droit à ce spectacle et aux tonitruances qu’il exige est immense. Il faut à la fois revendiquer cette solitude, et en même temps l’abandonner : nous sommes beaucoup à nous sentir seuls et c’est une force. Telle est ma certitude : nombreux sont aujourd’hui ceux qui sont fatigués des impasses que d’aucuns voudraient nous contraindre à emprunter. Et tel est l’objet et le projet de ce livre : aller voir de près quelques-unes des propositions qui nous sont faites en brouillard et brouillages, mieux les connaître pour mieux les mettre à distance. On y verra donc notamment l’intégrisme laïque aussi détestable que le religieux, Alain Finkielkraut et Renaud Camus se faire du copié-collé, Eric Zemmour scénariser Jean-Claude Michéa, des gauchistes et des féministes donner quitus à l’enfermement communautaire… Mais aussi quelques propositions d’autres chemins.
Du pain et des roses, voilà ce que réclamaient des ouvrières au début du XXe siècle. Opposant social et sociétal, certains s’autorisent du peuple pour lui refuser les roses. Comparant le féminisme à du chocolat, d’autres veulent l’interdire au nom de ce qui se donne pour une loyauté religieuse ou communautaire.
Je propose un autre programme : respirer le parfum des roses et goûter la saveur du chocolat, c’est-à-dire réhabiliter l’émancipation, restaurer le collectif, retrouver l’universel.
Martine Storti, Sortir du manichéisme. Des roses et du chocolat, éditions Michel de Maule, Paris, 2016.