| Arts & Lettres | Poésie | Démocratie, laïcité, droits | Politique | Féminisme, rapports hommes-femmes | Femmes du monde | Polytechnique 6 décembre 1989 | Prostitution & pornographie | Syndrome d'aliénation parentale (SAP) | Voile islamique | Violences | Sociétés | Santé & Sciences | Textes anglais  

                   Sisyphe.org    Accueil                                   Plan du site                       






dimanche 26 décembre 2010

Aider les femmes prostituées à se situer au coeur de leur vie

par Rose Dufour, anthropologue






Écrits d'Élaine Audet



Chercher dans ce site


AUTRES ARTICLES
DANS LA MEME RUBRIQUE


Hypersexualisation, érotisation et pornographie chez les jeunes
La Fédération des femmes du Québec légitime-t-elle la culture de l’agression ?
Lettre au Premier Ministre Justin Trudeau sur l’intention du Parti libéral du Canada de décriminaliser la prostitution
Décriminalisation de la prostitution : les survivantes se mobilisent
La Coalition contre la traite des femmes dénonce un projet des Jeunes libéraux du Canada visant à décriminaliser l’achat de sexe et le proxénétisme
Prostitution - Manifeste des Fanny : au-delà de nos histoires, nos revendications
Pour un "bilan" de la loi C36 - Interroger aussi les femmes qui veulent sortir de la prostitution
Un "bilan" biaisé et incomplet de la loi C36 sur la prostitution
Prostitution - Pas si glam le Grand Prix
Prostitution, gangs de rue et crime organisé au Québec
Prostitution : les gouvernements ont les moyens d’agir
La complaisance des médias envers l’industrie du sexe doit cesser
Au gouvernement Trudeau - Il faut maintenir la loi sur la prostitution
Élection et prostitution - Lettre ouverte au Nouveau Parti Démocratique du Canada
Prostitution - La nouvelle loi canadienne inspirée du modèle nordique
Prostitution - Le projet de loi C-36 doit assurer partout l’immunité aux personnes prostituées
Une société progressiste encourage l’égalité, non la prostitution des femmes
Prostitution - Ce n’est tout simplement pas un métier
Projet de loi sur la prostitution : fiche d’information du ministère de la Justice du Canada
La prostitution : une nouvelle forme d’esclavage
La Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution estime que le nouveau projet de loi est porteur d’espoir
CSF - Le projet de loi fédéral sur la prostitution : un changement législatif historique
Le langage "colon" et celui des pro-prostitution
Prostitution - Le Canada est prêt pour un "modèle canadien" ciblant les acheteurs
Traite de personnes à Ottawa : au moins 150 femmes auraient été réduites à l’esclavage sexuel
Réplique à Martin Matte - La prostitution n’a rien d’un beau malaise
Virage à 180˚ sur les salons de massage : la Ville de Montréal songe à "aménager" la prostitution
L’inclusion de toutes les femmes passe par la reconnaissance de toutes les violences qu’elles subissent
Le film "Les criminelles", une infopub pour l’industrie du sexe !
L’assistance sexuelle, une atteinte détournée au droit des femmes à ne pas être prostituées
Pour une stratégie concertée contre la traite des femmes et l’exploitation sexuelle
La députée Maria Mourani dépose un projet de loi sur la traite des personnes et l’exploitation sexuelle
L’Adult Entertainment Association of Canada (AEAC) veut recruter des stripteaseuses dans les écoles secondaires
Prostitution - Affirmer le droit des femmes de vivre sans prostitution
Prostitutionnalisation du tissu social ou abolition de la prostitution
Cessons de banaliser la prostitution ! C’est de l’exploitation !
Lancement du DVD du film L’Imposture - La prostitution mise à nu. Projections à Montréal et dans d’autres villes
Le lobby de l’industrie du sexe tente de bâillonner des voix féministes par le mensonge et l’intimidation
Prostitution - Une forme de violence toujours taboue
Prostitution - Mauvais pour les femmes, mauvais pour les lesbiennes !
Détournement de la Commission d’enquête de la Colombie-Britannique sur les femmes disparues
La Commission d’enquête de la Colombie-Britannique sur les femmes disparues part perdante
La légalisation de la prostitution et ses effets sur la traite des femmes et des enfants
L’industrie mondiale du sexe et ses complices entravent l’autonomie de toutes les femmes
La prostitution est-elle bonne pour la santé des femmes et leur épanouissement ? 23e Cercle de silence
Une véritable solidarité avec les femmes prostituées réside dans la lutte pour l’abolition de la prostitution
Cinq bonnes raisons de refuser le jugement Himel sur la prostitution, comme féministe et comme citoyen-ne du monde
Pour l’égalité de fait pour toutes : une politique de lutte contre l’exploitation sexuelle de l’image et du corps des femmes et des filles
Lettre à ceux et celles qui récupèrent le meurtre de Marnie Frey, victime de Pickton, pour servir leur cause
Décriminaliser la prostitution, un aimant pour les proxénètes et les clients
Prostitution - Nous ne devons pas nous contenter de la simple "réduction des méfaits"
Prostitution et crimes - Rapport d’enquête sur le traitement de l’affaire Pickton par le Service de police de Vancouver
Journée de lutte contre l’exploitation sexuelle - En mémoire de Nadia Caron (1983-2005)
Escalader le Kilimandjaro pour aider des femmes à quitter la prostitution
Prostitution juvénile : les jeunes filles de milieux riches autant à risque
Les bordels sont-ils un droit de l’homme ?
La prostitution, une violation des droits humains des femmes pauvres
Prostitution - Brisons la chaîne de l’exploitation
Le rapport Rice sur la traite à des fins de prostitution souligne l’inaction du Canada
"Gang" de rue et prostitution
La liberté de ne jamais se prostituer
Radio-Canada et la prostitution en Inde
Bordels, sport et défoulement masculin
L’Aboriginal Women’s Action Network s’oppose à la création d’un bordel à Vancouver aux Jeux olympiques de 2010
Dénoncer la pornographie, cette industrie de destruction
Il faut criminaliser la propagande haineuse contre les femmes
Requête en Cour supérieure de l’Ontario pour une déréglementation libérale de la prostitution
Sortir d’un gang criminel et reprendre goût à la vie
Traite des personnes et prostitution, un rapport important et novateur
La prostitution des enfants au Canada
Prostituées par choix ?
Les enjeux de la prostitution et les femmes
« La grande question qui sous-tend la traite, c’est la prostitution. »
La publicité pornographique il y a 25 ans
Les hommes préfèrent le discours apolitique sur la prostitution
Être femme dans un milieu d’hommes
Prostitution : pour un projet de loi abolitionniste
Prostitution juvénile - Blessées pour la vie
Clubs échangistes : un cadeau de la Cour suprême du Canada à l’industrie du sexe
Feu vert aux proxénètes et aux prostitueurs
La décriminalisation de la prostitution porterait préjudice aux femmes asiatiques
La prostitution est de la violence faite aux femmes
Le Parlement canadien a adopté le projet de loi sur la traite des personnes
OUI à la décriminalisation des personnes prostituées, mais NON à la décriminalisation de la prostitution
Prostitution, féminisme, dissidence et représailles
Pour une politique abolitionniste canadienne
La prostitution, indissociable de la violence envers les femmes
La prostitution chez les Amérindiennes du Canada
Narco-prostitution de rue et vie de quartier
270 000$ au groupe Stella pour une rencontre de 4 jours sur le "travail du sexe"
Trois positions dans le débat sur la décriminalisation de la prostitution
Le ministre de la Justice du Canada dépose un projet de loi sur la traite des personnes
Maisonneuve et Radio-Canada très à l’écoute du Forum XXX
Décriminaliser la prostitution n’améliorera pas la sécurité des femmes prostituées
La nécessité d’un débat public sur la prostitution et ses conséquences sociales
Le Canada s’apprête-t-il à libéraliser la prostitution ?
Les industries du sexe, des industries pas comme les autres !
Un sous-comité du Parlement canadien pourrait proposer la décriminalisation de la prostitution
Immigration de danseuses nues au Canada
Sexe, morale et interprétation
Le Canada contribue au trafic des femmes à des fins de prostitution
La prostitution, un choix de carrière pour nos enfants ?
Un geste précipité
La prostitution, un "droit des femmes" ?
Le ministre Philippe Couillard et Stella - Aider les femmes prostituées ou promouvoir la prostitution ?
Lettre sur la prostitution au Parti Vert du Canada
Ex-juge condamné à 7 ans de prison pour agressions sur des prostituées autochtones mineures
Le trafic sexuel des femmes au Québec et au Canada - Bilan des écrits
Le trafic sexuel des femmes n’épargne pas le Québec
Dossier prostitution : tous les articles du site
La pornographie n’est pas sans conséquences
Pourquoi "De facto" propose-t-il la légalisation de la prostitution ?
On veut protéger les clients dans l’affaire de la prostitution juvénile à Québec.
Prostitution - Des failles dans le processus de réflexion amorcé au sein de la FFQ
Prostitution : Un consensus à l’arraché
La prostitution, un métier comme quel autre ?
Bientôt des proxénètes et des bordels subventionnés ?
La prostitution est une forme de violence
Le prix d’une femme







Vingt femmes qui en sont venues à se prostituer sont la raison, le cœur et le moteur de ce livre. N’importe qui ne peut pas se prostituer et on ne se prostitue pas du jour au lendemain. On ne se prostitue pas davantage par un choix conscient et éclairé, ni par choix de carrière ou par option académique. Comment des filles en viennent-elles à se prostituer ? C’est le sujet de cet ouvrage* qui retrace leurs parcours.

Invitée à travailler avec l’équipe du Projet Intervention Prostitution Québec dont la mission est de venir en aide (pour, par, avec) aux filles et aux garçons en lien avec la dynamique prostitutionnelle, j’ai proposé un protocole d’une action-recherche qui colle à cet esprit, celui d’un intérêt centré sur les personnes pour conjuguer l’action à la recherche. L’action a consisté à les accompagner pour faire le point dans leur vie par l’élaboration de leur histoire personnelle et la construction de leur généalogie. Il s’agissait de retracer un cheminement à la fois intérieur et extérieur vécu au coeur de leur existence. Je leur ai proposé un partenariat dans lequel elles demeuraient actrices de leur vie, compétentes dans leur capacité de se prendre en charge, où je n’étais pas une intervenante au sens institutionnel du terme et encore moins une thérapeute.

Pédagogie d’empowerment

Cette relation égalitaire est une dimension non négligeable de son efficacité. Nos entretiens étaient enregistrés et ont fourni le matériel de la recherche sur les voies qui les ont conduites à se prostituer. Pour cela, il fallait dégager les lignes de force en restituant les faits en même temps qu’en en dégageant les processus secrets qui conduisent à se prostituer. Il s’agit d’une intervention qualitative supportée par un appareillage conceptuel et méthodologique inscrit dans le schéma d’entretien. Ainsi, si les participantes s’impliquent dans ce processus, quelque chose en elles se met en marche en même temps que le matériel des récits devient le matériel d’analyse pour la recherche. Le projet fonde son action sur une pédagogie d’empowerment par le pouvoir transformateur du récit de vie. Deux types de résultats étaient attendus, ceux de l’action et ceux de la recherche. Seuls ceux de la recherche sont évoqués ici.

Le protocole ne prévoyait pas la publication des récits de vie intimes et personnels reconstitués pour les ramener aux participantes afin de les aider à se comprendre elles-mêmes. L’effet percutant de leur lecture a fait germer l’idée qu’ils pouvaient aussi AIDER LA POPULATION à comprendre COMMENT des filles en viennent à se prostituer. Elles ont accepté leur publication parce qu’elles ont voulu que les mécanismes qui ont joué pour elles soient compris afin de déjouer et briser les cycles qui conduisent sur cette voie.

Après 18 mois de travail à écouter leurs récits d’abus sexuels, d’incestes et de viols, gestes de pédophilie commis sur ces petites filles par les hommes de leurs familles et du voisinage puis récits de prostitution au service sexuel des hommes, les hommes m’étaient devenus exécrables. J’ai décidé d’élargir la recherche pour les inclure afin de connaître d’eux qui ils étaient et leur demander de m’expliquer pourquoi ils étaient clients. À travers leur consommation prostitutionnelle, ils ont parlé d’eux-mêmes et de leur sexualité. Ces entretiens constituent la 2e partie du livre, première recherche en Amérique auprès des clients consommateurs de prostitution. La 3e partie de l’ouvrage dessine le profil biographique de deux proxénètes : un homme propriétaire d’une agence d’escortes et une femme propriétaire d’un salon de massages érotiques. Ainsi se trouvent réunis et documentés les parcours de vie des trois acteurs principaux du système prostitutionnel.

Trois questions fondamentales sous-tendent la démarche d’analyse :
 Comment des filles en viennent-elles à se prostituer ?
 Pourquoi des hommes sont-ils clients ?
 Comment d’autres deviennent-ils proxénètes ?

Le livre comprend trois parties comme les trois acteurs sociaux du système prostitutionnel où chacun d’eux prend la parole. Cette prise de parole dépasse le simple témoignage pour approfondir leurs façons de voir et d’agir, levant ainsi le voile des illusions, des préjugés, des stéréotypes et de l’ignorance sur le phénomène social de la prostitution qui s’en trouve éclairé.

Comment des filles en viennent-elles à se prostituer ? Quelques points saillants.

La prostitution est le fait de rendre son corps disponible au plaisir sexuel d’autrui pour de l’argent (qui peut prendre la forme de drogues, d’alcool, d’un logement, de vêtements, etc.) sans égard aux besoins et aux désirs personnels de la personne qui se prostitue et sans engagement émotif et relationnel de la personne qui paie. C’est cette absence d’engagement qui rend la prostitution si attrayante pour le client et tellement déshumanisante pour la personne qui se prostitue.

On ne rêve pas de devenir prostituée (1), on le devient par un chemin personnel qui implique toujours les plans familial et social. Considérés dans une perspective de mise à jour des processus, les récits de ces 20 femmes montrent l’existence d’une synergie complexe entre les plans personnel, familial (2, 3, 4) et social. Selon le cas, un poids différentiel apparaît tantôt sur l’un ou l’autre plan.

Dix-sept filles sur vingt (85%) ont eu à affronter un rapport au sexe alors qu’elles étaient encore enfants et non pubères par des abus sexuels, le plus souvent incestueux, répétitifs, plus généralement dans la famille ou dans le voisinage immédiat, et/ou par des abus de rue (5). Les trois autres filles (15%) qui n’ont pas été sexuellement abusées ont eu à affronter un rapport au sexe comme une alternative à la pauvreté.

Cette étude montre que la clé des systèmes sociaux producteurs de la prostitution se trouve d’abord dans l’abus sexuel, dans le lien étroit entre les abus de ces petites filles sexuellement abusées alors qu’elles n’étaient que des enfants, même pas pubères, et leur abuseur.

Doublement abusées

Cette recherche montre comment ces femmes se mettent au service des besoins sexuels des hommes et non au service de leurs propres besoins comme les petites filles abusées qu’elles ont été et à qui on a demandé de satisfaire les besoins sexuels de personnes qu’elles aimaient. Au moment de l’abus, tout aussi jeunes soient-elles, elles ont toutes ressenti qu’il y a quelque chose de pas correct là dedans... Dans l’abus, l’abuseur abuse de plus faible que lui, abuse des plus susceptibles de l’aimer. L’abus qu’il pratique est le reflet de l’abus qu’il a lui-même subi (les généalogies montrent des générations successives d’abus), qu’il n’a pas d’interdit sur son propre corps et est incapable de l’exercer. Elles ont été doublement abusées : abusées au plan affectif, par un homme qui leur ont dit qu’elles étaient belles, fines, intelligentes, précieuses, et abusées sexuellement.

Abusées, elles ne déterminent pas les conditions de la relation et n’ont pas eu d’autre choix que de rendre leur corps disponible. Dans cette relation, elles ne se donnent pas, elles sont au service du plaisir de l’autre comme la prostituée qui ne se donne pas à son client, qui rend son corps disponible. Lorsqu’une personne se donne, elle accorde son intimité à son partenaire, elle l’autorise à accéder à son intimité, ce que la prostituée ne fait pas. Ce faisant elles reproduisent la seule valeur qui leur a été accordée, une valeur sexuelle, reproduisant ainsi une situation antérieure où on leur a appris à tenir d’abord compte de l’autre, de l’homme, sans entrer en contact avec elles-mêmes ce qui exigerait qu’elles reçoivent au lieu de donner, qu’elles soient servies au lieu de servir, qu’elles soient protégées au lieu d’être utilisées, qu’elles soient préservées au lieu d’être exposées.

Ce constat nous éloigne nettement de la vision commune des clients, des proxénètes et d’un certain préjugé populaire qui attribuent aux prostituées un appétit sexuel hors du commun. Du coup, la personne prostituée apparaît plutôt la plus abusée des abusées par la répétition inconsciente du mécanisme fondateur de sa prostitution.

L’approfondissement des conditions des abus sexuels a révélé (6) que pour un premier groupe de quatre femmes, la prostitution était leur seule issue, les autres portes leur étaient toutes fermées, et qu’elles avaient intériorisé une identité de prostituée ; pour un deuxième groupe de sept, l’abus sexuel était la source principale de leur prostitution aidé en cela par une grande pauvreté et une trop grande proximité à la prostitution ; celles-ci n’avaient pas intériorisé une identité de prostituée. Pour un troisième groupe de six, l’abus sexuel était relié et avait contribué à les faire se prostituer en les fragilisant au point où des événements majeurs avaient eu raison d’elles : quatre d’entre elles portaient un secret d’origine, avaient changé de résidence, fugué et consommaient des drogues alors que les deux autres y ont été directement conduites par leur mari gigolo ou proxénète.

Sur le plan familial encore, on observe, dans tous les cas, un rapport mère/fille déficitaire et problématique, l’existence d’une compétition sexuelle et financière entre elles. Il ressort que leurs mères sont au centre d’un imbroglio où elles doivent tout assumer, femmes pauvres qui ont été elles-mêmes sexuellement abusées, négligées et qui, en conséquence, n’ont pu offrir de stratégie personnelle d’autonomie à leurs filles, ces mères étant elles-mêmes dans l’incapacité de prendre leur place. Parfois même, le seul modèle offert par la mère à sa fille est celui d’une femme qui se prostitue, c’est le cas pour six d’entre elles.

Sur le plan social, il ressort que la fugue par elle-même, la jeunesse en soi et la dépendance aux drogues et/ou à l’alcool peuvent conduire à la prostitution ; cela est relié à une trop grande proximité avec la prostitution, les histoires de Jade, Thérèse et Lili en sont des démonstrations convaincantes. Dans ces trois cas, le poids différentiel entre les plans personnel, familial et social se situe dans le social, démontré par le milieu de vie dans les quartiers St-Roch et St-Sauveur où les hommes des autres quartiers viennent consommer de la prostitution et où la prostitution est prévalente, concrète, très visible au quotidien, très accessible et tentante comme alternative au travail.

Dans deux cas, les femmes n’ont pas eu à aller à la rue, elles y étaient déjà. Sur le plan social encore, la fin des programmes sociaux à 18 ans apparaît à son tour reliée à ce passage vers la prostitution. Il faut bien comprendre qu’il s’agit là d’autre chose que la sécurité du revenu car dans un contexte où les parents font totalement défaut, c’est à travers les programmes sociaux que les jeunes reçoivent l’encadrement, l’appui, l’investissement personnel, l’émulation qui confèrent l’identité, un sentiment d’appartenance et une valeur personnelle. N’assurer qu’un support économique s’est avéré un facteur précipitant vers le gouffre.

L’analyse des histoires de ces femmes fait ressortir comment la pauvreté contribue de façon primordiale à les maintenir dans la prostitution. Leur pauvreté dépasse la seule dimension économique pour révéler un rapport et des comportements particuliers avec l’argent en même temps qu’une absence significative d’argent. Leur pauvreté n’est pas seulement économique mais affective, relationnelle, sociale, intellectuelle et spirituelle.

Leurs discours de richesse et d’indépendance financière sont fallacieux. Elles sont pauvres, incapables de négocier, de capitaliser, de s’acheter une voiture, de se loger, de retourner à l’école. Leur argent sert à l’achat de drogues et autres intoxicants, exceptionnellement à des projets personnels de relèvement. L’argent de la prostitution est un argent qu’elles dilapident rapidement parce qu’il est souillé. Lorsqu’elles disent que c’est facile, cela ne signifie pas qu’il leur est facile de se prostituer, cela signifie que l’accès à la prostitution est direct et permet d’obtenir rapidement l’argent tant convoité.

Un tragique isolement

L’isolement les caractérise et se manifeste dans leur absence de liens et de relations avec d’autres personnes, soit parce qu’elles sont en rupture avec leur famille d’origine, soit parce que les liens sociaux fournis par les familles de remplacement, familles d’accueil et centres d’accueil, ne leur créent pas de réseau d’appartenance. De ce fait, elles ne peuvent pas compter sur leur famille d’origine qui a contribué la plupart du temps à leur aliénation ou avec laquelle elles sont en rupture, ne peuvent pas compter non plus sur leur famille de remplacement. Elles ne peuvent pas non plus compter sur leurs amis, qui ne sont pas nécessairement fiables ou qui sont des partenaires de rue. Elles n’ont souvent personne vers qui se tourner à part ces amies de filles qui les font pénétrer dans le monde prostitutionnel, c’est le cas 12 fois sur 20. Sans père ni mère et en l’absence de réseaux familial et social, il est normal qu’elles aient suivi une amie dans la prostitution. Elles ne peuvent généralement pas compter non plus sur leurs conjoints qui sont trop souvent déficitaires, dépendants ou exploitants. Elles sont tragiquement seules et, pour plusieurs d’entre elles, le Projet Intervention Prostitution Québec (PIPQ) est leur seul lieu de socialisation.

Contrairement à l’image qu’on s’en fait, ces femmes ont plusieurs enfants, sont rarement lesbiennes et rarement bisexuelles. Elles aspirent avant tout à vivre des relations stables dans une vie de couple.

Atteinte à la santé et à l’identité

Contrairement aux discours actuels sur la prostitution et la pornographie qui véhiculent l’idée que la femme prostituée peut satisfaire sexuellement plusieurs hommes différents sans en subir de dommages, cette recherche documente comment ces femmes s’en trouvent gravement affectées dans leur identité profonde, leur santé physique et mentale.

Conséquences de leur pratique prostitutionnelle, elles constatent avec détresse la perte du désir sexuel et l’anéantissement de leur vie sexuelle, une désensibilisation progressive de leur corps, le dégoût des gestes sexuels, la confusion sur leur identité sexuelle, une dissociation de plus en plus grave d’avec elles-mêmes qui les amènent à effectuer une rupture affective avec elles-mêmes et les autres. Elles révèlent la perte de l’attrait et de la confiance dans les hommes, l’abondance de leurs diagnostics médicaux, leur alcoolisme et leur toxicomanie, leurs pensées suicidaires et leurs tentatives de suicide, sans élaborer ici sur la perte de leurs enfants qui sont confiés à des familles d’accueil alors que leur plus grand désir est de constituer une famille.

Ce sont socialement les personnes les plus stigmatisées qui soient. Ces conséquences de l’exercice de la prostitution sont méconnues, banalisées, niées par les clients et les proxénètes qui ne subissent aucune conséquence comparable.

La prostitution n’est pas l’expression de la sexualité, laquelle implique le don et le partage d’une intimité, c’est de la génitalité. La prostitution n’est pas l’amour, c’est de la baise. La prostitution n’est pas un métier, se prostituer c’est être un corps public, c’est ne plus avoir de corps privé.

* Lire cet ouvrage

« Je vous salue … Marion, Clémentine, Eddy, Jo-Annie, Nancy, Jade, Lili, Virginie, Marie-Pierre, Valérie, Marcella, Eaucéanie, Aline, Kim, Thérèse, Manouck, Mélanie, Noémie, Marie … pleines de grâce. Le point zéro de la prostitution », par Rose Dufour Ph.D., anthropologue associée au Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale à l’UQAM et au Projet Intervention Prostitution Québec. Éditions Multimondes, 2005.

Notes

1. Paraphrase de la campagne de sensibilisation à l’itinérance réalisée par Trigone animation.
2. Dans 4 cas, c’est la perte de la personne la plus significative qui n’a pas été remplacée et qui a provoqué un changement de direction de leur vie.
3. Dans 3 autres cas, c’est l’éclatement de la famille, la séparation ou le divorce des parents qui met l’adolescente dans une situation d’abandon à 9 ans, 11 ans et 15 ans, événement qui entraîne des changements dans la vie familiale, dans les relations entre l’adolescente et chacun des parents, un changement de résidence.
4. Dans 3 autres cas, l’événement est un changement de résidence qui entraîne un changement dramatique du mode de vie. Voir les histoires d’Eaucéanie, de Clémentine et de Jade.
5. Par exemples : 1) Mineure en fugue à qui un camionneur offre une bonne somme d’argent en échange de sexe plutôt que de se conduire en adulte protecteur et qui profite de sa naïveté, de sa détresse et de sa pauvreté. Voir l’histoire de Valérie. 2) Mineure en fugue abordée par un adulte qui se fait protecteur en lui offrant gîte et couvert pour l’abuser et l’exploiter sexuellement. Voir l’histoire de Nancy. 3) Clients qui savent qu’elles sont mineures mais les exploitent sexuellement. Voir les histoires de Marcella et Jade.
6. D’où résulte souvent un syndrome post-traumatique, syndrome présenté par chez les soldats et les vétérans de la guerre.

Pour renseignements

Site des Éditions Multimondes ou www.multimondes.qc.ca.</a
Service de presse : Cécile Plourde, relationniste, (418) 682-6599.
ou
courriel.
Éditions MultiMondes : 1 800 840-3029.
ou multimondes@multim.com

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 mars 2005.



Format Noir & Blanc pour mieux imprimer ce texteImprimer ce texte   Nous suivre sur Twitter   Nous suivre sur Facebook
   Commenter cet article plus bas.

Rose Dufour, anthropologue


Rose Dufour est une anthropologue spécialisée en santé publique. Elle a œuvré dans sa spécialité dans le Grand Nord québécois. Depuis une douzaine d’années, elle a collaboré à l’étude des processus d’insertion et de désinsertion sociale des itinérant-es, des jeunes de la rue et s’est investie dans le dossier des orphelins de Duplessis. Rose Dufour est associée au Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale de l’Université du Québec à Montréal et travaille au Projet Intervention Prostitution Québec.



Plan-Liens Forum

  • Réfexion sur l’abus sexuel précoce et le phénomène de la sexualisation précoce
    (1/1) 6 mars 2005 , par





  • Réfexion sur l’abus sexuel précoce et le phénomène de la sexualisation précoce
    6 mars 2005 , par   [retour au début des forums]

    J’ai lu avec beaucoup d’intérêt, et de tristesse aussi, votre récit de l’expérience d’abus sexuel précoce de ces femmes prostituées. Je travaille à mieux comprendre le phénomène actuel de la sexualisation des préadolescentes et vos données de recherche m’amènent à d’autres réflexions. Lorsque des experts expliquent ce phénomène par une puberté de plus en plus précoce, débutant à 8 et 9 ans, (dossier de Coup de pouce du 4 février dernier), plutôt que par la conjugaison des forces capitalistes et néopatriarcales derrière l’industrie de la mode, de la ponographie et de la prostitution juvéniles, non seulement ils banalisent mais justifient l’abus sexuel des fillettes. Votre recherche permet de démonter cet argumentaire qui sème volontairement le doute sur la participation éventuelle des fillettes à cette « sexualité » (abus).


        Pour afficher en permanence les plus récents titres et le logo de Sisyphe.org sur votre site, visitez la brève À propos de Sisyphe.

    © SISYPHE 2002-2010
    http://sisyphe.org | Archives | Plan du site | Copyright Sisyphe 2002-2016 | |Retour à la page d'accueil |Admin