Cabiria est une association française d’aide aux "travailleuses du sexe" comparable à celle de Stella à Montréal. En analysant le rapport d’activité de Cabiria pour l’année 2000, Marie-Victoire Louis cherche à connaître la position de ce groupe sur le système proxénète, c’est-à-dire sur ce que l’on appelle traditionnellement « la prostitution ». Elle évoque ensuite la question essentielle de la « méthode » de Cabiria et finit par la présentation de son projet.
Au chapitre de la méthode, le rapport de Cabiria commence par une introduction ésotérique consacrée aux « dragons et anges » délégitimant, d’emblée, selon M.-V. Louis, toute prétention à la rigueur. On ne peut qu’être frappé-e par l’évidence : alors que Cabiria fait de son « travail de terrain » sa spécificité, elle ne tire aucune leçon, ni même aucune interrogation dudit travail.
La présentation de ces documents est partielle, partiale et erronée. Plus encore, selon M.-V. Louis, Cabiria réécrit, réinterprète, occulte et déforme. Pas une seule présentation, analyse, parole de prostituées. Pour elle, le discours récurrent de Cabiria, qui croit délégitimer la parole de ceux et celles qui ne partagent pas ses positions parce qu’ils-ne-donnent-pas-la-parole-aux-prostituées, doit donc être formellement récusé.
Plus loin la chercheuse note qu’aucune analyse n’est faite des politiques mises en œuvre sur le plan international. Et lorsqu’il en est fait état, soit elles sont erronées, soit elles sont décalquées des analyses hollandaises. Et M.-V. Louis donne quelques exemples démontrant comment toutes les références aux textes de droit international sont au mieux fantaisistes, au pire, (gravement) fausses.
Concernant plus précisément la problématique du « trafic des femmes », le manque d’analyse est flagrant. Est-il possible, demande la chercheuse, d’affirmer lutter contre le trafic tout en abandonnant la lutte contre la prostitution et le proxénétisme ? En tout état de cause, continue-t-elle, Cabiria ne cache ni ses sources, ni ses référents politiques et écrit tranquillement que son « analyse du trafic a été largement inspirée par un article de la Fondation néerlandaise STV ».
Le discours marchand au service de la légitimation
M.-V. Louis souligne au passage les nombreuses expressions qui s’inscrivent dans les politiques de légitimation de la prostitution : « le plus gros exportateur mondial de travailleuses » ; « agent recruteur » ; « marché du travail commercial », « industrie du sexe et du travail domestique », « service sexuel » et bien sûr « travailleuses sexuelles ». Il est même fait état de « femmes "véritablement trafiquées". »
Par rapport aux clients, Cabiria s’inscrit dans les plus anciennes justifications de la domination masculine qui considèrent la prostitution comme relevant d’un droit de l’homme. Quant au proxénétisme, la position de Cabiria est plus ambiguë. Le plus souvent, le système proxénète est évacué de ses "analyses". Là encore, Cabiria s’inscrit et prolonge les analyses les plus classiques, c’est-à-dire celles qui expliquent la prostitution essentiellement par les prostituées.
Par rapport à l’État, on apprend que « Cabiria est le seul interlocuteur reconnu par les pouvoirs publics locaux en ce qui concerne les femmes de l’est et le trafic (!) » Ses ambitions politiques - qui dépassent largement son action concernant la prostitution - sont donc importantes. Sa reconnaissance institutionnelle, aussi.
En ce qui concerne les personnes prostituées et leur statut institutionnel dans Cabiria, on peut lire dans le rapport que le projet de Cabiria est de travailler à parité avec les personnes prostituées ». Plus loin, il est question de « parité entre personnes prostituées et professionnelles de santé ». Mais il est difficile de comprendre qui prend les décisions lorsqu’on lit que le CA (Conseil d’administration) et le Bureau « qui sont constitués à parité entre personnes prostituées et non prostituées » ne sont pas les organes dirigeants de Cabiria, mais sont seulement « consultés régulièrement ».
Problématique de l’exclusion et projet de Cabiria
M-V Louis note que l’analyse de Cabiria ne se situe pas dans le contexte d’une analyse sur l’existence de rapports de domination - qui est le fondement de la thèse du féminisme radical - mais dans une problématique de « l’exclusion ». Ainsi, dès la seconde page du rapport, on peut lire : « Le désespoir des personnes exclues est le plus souvent dû à l’intériorisation et à la violence du stigmate et reste l’enjeu principal ». Dans cette ’problématique’ du « stigmate de la pute », la question essentielle, selon Cabiria, n’est pas tant les violences qui leur sont imposées que le regard porté sur elles.
Et Marie-Victoire Louis de poursuivre : « Ainsi, si - en toute logique - je prolonge le raisonnement, cela signifierait-il que :
– si l’on supprime le stigmate, on supprime l’oppression, la subordination des femmes aux hommes ?
– si l’on change le regard porté sur les prostitué-es, elles/ils changeront le regard qu’elles/ils portent sur elles/eux ?
– Dès lors, leur « désespoir » en sera...amoindri ? transfiguré, supprimé ? Enfin le « désespoir » des prostitué-es et plus largement des « exclu-es » est-il l’angle d’analyse, politiquement pertinent ? »
M.-V. Louis termine par l’analyse du projet de Cabiria qui, tout en refusant de se présenter comme réglementariste, cherche à délégitimer à tout prix et sur tous les terrains, l’abolitionnisme, notamment par une réécriture travestie de son histoire en rebaptisant« prohibitionniste » - soigneusement isolées - certaines de ses représentantes.
D’autre part, Cabiria vise à devenir un interlocuteur obligé - voire privilégié et, en tout état de cause, incontournable - des pouvoirs publics à tous les niveaux. Agir en collaboration avec eux. Voire en se substituant à leur incurie en la matière. A cet égard, que Cabiria emploie l’expression de « partenaires » ne doit pas être considéré à la légère, souligne la chercheuse.
Cabiria se présente comme « féministe » et, plus encore, prétend s’inscrire dans le continuum du féminisme radical. Pour M.-V. Louis, bien évidemment, ce qualificatif est inacceptable car on ne peut pas justifier la prostitution et être féministe. C’est aussi simple que cela.
Octobre 2002
Marie-Victoire Louis est chercheuse au Centre national de recherche scientifique (CNRS), en France.
LIRE
– M.-V. Louis,
Pour une critique de la politique pro-prostitution de Cabiria , sur le site Les Pénélopes.
– M.-V. Louis, Oui, l’union européenne légitime la prostitution. Critique rigoureuse d’une résolution du Parlement européen concernant la lutte contre la traite des femmes, intervention au Colloque de l’UNESCO, « Peuple de l’Abîme. La prostitution aujourd’hui », (mai 2000).