L’auteure, active de longue date dans les dossiers mondiaux des droits de la personne, estime que le moment est venu pour l’ONU d’adopter un traité qui appuierait les efforts en cours pour mettre fin à la prostitution.
En me livrant récemment à un rattrapage de mes courriels après quelques jours de marche dans le désert, mon cœur a bondi en lisant le titre suivant : « Une ministre française souhaite abolir la prostitution en France et en Europe. » Cette femme est Najat Vallaud-Belkacem, ministre française des droits des femmes. La nouvelle campagne française pour abolir la prostitution aura ses détracteurs : « Impossible ! », « Trop idéaliste, si utopique, cela n’arrivera jamais ! » Et, bien sûr, les promoteurs des industries du sexe insisteront pour affirmer que « le sexe est un travail et un choix des femmes » J’ai entendu ces refrains dès 1991 lorsque, en tant que directrice générale et co-fondatrice d’une ONG de défense des droits de la personne, la Coalition contre la traite des femmes, j’ai amorcé le lancement d’une campagne mondiale visant à criminaliser les consommateurs de la prostitution, autrement connus sous les noms de prostitueurs ou « michetons ».
La France – et chacun des pays qui sont présentement en voie de modifier leurs lois pour abolir la prostitution – possède des bases solides sur lesquelles appuyer sa campagne. Len Suède, une mobilisation féministe, a conduit à l’adoption d’une loi, entrée en vigueur en 1999, qui interdit l’achat de services sexuels. Inscrite dans le cadre de la législation suédoise ciblant la violence faite aux femmes, cette loi reconnaît les méfaits infligés aux femmes par la prostitution. Selon Gunilla Ekberg, avocate suédoise et principale défenderesse de la nouvelle loi (1) : « L’infraction comprend l’achat de toutes les formes de services sexuels, qu’ils soient achetés dans la rue, dans les maisons closes, des soi-disant salons de massage, auprès de services d’escorte, ou dans d’autres circonstances semblables. »
La pénalisation des clients ne fonctionne que si les femmes en prostitution se voient fournir des abris, des services de soutien et une formation professionnelle. En 2008, la prostitution avait baissé de moitié en Suède (2), 71 pour cent des Suédois-es appuyaient la nouvelle loi et plus de femmes prostituées demandaient des services de soutien. En novembre de la même année, la Norvège a criminalisé l’achat de sexe, et l’Islande a fait de même en avril 2009. En 2012, cette mesure législative a été déposée à la Knesset en Israël, et des campagnes d’abolition de la prostitution sont présentement en cours dans plusieurs autres pays.
Aux États-Unis, la prostitution est illégale (3), sauf dans 11 comtés de l’État du Nevada où elle est légalisée. Certaines lois étatiques punissent l’acte de prostitution, d’autres criminalisent le racolage, l’organisation de la prostitution ou l’exploitation d’une maison de prostitution. Dans les faits, les seules personnes arrêtées sont habituellement les femmes qui vendent des services sexuels. Mais en mai 2012, on a vu la Ville de New York (4) procéder à plusieurs arrestations de prostitueurs lorsque le bureau des procureurs du district de Manhattan a appliqué les nouvelles lois de l’État en matière de traite à des clients qui payaient des personnes prostituées pour du sexe – une infraction pouvant entraîner jusqu’à un an de prison.
En 1992, Norma Hotaling, une victime de la prostitution, a élaboré une solution de rechange, exceptionnelle et féministe, aux lois américaines qui traitent les victimes de prostitution comme des criminelles. Elle a fondé à San Francisco l’organisation SAGE (Standing Against Global Exploitation) (5), qui a contribué à multiplier les arrestations des prostitueurs en mettant à leur disposition un programme correspondant à une première infraction. Les contrevenants ont le choix d’accepter une sentence ou d’assister à un cours destiné aux prostitueurs et donné par des survivantes de la prostitution. Toute deuxième infraction rétablit l’amende et la sentence rendue pour la première infraction. Depuis les 12 années d’existence du programme, seulement 4 à 5 pour cent de ces hommes sont arrêtés à nouveau. Quant aux femmes arrêtées, elles sont référées au SAGE pour y trouver des services de soutien. Si elles retournent à la prostitution, elles peuvent en tout temps s’adresser de nouveau au SAGE.
Bien que ces deux politiques soient aujourd’hui devenues célèbres sous le nom de « modèle nordique » et que le programme de SAGE soit répété dans le monde entier, nous nous trouvons maintenant dans une situation similaire à celle des féministes du XIXe siècle qui ont dû faire campagne État par État pour gagner le droit de vote des femmes. Ces campagnes étatiques, qu’il s’agisse d’États américains ou d’États-nations, sont des victoires qui inaugurent d’importants nouveaux changements. Mais, comme l’ont appris les féministes et plus tard le mouvement américain des droits civiques, ces campagnes ne conduisent qu’à des victoires partielles jusqu’à ce que soit adoptée une loi nationale ou, dans le cas de la prostitution, une législation internationale qui englobe l’ensemble de la prostitution partout dans le monde.
Najat Vallaud-Belkacem, en portant la campagne abolitionniste française à l’ensemble de l’Europe, ira au-delà d’une approche État par État, alors même qu’elle travaille à abolir la prostitution en France. Avec l’appui d’une nouvelle génération dynamique et déjà engagée de féministes, c’est le moment d’insister en faveur d’un traité mondial (de tels traités deviennent la loi de chaque État qui les ratifie). Et la création d’une loi modèle, la Convention contre l’exploitation sexuelle (6), est une bonne façon de commencer.
L’idée du recours au droit international pour criminaliser les clients est née en 1986 lors d’une réunion d’experts de l’UNESCO à Madrid qui portait sur la prostitution. J’y ai proposé que la prostitution soit considérée comme une violation de l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, puisque le fait d’être achetée et utilisée pour le sexe viole le plus fondamental des droits de la personne, celui de vivre dans la dignité et la paix.
En 1991, à la demande de Wassyla Tamzali, alors directrice des droits des femmes à l’UNESCO et initiatrice de la réunion de Madrid, j’ai convoqué une nouvelle réunion internationale afin d’élaborer une loi des droits de la personne en matière de prostitution. Les campagnes féministes menées contre l’industrie de la pornographie au cours des années 1980 ont été limitées par l’accent mis sur un seul enjeu et n’ont pas réussi à atteindre leurs objectifs. Conscient-es de cet échec, lors de la réunion marrainée par l’UNESCO et tenue au Collège Penn State, nous avons perfectionné un cadre juridique de base visant à faire de toutes les formes d’exploitation sexuelle une violation des droits de la personne, que les personnes affectées soient des enfants ou des adultes, et qu’elles soient contraintes ou prétendent être libres.
Nous avons dû définir l’exploitation sexuelle de manière inclusive et en référence au pouvoir exercé sur les personnes exploités sexuellement. Lors de notre réunion de 1991 à Penn State, la professeure Susan Edwards et moi nous sommes rencontrées pour discuter et prendre des notes sur la façon d’atteindre cet objectif. Quelques heures plus tard, elle est revenue à notre rencontre avec la définition suivante :
L’exploitation sexuelle est une pratique permettant à une ou des personnes d’obtenir une gratification sexuelle ou un gain financier ou une promotion, en abusant de la sexualité d’une personne par l’abrogation du droit humain de cette personne à la dignité, l’égalité, l’autonomie et au bien-être physique et mental.
En plus de cette définition, notre projet de traité international ou de « convention » stipule non seulement que chaque être humain a droit de vivre à l’abri de l’exploitation sexuelle, mais que l’expérience d’un pouvoir sexuel violent et masculiniste est une condition de classe des femmes qui a priorité sur toutes les pratiques traitant la prostitution comme un travail du sexe et comme un libre choix des femmes qui s’y trouvent.
À l’automne 1991, j’ai proposé la Convention contre l’exploitation sexuelle au Groupe de travail sur l’esclavage de la Commission des droits humains des Nations Unies. En plus de l’arrestation, du la condamnation et de la mise à l’amende des prostitueurs, ce traité exigerait des États qu’ils fournissent aux femmes des programmes de santé et de formation, ainsi que des emplois, puisque c’est leur absence qui envoie tant de femmes à la rue, au bordel ou les force à émigrer en quête de travail. Il forcerait les États à prévenir l’exploitation sexuelle des femmes en temps de guerre et à assurer la sécurité des femmes migrantes. En d’autres termes, la pénalisation des acheteurs doit s’accompagner d’un accès équitable des femmes à des emplois, et leurs vulnérabilités particulières à l’exploitation sexuelle (du fait d’abus sexuels antérieurs, de la pauvreté, de l’immigration ou de la guerre) nécessite le soutien de l’État.
À l’automne 1991, le magazine Ms. a publié les principes de notre nouvelle loi-type et y a salué « un éventuel repère pour les droits humains des femmes » (édition de septembre/octobre 1991). Pour avoir longtemps participé au mouvement féministe antipornographie, j’ai pris pour acquis qu’il appuierait cette loi internationale. Mais quelques mois plus tard, lorsque j’ai présenté ce travail lors d’une conférence féministe tenue dans une université américaine, mon cœur a sombré quand j’ai entendu certaines dirigeantes la rejeter, aux applaudissements de l’auditoire, sous prétexte qu’elle ne remettait pas le pouvoir entre les mains des femmes.
Puis, en décembre 1993, en négligeant explicitement de tenir compte du projet de Convention contre l’exploitation sexuelle, les Nations Unies ont adopté la « Déclaration sur l’élimination de la violence contre les femmes » (7), qui n’avait pas la force d’un traité et ne criminalisait pas les acheteurs de sexe. Au lieu de cela, elle a continué pénaliser les femmes plutôt que ceux qui les achètent.
Aujourd’hui, en 2012, un activisme féministe renouvelé se bâtit autour du mouvement visant à abolir la prostitution. La Convention contre l’exploitation sexuelle, si elle est portée à l’ONU par des militantes féministes et des ONG, permettrait de soutenir à la fois l’approche État par État et l’approche régionale comme la campagne qu’amène la France à l’Union européenne, et elle offre un vaste parapluie qui permet de reconnaître en toutes les formes d’exploitation sexuelle une violation des droits de la personne.
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