Dans ce texte, Janice Raymond fait une analyse systématique du rapport controversé de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), publié en 1998. Ce rapport décrit l’expansion de l’industrie du sexe et sa contribution non reconnue au Produit National Brut (PNB) de quatre pays du Sud Est asiatique (Malaisie, Indonésie, Thaïlande, Philippines). Il argumente également pour que soit reconnu le "secteur du sexe".
Selon l’agence officielle des Nations-Unies, cette reconnaissance englobe une extension des "droits du travail et des bénéfices pour les travailleurs du sexe", l’amélioration des "conditions de travail" dans cette industrie (Lim, P.212) et "l’élargissement du filet fiscal aux nombreuses activités lucratives qui y sont liées". (P.213) Janice Raymond fait remarquer que, même si le rapport de l’OIT dit ne pas plaider pour la légalisation de la prostitution, la reconnaissance économique du secteur du sexe, qu’il promeut, ne saurait se faire sans une reconnaissance légale de cette industrie. Ce rapport pourra être utilisé partout dans le monde, d’abord comme une justification pour favoriser l’entrée des femmes dans le "travail du sexe", pour affaiblir les statistiques du chômage ensuite, et pour taxer ainsi les femmes qui cherchent désespérément à survivre. Comme en Amérique Latine, l’impact des politiques macro-économiques dans certains pays d’Asie fournira à ces gouvernements des arguments apparemment rationnels pour développer l’industrie du sexe.
Une image « adoucie » de la prostitution
La chercheuse dénonce énergiquement le fait que l’OIT sous-estime gravement les violations et la violence que les femmes prostituées subissent : cet organisme nie l’atteinte qui leur est faite en déclarant que seulement 20% d’entre elles sont mal traitées et enfermées dans une forme de servitude. (Reuters, 1998) Elle souligne également que la situation d’extrême violence vécue par les prostituées ne s’applique pas seulement aux pays en voie de développement. Elle cite, notamment, une étude américaine sur 55 survivantes de la prostitution : 78% avait été victimes de viol par des proxénètes et des acheteurs de sexe, en moyenne 49 fois par an ; 84% avaient été victimes d’attaques graves et avaient été sévèrement battues, nécessitant souvent l’appel des services d’urgence et l’hospitalisation ; 49% avaient été victimes d’enlèvement et transportées d’un État à l’autre ; 53% avaient été victimes d’abus sexuels et de torture ; et 27 % avaient été mutilées. (Suzan Kay Hunter, 193, p.16).
« Le rapport de l’OIT parle peu de ce qu’endurent les prostituées, commente Janice Raymond. Au contraire, il souligne que le "bien-être individuel des prostituées" ne doit pas entrer en ligne de compte pour déterminer la politique. C’est précisément ces atteintes et ces souffrances que subissent les femmes prostituées, rendues visibles par la violence et les conséquences néfastes sur leur santé, qui démontrent à quel point sont fallacieux les arguments en faveur de la reconnaissance de la prostitution comme travail, et de l’industrie du sexe comme secteur économique. Toutes les études montrent au contraire que les femmes prostituées sont soumises à des vies dangereuses et à la limite de la brutalité. »
Le rapport de OIT, qu’on peut lire comme « la consécration économique de l’industrie du sexe », semble même « considérer les droits humains en matière de prostitution, comme un obstacle à la reconnaissance de l’industrie du sexe », dit Janice Raymond. Il souligne que le « bien-être individuel des prostituées » ne doit pas entrer en ligne de compte pour déterminer la politique. « (...) une position centrée sur les prostituées de manière individuelle a tendance à souligner un souci moraliste ou pour les droits humains, ce qui a son importance, certes, mais qui ne changera ni ne réduira le secteur (du sexe) ».
Si le rapport de l’OIT ne s’intéresse pas aux besoins individuels des femmes prostituées, il en va autrement des besoins des clients acheteurs. Raymond qui estime que « le corps de la femme prostituée est l’instrument par lequel l’acheteur mâle réalise sa domination de genre », dénonce le fait que les recommandations de l’OIT ne remettent pas le soi-disant droit « des mâles à acheter des femmes pour les exploiter sexuellement ». Au contraire, les recommandations du rapport « soutiennent explicitement cette optique selon laquelle les hommes ont besoin du sexe et ont le droit de l’avoir, même si pour cela, ils doivent acheter un corps de femme. »
Le cas du Vénézuéla : du courage politique
D’autre part, alors que le courant favorable à la libéralisation complète de la prostitution tente de minimiser les effets de son interdiction en Suède, en argumentant que ce pays a des conditions socio-économiques exceptionnelles, Raymond porte à notre attention le cas moins connu du Vénézuéla. En mai 1998, le gouvernement du Vénézuéla a fait passer une loi rejetant la demande de groupes puissants " pro-travail du sexe " qui avaient demandé à être enregistrés comme un syndicat légal de " travailleurs du sexe ". La décision du ministère du Travail vénézuélien s’appuyait sur le fait que la majeure partie de ce qui était défini comme " travail du sexe " était en fait de la prostitution, et qu’il s’agissait donc d’exploitation sexuelle.
Le Venezuela considère en effet que " la prostitution ne peut être identifiée comme un travail, car elle s’oppose aux principes de base de dignité et de justice sociale. " Il a également établi que l’objectif principal de la formation d’un syndicat est de "promouvoir le développement collectif de ses membres et de leur profession". Ainsi, une décision en faveur d’un syndicat de "travailleurs du sexe" amènerait de fait à la promotion et au développement de la prostitution. (Republica de Venezuela, 1998)
Depuis plus de dix ans, des groupes de femmes à travers le monde ont cherché une meilleure évaluation de la contribution des femmes aux économies nationales, en demandant l’inclusion dans les statistiques sur l’emploi, des travaux tels que la charge d’enfants ou de famille, les soins, le ménage, la cuisine et les courses, tous travaux que les femmes ont traditionnellement faits. La volonté actuelle de l’OIT de reconnaître économiquement la prostitution comme un travail légitime aura comme effet, dénonce Raymond, de légitimer l’industrie du sexe dans son entier en tant que secteur économique, avec pour conséquence l’abandon par les gouvernements de toute responsabilité et de toute volonté de voir les femmes accéder à des emplois décents et durables.
Points saillants
Le texte de Raymond, découpé en onze arguments/réponses, répond point par point à "l’opportunisme économique qui pousse à la reconnaissance de l’industrie du sexe et qui transforme l’exploitation sexuelle des femmes en un travail légitime". Voici ces points :
– La présentation du secteur du sexe comme big business et partie intégrante des économies nationales et internationales.
– La reconnaissance officielle de la prostitution comme extrêmement utile fin d’élargir le filet fiscal et couvrir ainsi nombre d’activités lucratives liées au sexe.
– L’alternative pour les femmes ayant peu ou pas d’éducation de gagner souvent plus grâce à la prostitution que par tout autre emploi possible qui leur serait proposé.
– La motivation des hommes à acheter des services sexuels dans une gamme plus étendue et plus sophistiquée.
– La décriminalisation totale permet aux gouvernement de mieux agir sur les dimensions criminelles de l’industrie qui vont croissantes.
– L’amélioration des conditions de vie des prostituées par l’assurance d’avoir les mêmes droits et bénéfices dans leur emploi que les autres travailleurs-euses.
– L’affirmation de Lin Lean Lim, éditrice (eh oui !) du rapport de l’OIT, selon laquelle "reconnaître la prostitution comme "un secteur économique" ne veut pas dire que l’OIT demande la légalisation de la prostitution."
– La nécessité de dépasser les questions morales, religieuses, de santé, des droits humains et de la criminalité parce que le phénomène de la prostitution est surtout de nature économique.
– La dénonciation de la violence faite aux prostituées ne correspond pas à la réalité. Il s’agit, selon le rapport, d’une recherche de sensationnalisme et d’une réponse moraliste plutôt que pratique.
– Le libre choix du travail du sexe comme une expression de libération sexuelle.
– La création d’une distinction entre la prostitution enfantine et celle des adultes dans le but de légitimer les soi-disant droits des femmes adultes de choisir la prostitution, occultant ainsi le mal fait aux femmes.
Le droit de ne pas être exploitée sexuellement
La solution n’est pas de considérer la prostitution comme un travail légitime et la voie essentielle pour les femmes engagées dans cette industrie, affirme Janice Raymond. Il faudrait plutôt intégrer ces femmes au courant principal de la vie économique d’un pays (mainstream). « Les femmes dans la prostitution ont besoin de services sociaux, de possibilité d’éducation et d’alternatives économiques, en fait une véritable reconnaissance économique qui ne les confine pas à une vie de prostitution, mais leur offre un autre avenir. Les femmes dans la prostitution ont besoin de projets générateurs de revenus qui leur permettront de gagner leur vie correctement, des emplois qui ne les enferment pas dans des vies d’exploitation sexuelle et économique. »
"C’est un droit fondamental d’être libre de toute exploitation sexuelle sous toutes ses formes. Les femmes et les filles ont droit à l’intégrité et à l’autonomie sexuelle."
RÉFÉRENCES
Janice Raymond, Légitimer la prostitution en tant que travail, L’Organisation Internationale du Travail (OIT) appelle à la reconnaissance de l’industrie du sexe , Décembre 1998. (Traduction en français de Bernice Dubois et Malka Marcovich)
Lim, Lin Lean (ed), The Sex Sector : the Economic and Social Bases of Prostitution in Southeast Asia, International Labour Organization, Geneva, 1998. Ce rapport n’est pas disponible en français.
Site CATW + Library+reports
– Lire le texte original de Janice G. Raymond en version française ici.
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