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vendredi 2 mai 2003 Prostitution, trafic sexuel et mondialisation Une analyse du livre de Yolande Geadah
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Rarement livre aura-t-il répondu à un tel besoin que La Prostitution un métier comme un autre ? de Yolande Geadah qui vient de paraître chez VLB. Au Québec, le débat sur cette question n’a jamais cessé, même après le vote de la FFQ en faveur de la " décriminalisation des femmes se livrant à la prostitution et au travail du sexe ", à l’automne 2002. Le plus grand mérite de cet essai est de situer le marché de la prostitution dans le contexte général de la mondialisation, une entreprise des plus lucratives de marchandisation du corps des femmes et des enfants par le proxénétisme international.
Ce livre montre que nous vivons en Haut-Patriarcat, à une époque où l’on considère normal que les hommes puissent se satisfaire sexuellement en tout temps et partout du fait qu’ils payent pour acheter le corps d’une femme, d’un enfant ou quelquefois d’un autre homme. Comme si une moitié de l’humanité devait se rendre de plus en plus disponible pour satisfaire tous les désirs de l’autre. Et le pire dans cette histoire, c’est que des femmes, au nom du féminisme, se portent à la défense de ce nouvel esclavage moderne et mondialisé. Dans La prostitution un métier comme un autre ?, Yolande Geadah démasque magistralement la démagogie et les intérêts individuels derrière les prises de position pour décriminaliser non seulement les prostituées mais également le proxénétisme et les clients, en reconnaissant à ces acheteurs de chair humaine le droit de se payer le corps d’une femme quand bon leur semble. Après avoir situé le débat dans son contexte historique, elle analyse minutieusement tous les arguments en faveur de la libéralisation totale de la prostitution et ceux en faveur de l’abolition de l’esclavage sexuel. Elle montre le rapport indissociable entre les droits individuels et collectifs, entre la prostitution locale, le trafic international et le tourisme sexuel. Elle met en évidence les conséquences désastreuses de la banalisation du " système proxénète " sur les rapports hommes-femmes et l’ensemble des rapports sociaux. Y. Geadah se réclame d’une approche féministe critique de la prostitution, respectueuse des personnes prostituées et de leurs droits fondamentaux, et elle choisit de limiter son analyse essentiellement à la prostitution des femmes et des fillettes, qui représentent la très grande majorité (plus de 90%) des personnes prostituées dans le monde. On se rappelle qu’elle a participé, comme membre de la Fédération des Femmes du Québec, au débat sur la prostitution, depuis la Marche mondiale des femmes en l’an 2000. Elle n’a pas craint, à l’automne 2002, de critiquer publiquement la façon dont se sont déroulées la tournée d’information et l’Assemblée générale de la FFQ qui ont abouti à une série de résolutions concernant le " travail du sexe ". Parce que le débat a tendance à glisser rapidement vers la dimension juridique, la chercheuse choisit plutôt d’élargir la perspective, en mettant l’accent sur les dimensions humaine, sociale, politique, éthique de la prostitution, et de replacer la question dans le contexte de mondialisation où elle s’inscrit aujourd’hui. Que l’on soit ou non d’accord avec la reconnaissance de la prostitution comme travail, il est impossible, selon elle, d’ignorer les revendications issues de ce courant, d’autant plus qu’elles concernent un groupe socialement défavorisé et majoritairement composé de femmes. La mondialisation de la prostitution L’aspect le plus important du livre consiste à montrer clairement les liens qui existent entre la prostitution locale, le trafic international et le tourisme sexuel. Pour Yolande Geadah, la mondialisation du proxénétisme et du trafic sexuel constitue aujourd’hui la principale caractéristique de la prostitution. Il s’agit fondamentalement d’une exploitation sexuelle qui porte atteinte de mille et une façons à l’intégrité physique et mentale des personnes concernées, qu’elles soient ou non " consentantes ". Les chiffres des Nations-Unies sont effarants : près de 4 millions de personnes, en majorité des femmes et des fillettes, mais de plus en plus de garçons également, sont l’objet de trafic tous les ans dans le monde. Selon l’Unicef, le nombre d’enfants, surtout des filles, victimes d’exploitation sexuelle augmente d’un million chaque année. Aux USA, entre 244 000 et 325 000 jeunes femmes, souvent mineures, sont victimes de trafic, alors qu’au Canada, on estime leur nombre entre 8 000 et 16 000 par année. Il ne fait aucun doute aujourd’hui qu’entre 76% et 100% des entreprises du sexe sont contrôlées, financées ou soutenues par le crime organisé. Selon les Nations-Unies, en 1990, le trafic des femmes et des enfants a généré de 1,2 à 2 millions d’euros (soit de 1,9 à 3,2 millions de dollars canadiens), alors qu’en l’an 2000, il a rapporté de 8 à 9 milliards d’euros (soit autour de 14 milliards de dollars canadiens). D’autre part, les données d’Interpol révèlent qu’une prostituée rapporte en moyenne quelque 108 000 euros (soit 172 800 $CAN) annuellement à son proxénète. De l’avis des experts européens, le trafic des femmes et des enfants rapporte aujourd’hui plus que celui des armes et de la drogue, car une arme ne peut être vendue qu’une fois, tandis qu’une femme peut l’être plusieurs fois. La chaîne de l’exploitation sexuelle va, du recrutement actif des femmes dans les pays d’origine jusqu’à la gestion d’établissements de sexe dans les pays de destination, et repose en grande partie sur des liens ethniques et culturels qui facilitent le trafic. Les principaux modes de recrutement sont : l’enlèvement ou la vente d’enfants, la duperie ou le recrutement en douceur par le biais de promesses d’emploi à l’étranger, l’utilisation des agences de rencontre ou de mariage par les réseaux de trafiquants. Achetées et vendues à répétition par les proxénètes qui confisquent leurs papiers et les déplacent à leur guise d’un établissement à l’autre et d’un pays à l’autre, ces jeunes femmes ne savent plus parfois où elles se trouvent, constate Yolande Geadah. Croyant partir travailler comme serveuse et gardienne à Paris, elles peuvent se retrouver à Nice, Amsterdam ou Strasbourg, forcées à faire du racolage sur les trottoirs ou à trimer dans des bordels obscurs, obligées parfois de faire de 15 à 30 passes par jour pour rapporter la somme exigée par les proxénètes, à défaut de quoi elles sont battues. Le tourisme sexuel Le tourisme sexuel, remarque la chercheuse, est pour ainsi dire l’envers de la médaille du trafic sexuel. Alors qu’avec le trafic il s’agit d’ " exporter " des femmes et des enfants, des pays pauvres vers les pays riches, à des fins d’exploitation sexuelle, dans le cas du tourisme sexuel, ce sont les " consommateurs " qu’on déplace des pays riches vers les pays pauvres. Sur 60 $ dépensés dans le tourisme sexuel, on estime qu’à peine 10$ reviennent aux femmes. Le trafic et son pendant, le tourisme sexuel, constituent une autre façon pour les mieux nantis d’exploiter sans limites les ressources humaines des pays pauvres. En dépit des variations dans les conditions de la prostitution et du trafic sexuel, il est difficile, affirme Y. Geadah, de nier qu’on est en présence d’un même système d’exploitation, fondé sur les inégalités et la domination. Il s’agit d’une violation permanente de l’intégrité physique et mentale des personnes prostituées qu’elles soient ou non " consentantes ", comme le stipule le protocole ajouté, en l’an 2000, à la Convention de 1949 des Nations-Unies pour la répression de la traite des être humains. L’auteure insiste sur le fait que la déréglementation du marché du sexe relève d’une conception néolibérale qui a fait son credo de la privatisation et de la déréglementation, bref qui préconise la non-intervention de l’État, laissant au libre marché le soin de régler prétendument tous les problèmes sociaux. N’y a-t-il pas incohérence de la part de certaines militantes pro-libéralisation de la prostitution, se demande-t-elle à juste titre, à promouvoir cette position tout en s’opposant à la mondialisation des marchés ? La stigmatisation des personnes prostituées Le mouvement pour la libéralisation de la prostitution prétend qu’une telle réforme permettrait de faire disparaître la stigmatisation des prostituées, alors que, pour Y. Geadah, elle aurait pour effet de rendre socialement acceptable leur exploitation et d’anéantir des décennies d’efforts en faveur de la promotion du statut des femmes et de leurs droits. Le débat sur la prostitution mène à un choix de société qui exige de faire la distinction entre les choix individuels qui peuvent être tolérés par la société et les choix collectifs qui sont encouragés ou renforcés par des politiques publiques. Après avoir passé en revue l’histoire de la prostitution, l’essayiste analyse la base théorique des mouvements pour la reconnaissance légale de la prostitution qui s’inscrivent, selon elle, dans le courant postmoderne selon lequel tous les phénomènes s’expliquent par la perspective individuelle des personnes impliquées. Dans cette optique, la prostitution apparaît comme un choix individuel légitime, voire une forme de résistance et d’émancipation, du fait qu’il est en rupture avec le modèle dominant, conjugal et reproductif, et permet en plus d’acquérir l’autonomie financière. Cette vision des choses occulte complètement l’atteinte à la dignité et à l’intégrité des femmes et s’illusionne en supposant qu’il suffirait de reconnaître la prostitution comme une activité économique légitime pour régler les problèmes de violence et de contrainte liés à la prostitution. Selon cette logique postmoderne, on ne devrait légiférer sur rien, car cela irait nécessairement à l’encontre de la liberté des individus qui pensent différemment, en l’occurrence les partisan-es de la décriminalisation totale. Autrement dit, il faut protéger à tout prix cette activité lucrative, dans l’intérêt de ceux et celles qui réussissent à en tirer profit, sans égard au fait qu’elle détruit la vie de milliers d’autres femmes et d’enfants dans le monde. Pour Y. Geadah, il convient de distinguer entre, d’une part, les intérêts pratiques, individuels et à court terme d’un petit nombre de femmes et, d’autre part, les intérêts stratégiques de l’ensemble des femmes prostituées et non prostituées à long terme. Les effets néfastes de la prostitution n’apparaissant qu’à la longue, certaines vivent au début une certaine euphorie, bercées par l’illusion de l’argent vite gagné et d’un sentiment de puissance (empowerment). Elles peuvent ainsi garder une image de soi positive alors que tout contribue à la leur faire perdre. L’amalgame avec d’autres luttes féministes Yolande Geadah répond en passant à celles qui comparent la lutte pour la libéralisation totale de la prostitution aux luttes féministes pour la reconnaissance des droits des lesbiennes ou du libre accès à l’avortement. Il ne saurait y avoir de commune mesure entre la reconnaissance du " travail du sexe " et l’affirmation identitaire des lesbiennes. Ces dernières luttent contre le système patriarcal et l’objectivation du corps des femmes alors que celles qui sont en faveur de la reconnaissance de la prostitution comme un travail légitiment le système prostitutionnel. La défense de l’avortement, tout comme celle du lesbianisme, ne repose pas sur un système d’exploitation et de domination sexuelle des femmes, que ce soit sur le plan individuel ou collectif. Le principe du " droit de disposer de son corps " au centre de la lutte pour la légalisation de l’avortement est détourné de son sens premier par les avocates de la reconnaissance du " travail du sexe " qui pervertissent carrément l’idée de libération à l’origine des luttes féministes. Si la prostitution est reconnue comme un " droit " et comme un " travail " légitime, il faudra aussi reconnaître le " droit " des clients et des proxénètes. En justifiant et en permettant la vente et l’achat du corps des femmes, la prostitution contribue à définir le rôle et la position des femmes dans la société, les réduisant à leur sexe. Nombre d’études indiquent que la majorité des femmes prostituées ont commencé à se prostituer alors qu’elles étaient mineures prouvant, comme l’affirme Y. Geadah, que tous les éléments du système prostitutionnel font partie d’un ensemble indissociable et qu’ils se renforcent mutuellement. Les récentes arrestations à Québec ont jeté une lumière brutale sur l’existence de réseaux de prostitution juvénile au Québec et au Canada. Le nombre estimé d’enfants prostitués se situe autour de 10 000 au Canada et de 100 000 aux États-Unis. Le proxénète utilise tous les moyens pour recruter et garder son emprise sur ses jeunes victimes. Il peut recourir à la séduction et aux promesses aussi bien qu’utiliser la violence physique et verbale pour les mettre au pas. La violence est inséparable du " système proxénète ", comme le qualifie Marie-Victoire Louis afin de mettre l’accent sur cet acteur principal qu’on oublie trop souvent. Y. Geadah nous rappelle que les revendications de décriminalisation totale de la prostitution auront pour résultat de faire des proxénètes d’honnêtes hommes d’affaires dont la fonction lucrative est de gérer la marchandisation des femmes. Conséquences de la prostitution sur les rapports hommes-femmes Tout au long de son livre, Y. Geadah attire l’attention sur les problèmes de santé physiques et les dommages psychologiques découlant de la prostitution. Même en l’absence de violence physique, dit-elle, les recherches montrent que le fait d’avoir des rapports sexuels impersonnels et répétés, dénués de sentiments, entraîne chez les personnes une désensibilisation par rapport à leur corps et à leurs émotions, un phénomène schizophrénique qui favorise la dépression et les idées suicidaires. La réhabilitation de la prostitution comme un phénomène social normal et inévitable ne peut manquer d’avoir une influence sur l’ensemble des rapports hommes-femmes et de rendre peu crédibles les revendications féministes, constamment minées par la banalisation de la prostitution présentée comme un travail librement choisi par les femmes. La remise en question féministe des rapports sexuels de domination a insécurisé beaucoup d’hommes qui trouvent leur compte dans la commercialisation généralisée de la sexualité, celle-ci rétablissant un rapport de pouvoir inégalitaire en leur faveur. Contre les accusations de moralisme, de pruderie et de censure de la part des tenantes de la libéralisation totale, Y. Geadah rappelle qu’il existe dans la société une éthique sociale laïque comme celle qui appuie le droit des femmes de refuser une maternité non souhaitée parce qu’elle engage leur responsabilité à long terme et transforme profondément leur vie. Une éthique non plus fondée sur la condamnation morale ou la répression des personnes prostituées, mais sur le principe selon lequel " le corps humain est inaliénable ". Une éthique qui consiste également à établir des limites comme on l’a fait, par exemple, pour le clonage humain. Fondamentalement, rappelle la chercheuse, il s’agit du choix entre les libertés individuelles d’une minorité et les libertés collectives de milliers de femmes et d’enfants en les libérant de l’exploitation sexuelle qui porte atteinte à leur intégrité physique et mentale par la mise en place de moyens visant à éradiquer la prostitution et le patriarcat qui en est indissociable. Vouloir légaliser la prostitution, c’est encourager le développement de l’industrie du sexe comme une façon de résoudre la crise de l’emploi et du chômage, indépendamment de ses conséquences sociales. Fondamentalement, légitimer la prostitution, c’est donner le feu vert à une industrie sexiste, " agéiste ", raciste et fondée sur des privilèges de classe. Même si certaines arrivent à tirer leur épingle du jeu, il n’en demeure pas moins qu’en dernière instance, ce ne sont pas elles qui en déterminent les règles, mais bien les hommes consommateurs de leurs " services sexuels " qui dictent leurs priorités et leurs choix. La prostitution au Québec et au Canada Au Canada et au Québec, les gangs criminels sont impliqués dans toutes les formes de prostitution, celles-ci étant liées à l’échelle internationale au commerce de la drogue et au crime organisé. Les groupes engagés dans les milieux défavorisés estiment que la crise économique, combinée aux réductions récentes dans les programmes sociaux, a grandement fragilisé les femmes, ce qui a eu pour effet d’accroître la prostitution. Ces groupes tendent de plus en plus à adhérer à la vision politique des associations en faveur de la reconnaissance légale du " travail du sexe ", croyant ainsi éviter de pénaliser les femmes et les jeunes prostitués, souvent issus des milieux défavorisés. Au Québec, le débat sur la reconnaissance de la prostitution comme un travail est toujours aussi vif depuis le Colloque international sur La prostitution et les autre métiers du sexe, en septembre 1996. Il s’est poursuivi durant la Marche mondiale des femmes en l’an 2000 jusqu’à l’adoption par l’Assemblée générale de la FFQ d’une série de propositions concernant le "travail du sexe". D’autre part, la législation sur la prostitution étant de juridiction fédérale, le Bloc Québécois (BQ) a déposé en 2002 des propositions pour la dépénalisation du racolage dans la rue (art. 213 du Code criminel) qui serait restreint à des " zones désignées ", ainsi que la dépénalisation de l’exploitation des bordels (art. 210), du transport des personnes vers les maisons de prostitution (art. 311) et du proxénétisme (art. 212). Mais même les groupes de défense de la libéralisation ont écarté ces propositions. Dans le débat actuel, certaines porte-parole de la libéralisation de la prostitution n’hésitent pas à recourir à l’intimidation pour faire taire leurs adversaires, en prétendant que seules les personnes concernées peuvent avoir un discours crédible sur la question. À les entendre, on pourrait croire que ce sont les féministes, et non le système prostitutionnel, qui sont responsables de leur stigmatisation. Pour Yolande Geadah, il faut éviter de sombrer dans un relativisme absolu, caractéristique du courant postmoderne, selon lequel la hiérarchie des valeurs n’existe pas et toutes les perspectives individuelles se valent. La chercheuse conteste vigoureusement l’argument selon lequel la solidarité féminine devrait se manifester quels que soient les choix faits par les femmes. Une telle position suppose que le mouvement féministe abandonne tout esprit critique dès qu’il s’agit de femmes, même quand celles-ci adoptent des stratégies qui vont à l’encontre de l’intérêt collectif et menacent des acquis féministes importants. Modèles de législation et pistes de solution Une partie du livre de Y, Geadah est consacrée aux impacts sociaux de la légalisation telle qu’elle est pratiquée en Australie, en Allemagne et aux Pays-Bas. Les deux premiers pays ont opté pour une législation de type réglementariste, alors que les Pays-Bas ont opté pour un modèle néo-réglementariste, impliquant la reconnaissance de la prostitution comme travail avec les mêmes avantages sociaux que ceux accordés à d’autres professions. En Australie, les études révèlent que l’exploitation sexuelle s’est intensifiée et diversifiée pour répondre à la demande croissante des établissements de sexe, qui se sont multipliés à la faveur de la légalisation. En plus de légitimer tous les abus, elle a pour effet d’accroître la concurrence entre les femmes prostituées, d’où une pression à la baisse sur leurs conditions de travail plutôt qu’une amélioration de celles-ci. De nombreux trafiquants de drogue et autres criminels se sont convertis en hommes d’affaires respectables, approvisionnant l’industrie du sexe par le trafic sexuel. Les bordels australiens retirent près d’un million de dollars par semaine de ce trafic illégal. Le gouvernement profite à présent si bien de la marchandisation du corps des femmes, par le biais des taxes et des permis, qu’il n’est plus question de revenir en arrière. Pour sa part, l’Allemagne est devenue rapidement une des principales plaques tournantes du trafic sexuel en Europe. En 1995, rapporte Y. Geadah, le Parlement européen estimait que plus de 80% des femmes présentes sur le marché du sexe en Allemagne étaient issues des pays de l’Est (Russie, Ukraine, Biélorussie) et qu’au moins 10 000 personnes étaient victimes de prostitution " forcée " dans ce pays. Les éros centres en Allemagne sont formés de grands bâtiments très modernes de plusieurs étages établis dans des " zones de tolérance ". Ces "temples du sexe" sont de véritables prisons avec fenêtres à châssis fixes, porte principale gardée, passeport confisqué. Des zones Red Light occupent de 7% à 10% du territoire que toute ville de plus de 150 000 habitants doit obligatoirement réserver à la prostitution. Quant aux Pays-Bas, le nombre de femmes victimes de trafic originaires d’Europe centrale et de l’Est a triplé durant les années quatre-vingt-dix. Le commerce du sexe attire de plus en plus d’investisseurs étrangers voulant profiter d’une législation favorable. De tous les avantages attendus de la légalisation, conclut la chercheuse, seul l’encaissement par l’État des impôts des " travailleuses du sexe " semble se réaliser. Il faudrait cependant mettre en parallèle ces bénéfices et les coûts sociaux énormes découlant de la prostitution, ainsi que le recul enregistré sur le plan du développement humain. En juillet 1998, on a démantelé un réseau international de pédophilie et saisi 9000 photos, illustrant des actes sexuels d’une rare cruauté commis sur des enfants dont certains paraissaient aussi jeunes que 12 à 15 mois. On se demande avec la chercheuse, qui voudrait prendre ce pays comme modèle de liberté ? L’expérience encourageante de la Suède La loi suédoise, interdisant depuis 1999 l’achat de services sexuels, n’aurait pu être adoptée, rappelle Y. Geadah, sans l’extraordinaire impulsion des membres féministes d’un Parlement dominé par le Parti social-démocrate et sans l’appui de l’organisation nationale suédoise des refuges pour les femmes victimes de violence (ROKS). Il leur a cependant fallu beaucoup de détermination et de persévérance pour faire en sorte que cette question devienne une priorité pour le gouvernement. Reconnaissant le fait que, s’il n’y avait pas de clients, il n’y aurait pas lieu de prostituer des femmes et des enfants, la nouvelle loi criminalise le proxénète (4 à 6 ans) et le client (au plus 6 mois), mais non la prostituée. En Suède, la peine maximale étant au maximum de dix ans, on peut considérer que 6 ans est une peine sévère. Quant aux critiques des Néerlandais prétendant qu’une telle loi pousserait les prostituées vers la clandestinité et augmenterait les risques d’abus à leurs égards, Y. Geadah y répond en remarquant que, compte tenu de l’approche globale et intégrée de la loi suédoise, qui prévoit des mesures destinées à venir en aide aux femmes prostituées, il est difficile d’imaginer en quoi le contexte de violence pourrait être pire qu’avant. Les prostituées peuvent aussi aisément porter plainte en cas d’abus, sans crainte d’être arrêtées, ce qui laisse envisager une baisse plutôt qu’une augmentation de la violence car un nombre accru de clients violents seront inculpés. Même si l’élimination complète de la prostitution ne devait jamais se réaliser, le fait que l’ampleur de ce système d’exploitation puisse être sensiblement réduite, grâce à l’ensemble des mesures mises en œuvre, serait déjà un exploit remarquable. Le vrai défi, selon la chercheuse, se trouve du côté du changement en profondeur des mentalités et des comportements des hommes. Il est certain que le degré de réussite de la législation suédoise en matière de prostitution dépendra des efforts quotidiens que tous et chacun accepteront de faire de plein gré, la loi aidant. Faire une priorité de la lutte contre le système prostitutionnel Pour le Québec et le Canada, l’exemple de la Suède est d’autant plus inspirant que nous possédons déjà un système de protection sociale universel, en vertu duquel tous les citoyens ont accès à des services de santé gratuits, des prestations d’aide sociale et une pension de vieillesse qui ne sont pas liés à l’emploi. Selon Y. Geadah, il est urgent d’évaluer les répercussions des compressions budgétaires dans les programmes sociaux et d’assurer un minimum décent à toutes et tous, afin que nul n’en soit réduit à se prostituer pour survivre. On pourrait aussi, écrit-elle, s’inspirer des cliniques itinérantes françaises pour aller au devant des prostituées, en prenant comme point de départ que nul n’a le droit d’acheter les services sexuels d’un autre être humain, même avec son consentement. En ce qui concerne les clients, il faut miser davantage sur l’éducation du public et mettre tout en œuvre pour changer les mentalités à long terme, tant chez les hommes que chez les femmes, afin de cesser de banaliser la prostitution comme on le fait présentement sous prétexte de respecter les libertés sexuelles. Il s’agit de sensibiliser tous les milieux et toutes les couches sociales, en commençant par les jeunes, aux effets néfastes de la prostitution et au fait que cette activité porte atteinte à l’intégrité humaine. Compte tenu du contexte global et de la longue chaîne de l’exploitation sexuelle qui va de l’enfance à l’âge adulte, il faut se demander sérieusement, écrit la chercheuse, s’il est possible de lutter efficacement contre la prostitution des mineur-es tout en considérant celle des adultes comme une activité économique légitime. La mondialisation de la prostitution et du trafic sexuel renvoie finalement au modèle économique néolibéral qui fait primer le profit au détriment du respect des droits humains fondamentaux, creusant ainsi davantage le gouffre qui sépare les pays riches des autres et aggravant les inégalités au sein d’une même société. Au terme de ce vaste travail, essentiel, mené avec autant de passion tranquille que de rigueur, Yolande Geadah conclut qu’à l’aube du XXIe siècle, la lutte contre le système prostitutionnel doit devenir une priorité et un élément central de toute politique nationale et internationale. Son livre constitue un outil de choix pour mener à bien cette tâche gigantesque et fournit des arguments indispensables pour libérer les femmes de la marchandisation mondiale de leur corps. Spécialiste en éducation interculturelle et en développement international, l’auteure a également publié en 2001, Femmes voilées. Intégrismes démasqués, chez VLB. Yolande Geadah, La prostitution un métier comme un autre ?, Montréal, VLB, 2003. Pour télécharger le document en format Word au lieu de la version à imprimer, cliquez sur l’icône ci-dessous.
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