De 2003 à 2005, un sous-comité parlementaire canadien a tenu des audiences pour examiner les lois sur le racolage et son rapport, qui n’a pas été rendu public à la suite de la prise de pouvoir par le parti conservateur, aurait pu recommander la décriminalisation totale de la prostitution comme solution pour améliorer la vie des femmes prostituées.
Pourtant, les statistiques montrent clairement que la santé et la sécurité des femmes prostituées se sont détériorées dans tous les pays qui ont décriminalisé la prostitution. La prostitution juvénile et le trafic des femmes et des enfants y ont grimpé en flèche et un infime pourcentage seulement des femmes prostituées sont enregistrées et paient des impôts. Avec la mondialisation des industries du sexe, les intérêts du patriarcat, du capitalisme et du crime organisé se conjuguent.
Au Canada, il existe actuellement un consensus pour que tous les niveaux de gouvernements cessent de traiter les femmes prostituées comme des criminelles et leur fournissent l’accès aux services sanitaires, sociaux, juridiques et policiers qu’elles réclament, à des refuges d’urgence et à des abris à long terme, que les auteurs de violence à leur égard soient poursuivis au criminel, que les policiers soient là pour les protéger et non pour les harceler et leur distribuer des contraventions. Là où il y a débat, c’est sur la décriminalisation tant des clients que des proxénètes (1).
La violence inhérente à la prostitution
La prostitution détruit les personnes qui la pratiquent. On ne peut continuer à occulter la responsabilité du client, qui est partie intégrante de cette destruction, sans une hypocrisie et une malhonnêteté criantes. Cette violence permanente, physique, sexuelle, et morale entraîne, chez les femmes prostituées, un risque de mort prématurée 40 fois supérieur à la moyenne (2).
La violence constitue le principal risque de santé pour les femmes prostituées. La prostitution de rue est la plus dangereuse en raison de la violence physique et sexuelle qui s’y exerce et du fait qu’elle s’organise autour du commerce illicite des drogues et de la criminalité (3).
La prostitution a les mêmes conséquences que le viol sur la santé mentale et physique des personnes qui la pratiquent. Comment peut-on n’exprimer qu’indifférence quand les clients et les proxénètes continuent à agresser physiquement (coups, viols, séquestration, meurtres) les femmes dans la prostitution ? Alors que la société a fini par se décider à pénaliser le viol, reconnaissant qu’aucun besoin sexuel ne peut justifier l’agression et la destruction d’une personne, qu’attend-t-on pour pénaliser le viol tarifé subi, jour après jour, par les femmes prostituées ?
Ce ne sont pas toutes les femmes que la misère pousse à la prostitution, il y faut un terrain qui prédispose à envisager une telle solution. On remarque chez la majorité des femmes prostituées des traumatismes vécus dans l’enfance, tels que l’inceste, le viol, les violences physiques, qui créent, chez celles qui ont été ainsi brisées, un désir inconscient d’anéantissement de soi qui trouve un exutoire dans la prostitution.
Le milieu prostitutionnel comporte des situations de violence sexuelle et de contraintes psychiques, invisibles à l’œil nu, mais tout aussi efficaces que celles qu’exercent les proxénètes et les trafiquants.
Alors que la majorité des femmes entrent dans la prostitution vers l’âge de 14 ans, après que la violence de leur milieu, la pauvreté, le chômage, la drogue les aient rendues vulnérables, que plus de 90% d’entre elles déclarent qu’elles quitteraient la prostitution si elles le pouvaient, on est en droit de douter de l’étendue de la prostitution « libre » et « volontaire ». Il existe un continuum entre la prostitution locale et la traite internationale des femmes à des fins de prostitution autant qu’entre la prostitution juvénile et la prostitution adulte.
Sida et toxicomanie
La décriminalisation totale et la légalisation de la prostitution n’ont pas résolu les problèmes de santé publique, parce que seules les femmes prostituées sont « soumises » à un examen médical régulier mais pas leurs clients. C’est donc leur santé à elles qui est une fois de plus mise à risque, environ 40% des clients refusant de porter un condom. Des sources médicales (4) révèlent que 33 % des prostitués n’utilisent pas systématiquement de préservatifs et 11% n’y recourent jamais.
L’absence de politiques globales de la part des gouvernements pour combattre la prostitution et offrir des solutions de rechange aux personnes prostituées, la quasi inexistence de suivi, de surveillance ou de dépistage des MTS et du sida, des cancers gynécologiques, des problèmes ménopausiques, de la contraception et des grossesses met tragiquement en danger la santé des femmes prostituées. Leur seuil de tolérance à la douleur, plus élevé que la moyenne de la population, leur permet de supporter des douleurs nettement supérieures à celle-ci et d’atteindre souvent un état de santé critique sans ressentir la nécessité de recourir à des soins médicaux.
La prostitution est une activité dévastatrice physiquement et moralement, pour la majorité des femmes qui y sont contraintes, ne serait-ce que par le fait d’être traitées comme une marchandise sexuelle. La plupart d’entre elles ne peuvent continuer qu’en se droguant. Elles se trouvent très rapidement prises dans un cercle vicieux où la toxicomanie entraîne la prostitution qui elle-même nécessite l’usage de drogue.
L’alcool joue aussi un rôle essentiel dans le fonctionnement du système prostitutionnel et contribue à la détérioration de la santé des femmes.
« On est son corps »
L’état de stress post-traumatique (ESP), ou dissociation, est l’une des plus graves atteintes à la santé des femmes prostituées. Annie Mignard parle d’une expérience schizoïde de la prostitution. Elle insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas, comme dans beaucoup de professions où le corps est en jeu, d’une force de travail extérieure à ceux et celles qui la pratiquent mais de " l’intégrité du dedans ", de " l’identité d’un être sexué et total ". Pour Mignard, le corps n’est pas un objet séparé de soi qu’on peut vendre ou louer, mais l’être même : « On n’a pas son corps, on est son corps (5). »
On a relevé chez 67% des personnes prostituées la présence de troubles psychiques analogues à ceux diagnostiqués chez les vétérans de la guerre du Vietnam. Pour Dr Judith Trinquart, « les conséquences psychiques de la situation prostitutionnelle se manifestent par un véritable clivage entre la personnalité prostituée et la personnalité "privée" de la personne prostituée, constituant l’aspect psychique de la décorporalisation (6) ».
Ce clivage est un mécanisme de défense psychique contre les agressions et les violences vécues dans la situation prostitutionnelle dont la première consiste à subir des rapports sexuels non désirés de manière répétitive. Le fait que le caractère humain unique d’une personne doive disparaître au bénéfice du rapport strictement commercial est extrêmement destructeur pour tout être vivant cette situation.
Un rapport de pouvoir inacceptable
En décriminalisant la prostitution, on perpétue la violence responsable de la dégradation de la santé des femmes prostituées. On met ainsi froidement à la disposition des hommes un "marché" de femmes et d’enfants de plus en plus vaste et renouvelable sans d’abord s’interroger sur la légitimité d’une telle exigence masculine et sur les retombées que cela aura pour l’ensemble des Canadiennes.
Que reste-t-il du féminisme quand on ferme les yeux sur les rapports sexuels de domination, inscrits en lettres majuscules, et souvent de sang, dans le système prostitutionnel, et qu’on défend le droit pour les hommes - les clients prostitueurs et les proxénètes - de s’approprier légalement les femmes les plus pauvres et les plus vulnérables pour leur propres profits et plaisirs ?
Notes
1. AUDET, Élaine, Prostitution - Perspectives féministes, Montréal, les éditions Sisyphe, 2005.
2. POULIN, Richard, La mondialisation des industries du sexe - Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants, Ottawa, L’Interligne, 2004.
3. DAMANT, Dominique et al., « Trajectoires d’entrée en prostitution : violence, toxicomanie et criminalité », Le Journal international de victimologie, Année 3, Numéro 3, Avril 2005 :
4. INGOLD, Rodolphe, « Drogue/prostitution, le couple infernal », Journal International de Médecine, 1993 :
5. MIGNARD, Annie, « Propos élémentaires sur la prostitution », Les Temps modernes, 1976.
6. TRINQUART, Judith, "Conséquences psychiques et physiques de la prostitution", Attac, 2002.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 mai 2006.