Dans Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident, l’auteure et militante féministe, Djemila Benhabib, poursuit la brûlante et brillante réflexion qu’elle avait entreprise dans Ma vie à contre-coran, où elle racontait son enfance en Algérie et les raisons qui l’ont forcée à l’exil. Dans son dernier livre, elle lève le voile sur la montée de l’islamisme politique en Occident et sur les dangers qu’elle comporte pour la liberté et la démocratie. Pour elle, le 11 septembre 2001 a marqué le violent coup d’envoi de cet assaut conjugué, d’un bout à l’autre du monde, contre des valeurs considérées acquises, en Europe comme au Canada, telle la séparation du politique et du religieux, l’égalité des hommes et des femmes et une même loi pour tous et toutes.
Afin d’appuyer solidement ses dires, Djemila Benhabib résume d’abord l’histoire des Frères musulmans en Égypte, le fondateur de ce groupe intégriste étant le grand-père de Tarik Ramadan, porte-parole international de l’islamisme politique. Elle montre comment ce courant a réussi peu à peu à surpasser les mouvements progressistes contestataires dans la faveur populaire, du Moyen-Orient à l’Afrique du Nord, comme on peut le vérifier en ce moment, notamment en Égypte, en Lybie, et en Tunisie.
Du même souffle, elle pourfend la politique des États-Unis qui, pour s’assurer un approvisionnement constant en pétrole, ont appuyé les régimes les plus tyranniques des dynasties saoudienne et yéménite, des Moubarak, Ben Ali, Kadhafi, censés constituer un rempart contre l’islamisme et protéger Israël.
La montée fulgurante de l’islamisme politique en Occident
Benhabib, qui a déjà vu les "fous de Dieu" en action, montre, avec preuves à l’appui dans quelque 300 références en notes de bas de page, comment ces adeptes du tiers-mondisme considèrent plus importantes les vociférations anti-impérialistes des Ahmadinejad, Assad et autres dictateurs sanguinaires que le massacre de leurs populations.
On croirait avoir affaire à la mafia quand on lit les déclarations de Tarik Ramadan, le fondé de pouvoir de l’islamisme politique en Occident. Benhabib cite son plan d’action : "Il s’agit de se revendiquer de l’Occident tout en se réclamant des dogmes islamiques et d’investir pleinement toutes les organisations de masse sans exception. Finalement, il ne faut négliger aucune problématique : les questions sociales, l’enseignement, le chômage et l’emploi, la délinquance, la violence urbaine, les activités des partis politiques, les relations internationales, etc."
L’essayiste montre comment les intégristes savent habilement tirer parti des chartes des droits et de la promotion du multiculturalisme, supportés en cela par une partie des féministes et de la gauche terrorisée par la peur d’être accusée d’islamophobie. En France, c’est Christine Delphy qui sert de faire-valoir féministe à Tarik Ramadan. La naïveté navrante des bien-pensants, que l’auteure qualifie d’idiots utiles, s’appuyant sur des analyses gauchistes figées, fait ainsi le jeu des pires ennemis de la liberté, un mot très cher à Djemila Benhabib, qui sait ce que cela veut dire d’en être dépossédée.
D’un bout à l’autre de son livre, Benhabib dénonce avec vigueur cette gauche molle qui a appuyé, avec le Nouveau parti démocratique (NPD), la création de tribunaux islamiques au Canada et fait passer ainsi la défense de la liberté religieuse avant celle de l’égalité entre les sexes. Une gauche, qui ne s’est pas préoccupée de voir le multiculturalisme repousser les immigrant-es d’origine arabe et iranienne dans des ghettos ethniques, empêchant à tout jamais leur intégration, ou de comprendre le sentiment de trahison ressenti par celles et ceux qui avaient fui l’islamisme dans leur pays d’origine, sûrs d’en être protégés dans leur nouveau pays.
Dans les pays de culture musulmane, des femmes refusent le port du voile et la ségrégation sexuelle au risque de leur vie. "En Iran, écrit Benhabib, les femmes sont déjà en première ligne des protestations populaires et le resteront tant et aussi longtemps que la République islamique continuera d’emprisonner leur corps, de piétiner leurs droits et de voiler leurs rêves."
Au passage, Djemila Benhabib salue la loi française, adoptée en mars 2004, qui a banni le port des signes religieux ostentatoires à l’école. Une loi qui a obtenu, rappelle-t-elle, un vaste soutien de la population musulmane en France. On a pu constater alors de quoi les islamistes étaient capables, quand ils ont lancé des rumeurs sur d’imminentes actions terroristes ou sur l’exécution des deux otages français en guise de représailles si le gouvernement adoptait la loi Stasi.
L’intellectuelle d’origine algérienne démontre avec des preuves abondantes qu’on est bien en guerre depuis plusieurs années. Une guerre entre des valeurs inconciliables, au cours de laquelle il devient urgent pour chaque personne de choisir son camp : celui de l’obscurantisme religieux ou celui de la résistance citoyenne. Elle note aussi que les islamistes ont réussi à faire voter une résolution à l’ONU stipulant que "la diffamation des religions constitue une grave atteinte à la dignité humaine". En arrivera-t-on à justifier le crime (d’honneur, lapidation, loi du talion) sur la base subjective de la sincérité des croyances religieuses et l’application littérale de leurs principes ?
De la commission Bouchard-Taylor aux compromis inacceptables
C’est sans aucun doute le Québec qui fournit à l’auteure les meilleurs exemples de cette dérive multicuturaliste avec la Commission Bouchard-Taylor. Un statu quo qualifié de "laïcité ouverte", qui entérine le port du voile dans la fonction publique, mine la séparation de la religion et de l’État, la nécessaire neutralité des fonctionnaires, et va même jusqu’à trouver normal le port du niqab par les éducatrices des Centres de la petite enfance (CPE).
Djemila Benhabib n’a pas peur de passer au crible de l’analyse les positions de féministes et de progressistes connus, qu’il s’agisse notamment d’Amir Khadir, de Françoise David, d’Alexa Conradi ou de Francine Pelletier. Elle montre à quel point leur prise de position, fondée en apparence sur la tolérance, constitue en réalité une menace pour les valeurs humanistes et féministes parce qu’elle justifie la tolérance de l’intolérance.
L’auteure dénonce à juste titre l’infiltration des militantes de l’organisation islamiste Présence musulmane dans la FFQ en 2010 pour influer sur le vote concernant le port du voile dans la fonction publique (1). Elle rend hommage aux femmes courageuses de la section de la Montérégie de la FFQ qui ont voté contre cette résolution. Pour elle, "ces pionnières font partie de cette minorité de femmes qui, à travers l’histoire, ont contribué à l’avancement de toutes les autres".
Elle qualifie aussi de "cadeau empoisonné de Télé-Québec pour le 8 mars", la diffusion du documentaire Mes sœurs musulmanes de Francine Pelletier, cofondatrice de la revue féministe La vie en rose dans les années 80, qui témoigne du parcours d’une Québécoise d’origine convertie à l’islam et d’une Marocaine immigrée au Québec. La réalisatrice ne manifeste aucune vision critique quant au port du voile ou à l’obéissance aux principes islamiques en dépit de leur misogynie. Pour Djemila Benhabib : "Le rôle des féministes n’est surtout pas de les conforter [ces femmes] dans leurs prises de position, mais de les considérer comme des adversaires politiques et de les combattre sur le terrain des idées, car ces femmes nuisent à l’émancipation de toutes les autres."
Quant à la montée de l’intégrisme au Québec ou au Canada, les exemples ne lui manquent pas de comportements justifiés par l’obéissance à la loi coranique, qu’il s’agisse de mutilations génitales, de crimes d’honneur, de polygamie, de discrimination sexuelle, de violence conjugale. L’auteure cite le meurtre d’Aqsa Parvez, adolescente de 17 ans étranglée à Toronto par son père avec la complicité de son frère le 10 décembre 2007 parce qu’ils jugeaient son mode de vie trop occidentale.
Ce crime d’honneur n’est malheureusement pas le seul, il y a aussi celui de Nouténé Sédimé, une adolescente de 13 ans battue à mort par son père Moussa, âgé de 71 ans, un architecte de la région de Montréal, le 6 octobre 2010. Benhabib parle également de la famille Shafia dont le père, Mohammad, montréalais d’origine afghane, son fils et sa seconde épouse sont accusés d’avoir assassiné Rona, sa première femme âgée de 52 ans et leurs trois filles : Zainab, 19 ans, Sahar, 17 ans, et Geeti, 13 ans. Tout semble démontrer, dans le procès en cours, qu’il s’agirait d’un crime d’honneur.
Depuis la parution du livre de Djemila Benhabib, une conférence de l’Education and Research Academy (IERA), dont les orateurs islamistes encouragent la violence envers les femmes insoumises et les homosexuels, a suscité l’indignation populaire et une motion unanime de l’Assemblée nationale du Québec contre la venue de conférenciers islamistes prêchant la violence (2).
Quand une analyse solide nourrit une parole enflammée
Je soupçonne ceux qui qualifient Djemila Benhabib d’alarmiste, d’hystérique ou de paranoïaque, de n’avoir pas lu, mais survolé ce livre de 295 pages dont une référence indiquant sa source accompagne chaque affirmation. Il est clair que l’assurance, l’érudition, la conviction profonde et la passion de cette oratrice remarquable, qu’est Djemila Benhabib, semblent en agacer plus d’un.
Il n’en demeure pas moins que l’influence des soldats et des discours d’Allah est bien en progression, non seulement dans les pays de culture musulmane, mais aussi en Europe et en Amérique du Nord. Les crimes d’honneur et le procès Shafia, les provocations de femmes en niqab, la venue au Québec de Tariq Ramadan, "modéré" qui n’a jamais condamné la lapidation, et de conférenciers misogynes et homophobes, montrent qu’on aurait tort de continuer à fermer les yeux sur ce discours obscurantiste et antidémocratique.
J’ai peu de choses à critiquer dans ce livre. J’aurais préféré, même si j’en admets souvent la nécessité comme je l’ai dit précédemment, que les notes de bas de page soient moins longues et moins nombreuses, qu’on applique la féminisation des termes, que l’auteure fasse davantage état d’un large front féministe, à l’extérieur de la Fédération des femmes du Québec, contre l’islamisme politique et pour la laïcité de l’État et de la fonction publique, qui a donné lieu à la création de deux coalitions à cet effet, à la tenue de trois conférences avec des invitées de marque comme Wassyla Tamzali, Caroline Fourest, Fiammetta Venner, Guy Rocher, Me Julie Latour et plusieurs autres, à la présentation à l’Assemblée nationale en 2010 d’une pétition pour une Charte de la laïcité au Québec (3) et à l’existence de deux livres importants publiés au Québec sur ce sujet : Accommodements raisonnables, droit à la différence et non-différence des droits (VLB, 2007) de Yolande Geadah et Démocratie et égalité des femmes (Sisyphe, 2008) de Diane Guilbault.
Il faut savoir gré à Djemila Benhabib de nous mettre en garde contre l’aveuglement, la culpabilisation à outrance et une trop grande tolérance à l’égard de ceux et celles qui s’attaquent à la racine même de nos valeurs. Alors qu’elle a reçu des menaces de mort des islamistes, puisse-t-elle continuer à se "consacrer sereinement à l’acte d’écrire, sans le poids des servitudes, qui faisaient [d’elle] une femme en sursis et un libre-penseur en cage." Et à murmurer à l’oreille de son amour : "J’ai mille ans, j’ai un jour, je suis née d’hier, je suis de demain."
Djemila Benhabib, Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident, Montréal, VLB, 2012.
Notes
1. Diane Guilbault, « Pour la laïcité complète et visible dans les services publics au Québec ». Critique d’une proposition du conseil d’administration de la Fédération des femmes du Québec, Sisyphe, 24 mai, 2009.
2. L’Assemblée nationale adopte une motion contre la venue de conférenciers islamistes appelant à la violence, Sisyphe, 22 octobre 2011.
3. Élaine Audet, Micheline Carrier, Diane Guilbault, Pour une Charte de la laïcité au QuébecMontréal, juin 2010..
Mis en ligne sur Sisyphe, le 27 octobre 2011.