Il nous est régulièrement donné d’entendre que l’approche de réduction des méfaits (appelée réduction des risques en Europe francophone) serait une panacée dans l’intervention auprès des personnes ayant une pratique jugée « à risque ». L’approche de réduction des méfaits aurait pour but de réduire les méfaits individuels et sociaux liés à une pratique afin, prétend-on, de favoriser le bien-être des individus et de la communauté. Son succès présumé dans le domaine de la prévention du sida (par la possibilité pour l’usager d’accéder à des seringues stériles) et du traitement de la dépendance respectant le rythme de l’usager (par la prescription de méthadone, par exemple) l’a menée au rang de modèle d’intervention pour d’autres types de problématiques.
Ainsi, certains intervenant-e-s et militant-e-s pour la légalisation de la prostitution jugent qu’une telle problématique sociale nécessite également une intervention de type « réduction des méfaits » sans trop réfléchir sur les distinctions pourtant fondamentales que l’on peut faire entre la prostitution et les dépendances à des substances telles que l’héroïne ou l’alcool.
Mariage entre le lobby pro-prostitution et l’approche de réduction des méfaits
Certains pays occidentaux ont développé, au milieu des années 1980, des programmes de réduction des méfaits n’ayant pas pour but d’exiger l’abstinence des toxicomanes, mais visant plutôt à leur fournir de la méthadone, ainsi que des seringues stériles. Même si l’approche pro-abstinence continue d’être défendue par les tenants de l’approche antidrogue aux États-Unis, de même que par le réseau European Cities Against Drugs (ECAD), on peut dire cependant que l’approche de réduction des méfaits a réussi à devenir un modèle de référence crédible pour des organisations internationales comme l’Organisation des Nations Unies et l’Organisation mondiale de la santé. Ce modèle de réduction des méfaits appliqué au phénomène de la drogue a été transposé dans d’autres domaines, tels que l’usage de l’alcool et, sujet qui nous intéresse ici, la prostitution. Cet élargissement du modèle de réduction des méfaits s’est fait au cours des années 1990 par le biais d’instances naissant à cette époque, comme l’International Harm Reduction Association, ainsi que par le biais de publications telles que l’International Journal of Drug Policy. (1)
Notons que c’est à cette époque que se consolide également le mouvement faisant la promotion du « travail du sexe ». On peut penser que l’approche de réduction des méfaits, qui avait alors le vent dans les voiles, s’est avérée une base pour chercher à consolider et légitimer le « travail du sexe ». Le fait que les personnes dans la prostitution s’avèrent souvent des personnes ayant des problèmes de toxicomanie a pu favoriser l’infiltration de l’approche de réduction des méfaits dans le milieu de la prostitution. Dès lors, des groupes travaillant avec les « travailleuses du sexe » ont reçu du financement d’organismes luttant contre le sida, tels que Europap, l’Organisation mondiale de la santé et ONU-Sida. Selon Melissa Farley, ce financement pour la bonne cause aurait facilité l’implantation et la « légitimation sociale » de l’industrie du sexe. (2)
Des projets adoptant l’approche de réduction des méfaits ont été implantés dans les pays émergents aux prises avec un taux important de personnes affectées par le VIH. Par exemple, un projet de ce type a vu le jour dans le quartier de prostitution Sonagachi, à Calcutta, en Inde, dans les années 1990. Ce projet, qui adopte le « pragmatisme » de l’approche de réduction des méfaits, n’a pas pour but de remettre en question l’institution de la prostitution. Au contraire : son but est de convaincre les proxénètes et les propriétaires de bordels de l’importance du sécurisexe afin que les femmes dans la prostitution reçoivent leur support lorsqu’elles exigent des clients le port du préservatif. Si le but de ce projet est officiellement de limiter la propagation du VIH et de développer l’autonomisation (empowerment) des femmes prostituées, il amène néanmoins la collusion des intervenantes et intervenants avec le point de vue des proxénètes.
Ainsi, l’on cherche à convaincre les propriétaires de bordels que le port du préservatif ne sera pas dommageable à leur « business », mais qu’il va permettre d’accroître la santé et donc la « productivité de leurs employées » (3). Mais comme ces proxénètes, de même que les clients prostitueurs, ont tendance à considérer les femmes prostituées comme interchangeables, peu de changements de comportements sont constatés et l’éducation au sécurisexe ne vise pratiquement que les femmes prostituées. En effet, les interventions en réduction des méfaits tendent à faire reposer sur les épaules des personnes prostituées leur propre protection (par exemple, en suggérant des techniques de négociation pour le port du préservatif ou en les incitant à utiliser des préservatifs féminins leur permettant d’éviter de telles négociations) et à adopter le point de vue du client (en adaptant le « travail » en fonction des comportements irresponsables et potentiellement violents de ceux-ci).
Le projet Sonagachi est présentement mis en oeuvre dans d’autres régions en Inde et dans d’autres pays en voie de développement. Il reçoit l’appui de la Banque mondiale et des Nations Unies. Si le projet cherche à faire chuter le taux d’infection, il continue néanmoins de maintenir une partie de la population féminine dans la prostitution et de légitimer une pratique qui fait courir aux femmes des risques d’infection (en plus de les exposer à la violence des prostitueurs). L’autonomisation chez ces femmes devrait pourtant aller de pair avec une remise en question de l’institution de la prostitution au lieu de demeurer une autonomisation de surface qui ne sert qu’à légitimer le droit des hommes d’acheter du sexe. En effet, les problèmes vécus par les femmes prostituées ne sont pas uniquement de leur ressort : ils sont causés en bonne partie par les clients et les proxénètes. Tant que ceux-ci agiront de la sorte, il est peu probable que ces femmes pourront atteindre une réelle autonomisation.
Distinguer les problèmes de dépendances et la prostitution
Lorsqu’on parle de prostitution, on est généralement amené à parler de problématiques variées qui lui sont reliées, mais qui ne définissent pas comme telle la prostitution. Ainsi, la toxicomanie représente un problème courant chez les personnes prostituées, constituant souvent un facteur d’entrée dans la prostitution et un frein à son arrêt. L’utilisation de drogues s’avère souvent « nécessaire » pour endurer la répétition d’actes sexuels non désirés, ce qui amène la personne prostituée à un cercle vicieux de prise de drogue pour se prostituer et de prostitution pour payer sa drogue. Par ailleurs, la propagation du VIH et des ITS est maintenant une réalité avec laquelle les personnes dans la prostitution doivent composer. Mais ces maladies ne définissent pas non plus la prostitution, c’est-à-dire la vente et l’achat d’actes sexuels.
On ne « règle » pas le problème de la prostitution en donnant des préservatifs. De plus, la prostitution est une problématique beaucoup plus complexe qu’un problème de dépendance à une substance (sans minimiser pour autant ce problème). Comme telle, la prostitution, pour la personne prostituée, n’est pas une « dépendance », loin de là (elle est même presque toujours un acte aliénant pour la personne qui l’exerce) : elle est une solution de survie et parfois une façon de pouvoir alimenter une dépendance (comme la drogue ou l’alcool). Il apparaît donc paradoxal qu’elle soit traitée de la même façon qu’un problème de dépendance.
La psychiatre américaine féministe Melissa Farley a été une des principales critiques de l’approche de réduction des méfaits dans le domaine de la prostitution. Melissa Farley considère que les méfaits causés par la prostitution sont souvent « invisibles » aux yeux de la société. (4) Cela serait dû, entre autres, à l’idéologie libertarienne en matière de sexualité qui tend à en concevoir pratiquement toutes ses manifestations comme une victoire sur le moralisme étouffant qui perdure encore dans certaines tranches de la société. Cela serait également dû à un jugement un peu rapide et erroné de la part de certains tenants de l’approche de réduction des méfaits, ainsi qu’à des comparaisons ne tenant pas la route.
Pour Melissa Farley, la prostitution nécessite d’autres types de comparaison. Dans ses écrits, elle la compare à la violence domestique, l’esclavage, le harcèlement sexuel, la torture, l’inceste et le viol. La prostitution, dans sa définition même, aurait bien plus à voir avec des formes de violence et d’exploitation, personnelle et sociale, qu’avec des substances pouvant créer une dépendance, comme les drogues et l’alcool. Même si cela apparaît d’une telle évidence, il est étonnant de constater à quel point cette dimension est occultée par bien des chercheuses, des chercheurs et des intervenant-e-s en réduction de méfaits. Le rapport de la personne prostituée à sa pratique est d’un tout autre ordre que le rapport de la personne dépendante de sa substance. En fait, dans la prostitution, ce n’est pas la personne prostituée qui consomme de la prostitution, c’est son client (ou prostitueur) qui consomme et c’est elle qui est consommée (elle est le « produit », en quelque sorte). Et s’il y a un problème de dépendance à la prostitution, elle se trouverait peut-être chez les clients qui se considèrent « sexaholics ». Mais encore là, il serait inadéquat de considérer ce genre de comportement de la même façon que l’on considère la consommation d’une substance : aucun humain ne devrait être utilisé comme objet de consommation.
Remettre en question la prostitution en tant que violence sexuelle
Le parallèle que l’on peut faire entre les femmes prostituées et les femmes victimes de violence conjugale est intéressant car il nous permet de situer les limites de l’approche de réduction de méfaits. Ainsi, des mesures qu’on pourrait considérer de réduction des méfaits ont été mises en place concernant la problématique de la violence conjugale : les refuges pour femmes violentées et les ressources d’urgence pour les cas de détresse psychologique, par exemple. Néanmoins, un autre pan de l’intervention vise à lutter contre la violence conjugale et à donner la possibilité aux femmes de sortir d’une situation intenable. Il n’y a généralement pas de tentative de légitimer la violence conjugale et de la légaliser, au nom du pragmatisme. Le fait de considérer que, pour la prostitution, la solution réside dans l’implantation de bordels surveillés et contrôlés reviendrait à demander à ce qu’il y ait des zones établies où l’on pourrait violenter sa femme en toute tranquillité.
L’application de l’approche de réduction des méfaits à d’autres problématiques sociales que la consommation de substances n’est pas nécessairement appropriée et peut correspondre à une application un peu simpliste d’une approche qui a pu faire ses preuves dans le cas des problèmes de consommation. Même si on peut retrouver ces problématiques chez les personnes prostituées, elles ne définissent pas comme telles la prostitution. On peut ainsi soutenir qu’il faut aider les personnes dans la prostitution à solutionner leurs problèmes de toxicomanie et de prévention du VIH, dans les cas où cela s’applique, sans soutenir la prostitution comme telle. Le fait que des femmes dans la prostitution puissent bénéficier de préservatifs ou de seringues stériles, comme d’autres personnes à risque de contracter le VIH, ne doit pas pour autant nous faire considérer la prostitution comme une activité nécessitant une approche de réduction des méfaits. Au contraire, elle doit être remise en question de la même manière que l’est la violence conjugale.
La prostitution se situe dans un continuum de violence sexuelle exercée par des hommes à l’encontre (surtout) des femmes et viole leurs droits humains fondamentaux. De la même façon que les femmes victimes de violence conjugale doivent avoir accès à des soins et à des refuges, les personnes prostituées doivent également avoir accès à des soins et à des lieux pouvant les aider dans ce qu’elles vivent physiquement et psychologiquement (toxicomanie, violence, maladies transmises sexuellement, etc.), mais cela ne doit pas nous empêcher de lutter contre cette violence. Les multiples problèmes physiques et psychologiques vécus par les personnes prostituées, comme ceux vécus par les personnes victimes de violence conjugale, devraient plutôt nous alerter et nous amener, comme société, à combattre ces phénomènes basés sur des inégalités sociales.
Enfin, il nous faut proposer des modèles d’intervention qui, sans aller à l’encontre de l’approche de réduction des méfaits, aillent beaucoup plus loin, en remettant en question l’institution de la prostitution et les inégalités entre les sexes. Il nous faut également amener les gouvernements, les instances internationales, les chercheuses, les chercheurs, les intervenant-e-s, les citoyen-ne-s et les personnes dans la prostitution elles-mêmes, à comprendre les méfaits intrinsèques de la prostitution. Au-delà de la simple réduction des méfaits, il nous faut développer des solutions pour favoriser la réduction de la demande (des clients), la réduction du recrutement dans la prostitution et l’élimination du méfait de la prostitution comme institution, violence et exploitation.
* Cet article présente une version courte de l’article de Rhéa Jean, « L’approche de réduction des méfaits appliquée à la prostitution : un problème conceptuel ? », publié dans Perspectives étudiantes féministes (2010).
Notes
1. Pierre Brisson , L’approche de réduction des méfaits : sources, situation, pratiques », Comité permanent de lutte à la toxicomanie, Ministère de la Santé et des Services sociaux, Gouvernement du Québec, 1997.
2. Melissa Farley, « Bad for the Body, Bad for the Heart : Prostitution Harms Women Even if Legalized or Decriminalized », Violence Against Women, vol. 10, n° 10, 2004, pp. 1087-1125. Document PDF dans Prostitution Research.
3. Manoj P. Pardasani, « HIV Prevention and Sex Workers : An International Lesson in Empowerment », International Journal of Social Welfare, n° 14, 2005, p. 122.
4. Melissa Farley, « Prostitution and the Invisibility of Harm », Women and Therapy, n° 26, 2003, pp. 247-280. Document PDF, Prostitution Research.