Dans quelques années, le gouvernement du Canada émettra-t-il des permis autorisant à vendre le corps et la sexualité humaine sous certaines conditions ? Créera-t-il un programme de subventions pour soutenir les bordels et le proxénétisme, maillon de l’économie qui lui échappe ?
Et verrons-nous ce genre de petite annonce dans tous les journaux : « Proxénète offre emploi à jeunes et jolies filles. Âge maximum : 21 ans. Fonction : dispenser des services sexuels. Bonnes conditions : horaire de travail souple, taux horaire intéressant, protection, assurance, fonds de pension, etc... » ?
Et des fonctionnaires de l’assurance emploi ou de la sécurité du revenu refuseront-ils des prestations à des jeunes femmes en chômage en invoquant des « débouchés » dans les bordels de la région, de la province, du pays, et même du monde, mobilité oblige ?
Et la Cour suprême du Canada donnera-t-elle raison à un « employeur » qui veut obliger une femme ou un homme à se prostituer en alléguant que le client a le droit d’avoir des services ? Cette même cour a bien statué, un jour, que les danseuses nues des bars ne peuvent refuser d’être touchées par un client lors d’une danse privée (dite au Québec : « danse à 10$ »). Le client a droit à ce service, a prétendu la vénérable cour. Mais la danseuse, elle, n’avait pas le droit de refuser de se prostituer. Ce n’est pas parce qu’on est juge qu’on a forcément du jugement.
Organiser l’esclavage sexuel ?
Au moment où certains pays combattent désespérément le trafic des êtres humains, au Canada, certaines féministes demandent que l’État crée des conditions favorables pour organiser ce trafic en libéralisant totalement la prostitution et le proxénétisme.
Elles veulent qu’on cesse de harceler et de poursuivre les prostituées, un point de vue que je partage. Mais elles veulent également que les lois reconnaissent la prostitution et le proxénétisme comme des « métiers comme les autres ». Une position qui s’inscrit dans la tendance néo-libérale, moteur de la mondialisation du commerce et des investissements (version moderne), qui considère tout, y compris les êtres humains, comme de la marchandise, donc soumis à l’offre et à la demande.
À mon avis, reconnaître la prostitution en tant que « métier comme les autres » et accorder un statut d’entrepreneur aux prostitué-e-s et aux proxénètes aurait pour conséquence immédiate de banaliser et d’accroître davantage l’exploitation sexuelle des femmes. Cette position me semble incompatible avec la lutte pour l’autonomie et l’égalité des femmes, ainsi qu’avec la lutte contre la violence sous toutes ses formes.
Je me demande en quoi autoriser des proxénètes à commercialiser le corps et la la sexualité d’autrui, favoriser l’ouverture de bordels et donner aux jeunes le message que la prostitution est un « métier comme les autres » peut améliorer la condition des femmes où que ce soit au monde. On devrait plutôt souhaiter que l’humanité s’améliore au point que plus personne ne soit poussé à se prostituer ou à acheter des services sexuels, et travailler pour cet objectif. On pourrait offrir tous les services de tout ordre nécessaires aux prostitués, hommes et femmes, qui veulent quitter la prostitution : elles et ils auraient ainsi un véritable choix.
Dans le contexte de la mondialisation, on dénonce la tendance à considérer le monde comme une marchandise et l’être humain comme une matière première. Au nom de l’intégrité et de la dignité de l’être humain, on dénonce la tendance de l’industrie pharmaceutique à s’approprier, au moyen de brevets, les gènes des individus, et bientôt, les organes pour fin de recherches et de profits. Et on voudrait que l’État rehausse le statut de la prostitution en considérant le corps et la sexualité comme objets d’un commerce légitime et banal ? J’imagine que ceux et celles qui préconisent cette voie ont des motifs valables, à leurs yeux, de le faire, mais je ne les comprends pas.
Je partage le point de vue d’Élaine Audet, qui fait de cette question « une question éthique fondamentale concernant la marchandisation de l’humain. Au lieu d’invoquer le libre choix de vendre son corps, ne faudrait-il pas plutôt en appeler au principe d’humanité, à une limite librement consentie, comme on l’a fait pour l’inceste et l’esclavage, face à la mise en marché tant de la sexualité que de la reproduction ? » ( Prostitution : droits des femmes ou droit aux femmes ?)
Je sais, je sais... je suis une hypocrite, une moraliste, une puritaine, une bornée, une intolérante, une frustrée, une irréaliste, une radicale de droite, et je vous autorise à allonger la liste. Et pourquoi pas une « terroriste », tiens ? Il y a vingt ans que j’entends ces mots-là. Ils ne me font pas peur, mais je les trouve un peu usés. Ils ne m’ont jamais convaincue que la plupart des femmes engagées dans la prostitution (et dans la pornographie, sa jumelle) le sont en toute liberté, pour vivre autrement leur sexualité, et qu’elles exercent « un métier comme un autre. » Voir dans cette opinion une attaque contre les prostituées, ce serait assimiler la personne à la fonction, ou ce serait un brin de mauvaise foi.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 septembre 2002.
Lire aussi un point de vue français : « Prostitution : Les mythes encadrant la prostitution, Les solutions à envisager pour endiguer et juguler cet esclavage »